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Full text of "Thérèse Raquin"

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EMILE ZOLA 



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THÉRÈSE 



RAOUIN 



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DEUXIEME JSDS-PIOif . »% " ,^ ^- 



PARIS 
LIBRAIRIE INTERNATIONALE 

Ifi, BOULEVARD MONTMARTRE 



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A. LACROIX, VERBOECKHOVEN & C*, ÉDITEURS 

A Bruxelles^ à Leipzig et à Livùume 

1868 

T0U& (IroiU de Iraductioii el de reproduction rèservët 



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PRÉFACE 



DE LA DEUXIEME EDITION 



J'avais naïvement cru que ce roman pouvait se pas- 
ser de préface. Ayant rBflbitude*rlé di^e tout' bfiMt ma 
pensée, d'appuyer même'suf lés moindres^détails de ce 
que j'écris, j'espérais être coïÈiptià'''eT jvQé ssftis explî- 
cation préalable. 11 paraît que je^ira^^uji? tvoitpé. 

La critique a accueilli ce hvf-éâ'kiteYÔïx "brutale et 
indignée. Certaines gens vertueux, dans des journaux 
non moins vertueux, ont fait une grimace de dégoût, 
en le prenant avec des pincettes pour le jeter au feu. 
Les petites feuilles littéraires elles-mêmes, ces petites 
feuilles qui donnent chaque soir la gazette des alcôves 
et des cabinets particuliers, se sont bouché le nez en 
parlant d'ordure et de puanteur. Je ne me plains nul- 
lement de cet accueil ; au contraire, je suis charmé de 
constater que mes confrères ont des nerfs sensibles de 



U PREFACE 



jeune fille. Il est bien évident que mon œuvre appar- 
tient à mes juges, et qu'ils peuvent la trouver nauséa- 
bonde sans que j'aie le droit de réclamer. Ce dont je me 
plains, c'est que pas un des pudiques journalistes 
qui ont rougi en lisant Thérèse Raquin ne me parait 
avoir compris ce roman. S'ils l'avaient compris, peut- 
être auraient-ils rougi davantage, mais au moins je 
goûterais à cette heure l'intime satisfaction de les voir 
écœurés à juste titre. Rien n'est plus irritant que d'en- 
tendre d'honnêtes écrivains crier à la dépravation, 
lorsqu'on. est intimement persuadé qu'ils crient cela 
sans savoir à propos de quoi ils le crient. 

Donc il faut que je présente moi-même mon œuvre à 
mes juges. Je le ferai en quelques lignes, uniquement 
pour.évitçr à l'avenir tout malentendu. 

D^i^}SR/iért»^TlcegfUii, ]lixtpu\\x étudier des tempé- 
raments Qtjion'dQ§*çâraw4fès. Là est le livre entier. 
J'ai choisi. d^s^^^^onçâf^s souverainement dominés 
par leup^\}eîf&*.eV«|eeû& «ang, dépourvus de libre ar- 
bitre, entrQfi)ë&SiiCfi9(q{]^.2lJ:te de leur vie par les fata- 
lités de leur chair. Thérèse et Laurent sont des brutes 
humaines, rien de plus. J'ai cherché à suivre pas à pas 
dans ces brutes le travail sourd des passions, les pous- 
sées de l'instinct, les détraquements cérébraux surve- 
nus à la suite d'une crise nerveuse. Les amours de 
mes deux héros sont le contentement d'un besoin; le 
meurtre qu'ils commettent est une conséquence de 
leur adultère, conséquence qu'ils acceptent comme les 
loups acceptent l'assassinat des moutons; enfin, ce que 



/ PRÉFACE m 

j'ai été obligé d'appeler leurs remords, consiste en un 
simple désordre organique, en une rébellion du sys- 
tème nerveux tendu à se rompre. L*âme est parfaite- 
ment absente, j'en conviens aisément, puisque je l'ai 
voulu ainsi. 

On commence, j*espère, à comprendre que mon but 
a été un but scientifique avant tout. Lorsque mes deux 
personnages, Thérèse et Laurent^ ont été créés, je me 
suis plu à me poser et à résoudre certains problèmes : 
ainsi, j'ai tenté d'expliquer l'union étrange qui peut se 
produire entre deux tempéraments différents, j'ai 
montré les troubles profonds d'une nature sanguine 
au contact d'une nature nerveuse. Qu'on lise le roman 
avec soin, on verra que chaque chapitre est l'étude 
d'un cas curieux de physiologie. En un mot, je n'ai eu 
qu'un désir : étant donné un homme puissant et une 
femme inassouvie, chercher en eux la béte, ne voir 
même que la béte, les jeter dans un drame violent, et 
noter scrupuleusement les sensations et les actes de 
ces êtres. J'ai simplement fait sur deux corps vivants 
le travail analytique que les chirurgiens font sur des 
cadavres. 

Avouez qu'il est dur, quand on sort d'un pareil tra* 
vail, tout entier encore aux graves jouissances de la 
recherche du vrai, d'entendre des gens vous accuser 
d'avoir eu pour unique but la peinture de tableaux 
obscènes. Je me suis trouvé dans le cas de ces peintres 
qui copient des nudités, sans qu'un seul désir les ef- 
fleure, et qui restent profondément surpris lorsqu'un 



1 



IV PREFACE s 

critique se déclare scandalisé par les chairs vivantes 
de leur œuvre. Tant que j'ai écrit Thérèse Raquin^ j'ai 
oublié le monde, je me suis perdu dans la copie exacte 
et minutieuse de la vie, me donnant tout entier à 
l'analyse du mécanisme humain, et je vous assure que 
les amours cruelles de Thérèse et de Laurent n'avaient 
pour moi rien d'immoral, rien qui puisse pousser aux pas- 
sions mauvaises. L'humanité 'des modèles disparaissait 
comme elle disparaît aux yeux de l'artiste qui a une 
femme nue vautrée devant lui, et qui songe unique- 
ment à mettre cette femme sur sa toile dans la vérité 
de ses formes et de ses colorations. Aussi ma surprise 
a-t-elle été grande quand j'ai entendu traiter mon 
œuvre de flaque de boue et de sang, d'égout, d'immon- 
dice, que sais-je? Je connais le joli jeu de la critique, 
je l'ai joué moi-même; mais j'avoue que l'ensemble de 
l'attaque m*a un peu déconcerté. Quoi ! il ne s'est pas 
trouvé un seul de mes confrères pour expliquer mon 
livre, sinon pour le défendre ! Parmi le concert de voix 
qui criaient : « L'auteur de Thérèse Raquin est un 
misérable hystérique qui se platt à étaler des porno- 
graphies, » j'ai vainement attendu une voix qui répon- 
dit : a Eh! non, cet écrivain est un simple analyste, qui 
a pu s'oublier dans la pourriture humaine, mais qui 
s'y est oublié comme un médecin s'oublie dans un am- 
phithéâtre. » 

Remarquez que je ne demande nullement la sympa- 
thie de la presse pour une œuvre qui répugne, dit-elle, 
à ses sens délicats. Je n'ai point tant d'ambition. Je 




PREFACE V 

m^étonne seulement que mes confrères aient fait de moi 
une sorte d'égoutier littéraire, eux dont les yeux exercés 
devraient reconnaître en dix pages les intentions d'un 
romancier, et je me contente de les supplier humble- 
ment de voi^loir bien à Tavenir me voir tel que je suis 
et me discuter pour ce que je suis. 

Il était facile, cependant, de comprendre Thérèse 
Baquin^ de se placer sur le terrain de Tobservation et 
de l'analyse, de me montrer mes fautes véritables, 
sans aller ramasser une poignée de boue et me la jeter 
à la face au nom de la morale. Cela demandait un peu 
d'intelligence et quelques idées d'ensemble en vraie 
critique. Le reproche d'immoralité, en matière de 
science, ne prouve absolument rien. Je ne sais si 
mon roman est immoral, j'avoue que je ne me suis 
jamais inquiété de le rendre plus ou moins chaste. Ce 
que je sais, c'est que je n'ai pas songé un instant à y 
mettre les saletés qu'y découvrent les gens moraux; 
c'est que j'en ai écrit chaque scène, même les plus fié- 
vreuses, avec la seule curiosité du savant; c'est que je 
défie mes juges d'y trouver une page réellement licen- 
cieuse» faite pour les lecteurs de ces petits livres roses, 
de ces indiscrétions de boudoir et de coulisses, qui se 
tirent à dix mille exemplaires et que recommandent 
chaudement les journaux auxquels les vérités de Thi-- 
rèse Ëaquin ont donné la nausée. 

Quelques injures, beaucoup de niaiseries, voilà donc 
tout ce que j'ai lu jusqu'à ce jour sur mon œuvre. Je le 
dis ici tranquillement, comme je le dirais à un ami qui 



VI PRÉFACE 

me demanderait dans Tintimité ce que Je pense de Tat* 
titude de la critique à mon égard. Un écrivain de grand 
talent, auquel je me plaignais du peu de sympathie 
que je rencontre, m*a répondu cette parole profonde : 
« Vous avez un immense défaut qui vous fermera toutes 
les portes : vous ne pouvez causer deux minutes avec 
un imbécile sans lui faire comprendre qu'il est un im- 
bécile, j» Cela doit être; je sens le tort que je me fais 
auprès de la critique en l'accusant d'inintelligence, et 
je ne puis pourtant m'empécher de témoigner le dédain 
que j'éprouve pour son horizon borné et pour les juge- 
ments qu'elle rend à l'aveuglette, sans aucun esprit de 
méthode. Je parle, bien entendu, de la critique cou- 
rante, de celle qui juge avec tous les préjugés litté- 
raires des sots, ne pouvant se mettre au point de vue 
1 argement humain que demande une œuvre humaine pour 
être comprise. Jamais je n'ai vu pareille maladresse. 
Les quelques coups de poing que la petite critique m'a 
adressés à l'occasion de Thérèse Raquin se sont per- 
dus, comme toujours, dans le vide. Elle frappe essentiel* 
lement à faux, applaudissant les entrechats d'une ac- 
trice enfarinée et criant ensuite à l'immoralité à propos 
d'une étude physiologique, ne comprenant rien, ne 
voulant rien comprendre , et tapant toujours devant 
elle, si sa sottise prise de panique lui dit de taper. Il 
est exaspérant d'être battu pour une faute dont on n'est 
point coupable. Par moments, je regrette de n'avoir 
pas écrit des obscénités ; il me semble que je serais 
heureux de recevoir une bourrade méritée, au milieu 




PREFACE Vn 

de cette grêle de coups qui tombent bêtement sur ma 
tête, comme des tuiles, sans que je sache pourquoi. 

Il n'y a guère, à notre époque, que deux ou trois 
hommes qui puissent lire, comprendre et juger un 
livre. De ceux-là je consens à recevoir des leçons, per- 
suadé qu'ils ne parleront pas sans avoir pénétré mes 
intentions et apprécié les résultats de mes efforts. Us se 
garderaient bien de prononcer les grands mots vides 
de moralité et de pudeur littéraire ; ils me reconnaî- 
traient le droit, en ces temps de liberté dans l'art, de 
choisir mes sujets où bon me semble, ne me demandant 
que des œuvres consciencieuses, sachant que la sottise 
seule nuit à la dignité des lettres. A coup sûr, l'analyse 
scientifique que j'ai tenté d'appliquer dans Thérèse 
Raquin ne les surprendrait pas ; ils y retrouveraient 
la méthode moderife, l'outil d'enquête universelle dont 
le siècle se sert avec tant de fièvre pour trouer l'ave- 
nir. Quelles que dussent être leurs conclusions, ils ad- 
mettraient mon point de départ, l'étude du tempéra- 
ment et des modifications profondes de l'organisme 
sous la pression des milieux et des circonstances. Je 
me trouverais en face de véritables juges, d'hommes 
cherchant de bonne foi la vérité, sans puérilité ni 
fausse honte, ne croyant pas devoir se montrer écœu- 
rés au spectacle de pièces d'anatomie nues et vivantes. 
L'étude sincère purifie tout, comme le feu. Certes, de- 
vant le tribunal que je me plais à rêver en ce moment, 
mon œuvre serait bien humble ; j'appellerais sur elle 
toute la sévérité des critiques, je voudrais qu'elle en 



vin PRÉFACE 




sortit noire de ratures. Mais au moins j'aurais eu la joie 
profonde de me voir critiquer pour ce que j'ai tenté 
de faire, et non pour ce que je n'ai pas fait. 

Il me semble que j'entends, dès maintenant, la sen- 
tence de la grande critique, de la critique méthodique 
et naturaliste qui a renouvelé les sciences, l'histoire et 
la littérature : « Thérèse Raquin est Tétude d'un cas 
trop exceptionnel; le drame de la vie moderne est plus 
souple^ moins enfermé dans l'horreur et la folie. De 
pareils cas se rejettent au second plan d'une œuvre. 
Le désir de ne rien perdre de ses observations a poussé 
l'auteur à mettre chaque détail en avant, ce qui a 
donné encore plus de tension et d'âpreté à l'ensemble. 
D'autre part, le style n'a pas la simplicité que demande 
un roman d'analyse. 11 faudrait, en somme, pour que 
l'écrivain fit maintenant un bon roman, qu'il vît la so- 
ciété d'un coup d'œil plus large, qu'il la peignit sous 
ses aspects nombreux et variés, et surtout qu'il em* 
ployât une langue nette et naturelle. » 

Je voulais répondre en vingt lignes à des attaques 
irritantes par leur naïve mauvaise foi, et je m'aper- 
çois que je me mets à causer avec moi-même, comme 
cela m'arrive toujours lorsque je garde trop longtemps 
une plume à la main. Je m'arrête, sachant que les lec- 
teurs n'aiment pas cela. Si j'avais eu la volonté et le 
loisir d'écrire un manifeste, peut-être aurais-je essayé 
de défendre ce qu'un journaliste, en parlant de Thérèse 
J?ajfum, a nommé « la littérature putride. » D'ailleurs, 
à quoi bon? Le groupe d'écrivains naturalistes auquel 



PREFACE IX 

j'ai l'honneur d'appartenir a assez de courage et d'ac- 
tivité pour produire des œuvres fortes, portant en elles 
leur défense. 11 faut tout le parti pris d'aveuglement 
d'une certaine critique pour forcl^n romancier à 
faire une préface. Puisque, par amoj^be la clarté, j'ai 
commis la faute d'en écrire une, jlf r^lame le pardon 
des gens d'intelligence, qui n'ont pas besoin, pour 
voir clair, qu'on leur allume une lanterne en plein 
jour. 

Émue 

15 avril 1868. 




1. 



\ 






THÉRÈSE RAQUIN 



Au bout de la rue Guénégaud> lorsqu'on vient des 
quais, on trouve le passage du Pont-Neuf, une sorte 
de corridor étroit et sombre qui va de la rue Mazarine 
à la rue de Seine. Ce passage a trente pas de long 
et deux de large, au plus ; il est pavé de dalles jau- 
nâtres, usées, descellées, suant toujours une humidité 
icre ; le vitrage qui le couvre, coupé à angle droit, est 
noir de crasse. 

Par les beaux jours d'été , quand un lourd soleil 
brûle les rues, une clarté blanchâtre tombe des vitres 
sales et tratne misérablement dans le passage. Par les 
vilains jours d'hiver, par le§ matinées de brouillard, 



12 THÉRÈSE BAQUIN 

les vitres ne jettent que de la nuit sur les dalles 
gluantes, de la nuit salie et ignoble. 

A gauche, se creusent des boutiques obscures, 
basses, écrasées, laissant échapper des souffles froids 
de caveau. 11 y a là des bouquinistes, des marchands 
de jouets d'enfant, des cartonniers, dont les étalages 
gris de poussière dorment vaguement dans Tombre ; 
les vitrines, faites de petits carreaux, moirent étran- 
gement les marchandises de reflets verdâtres; au 
delà, derrière les étalages, les boutiques pleines de 
ténèbres sont autant de trous lugubres dans lesquels 
s'agitent des formes bizarres. 

A droite, sur toute la longueur du passage, s'étend 
une muraille contre laquelle les boutiquiers d'en face 
ont plaqué d'étroites armoires ; des objets sans nom, 
des marchandises oubliées là depuis vingt ans s'y 
étalent le long de minces planches peintes d'une hor- 
rible couleur brune. Une marchande de bijoux faux 
s'est établie dans une des armoires ; elle y vend des 
bagues de quinze sous, délicatement posées sur un lit 
de velours bleu, au fond d'une botte en acajou. 

Au-dessus du vitrage, la muraille monte, noire, 
grossièrement crépie, comme couverte d'une lèpre et 
toute couturée de cicatrices. 

Le passage du Pont-Neuf n'est pas un lieu de pro- 
menade. On le prend pour éviter un détour , pour ga- 
gner quelques minutes. Il est traversé par un public 
de gens affairés dont l'unique souci est d'aller vite et 
droit devant eux. On y voit des apprentis en tablier de 



travail, des ouvrières reportant leur ouvrage , des 
hommes et des femmes tenant des paquets sous leur 
bras; on y voit encore des vieillards se traînant dans 
le crépuscule morne qui tombe des vitres , et des 
bandes de petits enfants qui viennent là, au sortir de 
l'école, pour faire du tapage en courant, en tapant à 
coups de sabots sur les dalles. Toute la journée, c*est 
un bruit sec et pressé de pas sonnant sur la pierre 
avec une irrégularité irritante ; personne ne parle , 

* 

personne ne stationne; chacun court à ses occupations, 
la tête basse, marchant rapidement, sans donner aux 
boutiques un seul coup d'œil. Les boutiquiers regar- 
dent d'un air inquiet les passants qui , par miracle , 
s'arrêtent devant leurs étalages. 

Le soir, trois becs de gaz, enfermés dans des lan- 
ternes lourdes et carrées , éclairent le passage. Ces 
becs de gaz, pendus au vitrage sur lequel ils jettent 
des taches de clarté fauve, laissent tomber autour d'eux 
des ronds d'une lueur pâle qui vacillent et semblent 
disparaître par instants. Le passage prend l'aspect 
sinistre d'un véritable coupe-gorge; de grandes ombres 
s'allongent sur les dalles, des souffles humides vien- 
nent de la rue; on dirait une galerie souterraine vague- 
ment éclairée par trois lampes funéraires. Les mar- 
chands se contentent, pour tout éclairage, des maigres 
rayons que les becs de gaz envoient à leurs vitrines ; 
ils allument seulement, dans leur boutique, une lampe 
munie d'un abat-jour, qu'ils posent sur un corn de 
leur comptoir, et les passants peuvent alors distinguer 



} 



1& THÉRÈSE RAQUIN 



ce qu'il y a au fond de ces trous où la nuit habite pen- 
dant le jour. Sur la ligne noirâtre des devantures, 
les vitres d'un cartonnier flamboient : deux lampes 
à schiste trouent l'ombre de deux flammes jaunes. 
Et, de l'autre câté , une bougie , plantée au milieu 
d'un verre à quinquet, met des étoiles de lumière 
dans la botte de bijoux faux. La marchande som- 
meille au fond de son armoire, les mains cachées sous 
son châle. 

Il y a quelques années, en face de cette marchande, 
se trouvait une boutique dont les boiseries d'un vert 
bouteille suaient l'humidité par toutes leurs fentes. 
L'enseigne, faite d'une planche étroite et longue, por- 
tait, en lettres noires, le mot : Mercerie^ et sur une des 
vitres de la porte était écrit un nom de femme : Thé- 
rèse Raquin, en caractères rouges. A droite et à 
gauche s'enfonçaient des vitrines profondes, tapissées 
de papier bleu. 

Pendant le jour, le regard ne pouvait distinguer que 
l'étalage, dans un clair-obscur adouci. 

D'un côté, il y avait un peu de lingerie : des bonnets 
de tulle tuyautés à deux et trois francs pièce , des 
manches et des cols' de mousseline ; puis des tricots, 
des bas, des chaussettes, des bretelles. Chaque objet, 
jauni et fripé, était lamentablement pendu à un cro- 
chet de fil de fer. La vitrine, de haut en bas, se trou- 
vait ainsi emplie de loques blanchâtres qui prenaient 
un aspect lugubre dans l'obscurité transparente. Les 
bonnets neufs, d'un blanc plus éclatant, faisaient des 






THÉRÈSE RAQUIN 15 



taches crues sur le papier bleu- dont les planches 
étaient garnies. Et, accrochées le long d'une tringle, 
les chaussettes de couleur mettaient des notes som- 
bres dans Teffacement blafard et vague de la mousse- 
line. 

De Tautre côté, dans une vitrine plus étroite, s*éta- 
geaient de gros pelotons de laine Verte» des boutons 
noirs cousus sur des cartes blanches , des bottes de 
toutes les couleurs et de toutes les dimensions, des ré* 
silles à perles d'acier étalées sur des ronds de papier 
bleuâtre, des faisceaux d^aiguilles à tricoter, des mo- 
dèles de tapisserie, des bobines de ruban, un entasse- 
ment d'objets ternes et fanés qui dormaient sans doute 
en cet endroit depuis cinq ou six ans. Toutes les teintes 
avaient tourné au gris sale, dans cette armoire que la 
poussière et Thumidité pourrissaient. 

Vers midi, en été, lorsque le soleil brûlait les 
places et les rues de rayons fauves, on distinguait, 
derrière les bonnets de l'autre vitrine, un profil pâle 
et grave déjeune femme. Ce profil sortait vaguement 
des ténèbres qui régnaient dans la boutique. Au front 
bas et sec s'attachait un nez long, étroit, effilé ; les 
lèvres étaient deux minces traits d'un rose pâle, et le 
menton, court et nerveux, tenait au cou par une ligne 
souple et grasse. On ne voyait pas le corps, qui se 
perdait dans l'ombre ; le profil seul apparaissait, d'une 
blancheur mate, troué d'un œil noir largement ouvert, 
et comme écrasé sous une épaisse chevelure sombre. 
Il était là, pendant des heures, immobile et paisible, 



16 THÉRÈSE RAQUIN 

entre deux bonnets sur lesquels les tringles humides 
avaient laissé des bandes de rouille. 

Le soir, lorsque la lampe était allumée, on voyait 
l'intérieur de la boutique. Elle était plus longue que 
profonde; à Tun des bouts, se trouvait un petit comp* 
toir; à l'autre bout, un escalier en forme de vis 
menait aux chambres du premier étage. Contre les 
murs étaient plaquées des vitrines, des armoires, des 
rangées de cartons verts; quatre chaises et une table 
complétaient le mobilier. La pièce paraissait nue, gla- 
ciale; les marchandises, empaquetées, serrées dans 
des coins, ne traînaient pas çà et là avec leur joyeux . 
tapage de couleurs. 

D'ordinaire, il y avait deux femmes assises derrière 
le comptoir : la jeune femme au proGl grave et 
une vieille dame qui souriait en sommeillant. Cette 
dernière avait environ soixante ans; son visage gras 
et placide blanchissait sous les clartés de la lampe. Un 
gros chat tigré, accroupi sur un angle du comptoir, la 
regardait dormir. 

Plus bas, assis sur une chaise» un homme d'une tren- 
taine d'années lisait ou causait à demi-voix avec la 
jeune femme. Il était petit, chétif, d'allure languis- 
sante; les cheveux d*un blond fade, la barbe rare, le 
visage couvert de taches de rousseur, il ressemblait à 
un enfant malade et gâté. 

Un peu avant dix heures, la vieille dame se réveil- 
lait. On fermait la boutique, et toute la famille montait 
se coucher. Le chat tigré suivait ses maîtres en ron« 



\ 



THÉRÈSB RAQUIN 17 



ronnant, en se frottant la tête contre chaque barreau 
de la rampe. 

En haut, le logement se composait de trois pièces. 
L'escalier donnait dans une salle à manger qui servait 
en même temps de salon. A gauche était un poêle de 
faïence dans une niche ; en face se dressait un buffet ; 
puis des chaises se rangeaient le long des murs, une 
table ronde, toute ouverte, occupait le milieu de la 
pièce. Au fond, derrière une cloison vitrée, se trouvait 
une cuisine noire. De chaque côté de la salle à manger, 
il y avait une chambre à coucher. 

La vieille dame, après avoir embrassé son fils et sa 
belle-fille, se retirait chez elle. Le chat s'endqrmait sur 
une chaise de la cuisine. Les époux entraient dans leur 
chambre. Cette chambre avait une seconde porte don- 
nant sur un escalier qui débouchait dans le passage 
par une allée obscure et étroite. 

Le mari, qui tremblait toujours de fièvre, se mettait 
au lit ; pendant ce temps, la jeune femme ouvrait la 
croisée pour fermer les persiennes. Elle restait là 
quelques minutes, devant la grande muraille noire, 
crépie grossièrement, qui monte et s'étend au-dessus 
de la galerie. Elle promenait sur cette muraille un 
regard vague, et, muette, elle venait se coucher à son 
tour, dans une indifférence dédaigneuse. 



II 



Madame Baquin était une ancienne mercière de 
Vërnon. Pendant près de vingt-cinq ans, elle avait vécu 
dans une petite boutique de cette ville. Quelques an- 
nées après la mort de son mari, des lassitudes la pri- 
rent, elle vendit son fonds. Ses économies jointes au 
prix de cette vente mirent entre ses mains un capital 
de quarante mille francs qu'elle plaça et qui lui rap- 
porta deux mille francs de rente. Cette somme devait 
lui suffire largement. Elle menait une vie de recluse, 
ignorant les joies et les soucis poignants de ce monde; 
elle s'était fait une existence de paix et de bonheur 
tranquille. 

Elle loua, moyennant quatre cents francs, une petite 
maison dont le jardin descendait jusqu'au bord de la 
Seine. C'était une demeure close et discrète qui avait 
de vagues senteurs de clottre ; un étroit sentier menait 
à cette retraite située au milieu de larges prairies ; les 
fenêtres du logis donnaient sur la rivière et sur les 



\ 



THÉBÈ8E RAQUIN 19 



coteaux déserts de l'autre rive. La bonne dame, qui 
avait dépassé la cinquantaine, s'enferma au fond de 
cette solitude, et y goûta des joies sereines, entre son 
61s Camille et sa nièce Thérèse. 

Camille avait alors vingt ans. Sa mère le gâtait en- 
core comme un petit garçon. Elle Tadorait pour l'avoir 
disputé h la mort pendant une longue jeunesse de 
souffrances. L'enfant eut coup sur coup toutes les 
fièvres, toutes les maladies imaginables. Madame Ra- 
quin soutint une lutte de quinze années contre ces 
maux terribles qui venaient à la file pour lui arracher 
son fils . Elle les vainquit tous par sa patience, par 
ses soins, par son adoration. 

Camille, grandi, sauvé de la mort, demeura tout 
frissonnant des secousses répétées qui avaient endo- 
lori sa chair. Arrêté dans sa croissance, il resta petit 
et malingre. Ses membres grêles eurent des mou- 
vements lents et fatigués. Sa mère l'aimait davantage 
pour cette faiblesse qui le pliait. Elle regardait sa 
pauvre petite figure pâlie avec des tendresses triom- 
phantes, et elle songeait qu'elle lui avait donné la vie 
plus de dix fois. 

Pendant les rares repos que lui laissa la souffrance, 
l'enfant suivit les cours d'une école de commerce de 
Vemon. Il y apprit l'orthographe et l'arithmétique. Sa 
science se borna aux quatre règles et à une connais- 
sance très-superficielle de la grammaire. Plus tard, il 
prit des leçons d'écriture et de comptabilité. Madame 
Raquin se mettait à trembler lorsqu'on lui conseillait 



20 THÉRÈSE RAQOIN 

d'envoyer son fils au collège ; elle savait qu'il mourrait 
loin d'elle, elle disait que les livres le tueraient. Ca- 
mille resta ignorant, et son ignorance mit comme une 
faiblesse de plus en lui. 

A dix-huit ans, désœuvré, s'ennuyant à mourir dans 
la douceur dont sa mère l'entourait, il entra chez un 
marchand de toile , à titre de commis. 11 gagnait 
soixante francs par mois. Il était d'un esprit inquiet 
qui lui rendait l'oisiveté insupportable. Il se trouvait 
plus calme, mieux portant, dans ce labeur de brute, 
dans ce travail d'employé qui le courbait tout le jour 
sur des factures, sur d'énormes additions dont il épe- 
lait patiemment chaque chiffre. Le soir, brisé, la tête 
vide, il goûtait des voluptés infinies au fond de Thébé- 
tement qui le prenait. Il dut se quereller avec sa mère 
pour entrer chez le marchand de toile ; elle voulait le 
garder toujours auprès d'elle, entre deux couvertures, 
loin des accidents de la vie. Le jeune homme parla en 
mattre ; il réclama le travail comme d'autres enfants 
réclament des jouets, non par esprit de devoir, mais 
par instinct, par besoin de nature. Les tendresses, les 
dévouements de sa mère lui avaient donné un égoïsme 
féroce ; il croyait aimer ceux qui le plaignaient et qui 
le caressaient; mais, en réalité, il vivait à part, au 
fond de lui, n'aimant que son bien-être, cherchant par 
tous les moyens possibles à augmenter ses jouissances. 
Lorsque l'affection attendrie de madame Raquin l'é- 
cœura, il se jeta avec délices dans une occupation bête 
qui le sauvait des tisanes et des potions. Puis, le soir, 



THÉRÈSB RAQUIN 21 

au retour du bureau/il courait au bord de la Seine 
avec sa cousine Thérèse. 

Thérèse allait avoir dix-huit ans. Un jour, seize an- 
nées auparavant, lorsque madame Requin était ericore 
mercière, son frère, le capitaine Degans, lui apporta 
une petite fille dans ses bras. Il arrivait d'Algérie. 

— Voici une enfant dont tu es la tante, lui dit-il avec 
un sourire. Sa mère est morte... Moi je ne sais qu'en 
faire. Je te la donne. 

La mercière prit Tenfant, lui sourit, baisa ses joues 
roses. Degans resta huit jours à Vernon. Sa sœur l'in- 
terrogea à peine sur cette fille qu'il lui donnait. Elle 
sut vaguement que la chère petite était née à Oran et 
qu'elle avait pour mère une femme indigène d'une 
grande beauté. Le capitaine, une heure avant son dé- 
part, lui remit un acte de naissance dans lequel Thé- 
rèse, reconnue par lui, portait son nom. Il partit, et 
on ne le revit plus ; quelques années plus tard, il se fit 
tuer en Afrique. 

Thérèse grandit, couchée dans le même lit que Ca- 
mille, sous les tièdes tendresses de sa tante. Elle était 
d'une santé de fer, et elle fut soignée comme une en- 
faut chétive, partageant les médicaments que prenait 
son cousin, tenue dans l'air chaud de la chambre occu- 
pée par le petit malade. Pendant des heures, elle res- 
tait accroupie devant le feu, pensive, regardant les 
flammes en face, sans baisser les paupières. Cette vie 
forcée de convalescente la replia sur elle-même ; elle 
prit l'habitude de parler à voix basse , de marcher 



22 THÉRÈSE RAQUIN 

sans faire de bruit, de rester muette et immobile sur 
une chaise, les yeux ouverts et vides de regards. Et, 
lorsqu'elle levait un bras, lorsqu'elle avançait un 
pied, ' on sentait en elle des souplesses félines, des 
muscles courts et puissants, toute une énergie, toute 
une passion qui dormaient dans sa chair assoupie. Un 
jour, son cousin était tombé, pris de faiblesse; elle 
Pavait soulevé et transporté, d'un geste brusque , et 
ce déploiement de force avait mis de larges plaques 
ardentes sur son visage. La vie clottrée qu'elle me- 
nait, le régime débilitant auquel elle était soumise ne 
purent affaiblir son corps maigre et robuste ; sa face 
prit seulement des teintes pâles, légèrement jaunâtres, 
et elle devint presque laide à l'ombre. Parfois, elle 
allait à la fenêtre, elle contemplait les maisons d'en face 
sur lesquelles le soleil jetait des nappes dorées. 

Lorsque madame Raquin vendit son fonds et qu'elle 
se retira dans la petite maison du bord de l'eau, Thé- 
rèse eut de secrets tressaillements de joie. Sa tante 
lui avait répété si souvent : «c Ne fais pas de bruit, 
reste tranquille, » qu'elle tenait soigneusement ca- 
chées, au fond d'elle, toutes les fougues de sa nature. 
Elle possédait un sang-froid suprême, une apparente 
tranquillité qui cachait des emportements terribles. 
Elle se croyait toujours dans la chambre de son cou- 
sin, auprès dun enfant moribond; elle avait des 
mouvement adoucis, des silences, des placidités, des 
paroles bégayées de vieille femme. Quand elle vit le 
jardin, la rivière blanche, les vastes coteaux verts qui 



THÉRÈSE RÂQUIN 23 

montaient à Thorizon, il lui prit une envie sauvage de 
courir et de crier; elle sentit son cœur qui frappait 
à grands coups dans sa poitrine ; mais pas un muscle 
de son visage ne bougea, elle se contenta de sou- 
rire lorsque sa tante lui demanda si cette nouvelle de* 
meure lui plaisait. 

Alors la vie devint meilleure pour elle. Elle garda 
ses allures souples, sa physionomie calme et indiffé- 
rente, elle resta Tenfant élevée dans le lit d'un malade; 
mais elle vécut intérieurement une existence brû- 
lante et emportée. Quand elle était seule, dans Therbe, 
au bord de Peau, elle se couchait à plat ventre comme 
une bête, les yeux noirs et agrandis, le corps tordu, 
près de bondir. Et elle restait là, pendant des heures, 
ne pensant à rien, mordue par le soleil, heureuse 
d'enfoncer ses doigts dans la terre. Elle faisait des 
rêves fous; elle regardait avec défi la rivière qui 
grondait, elle s'imaginait que l'eau allaitée jeter sur 
elle et l'attaquer ; alors elle se roidissait, elle se pré- 
parait à la défense, elle se questionnait avec colère 
pour savoir comment elle pourrait vaincre les flots. 

Le soir, Thérèse» apaisée et silencieuse, cousait 
auprès de sa tante; son visage semblait sommeiller 
dans la lueur qui giissait mollement de Tabat-jour de la 
lampe. Camille, affaissé au fond d'un fauteuil, songeait 
à ses additions. Une parole, dite à voixbasse^ troublait 
seule par moments la paix de cet intérieur endormi. 

Madame Raquin regardait ses enfants avec une bonté 
sereine. Elle avait résolu de les marier ensemble. Elle 



24 THÉRÈSE KAQUIN 

traitait toujours son fils en moribond ; elle tremblait 
lorsqu'elle venait à songer qu'elle mourrait un jour et 
qu'elle le laisserait seul et souffrant. Alors elle comp- 
tait sur Thérèse, elle se disait que la jeune fille serait 
une garde vigilante auprès de Camille. Sa nièce, avec 
ses airs tranquilles, ses dévouements muets, lui inspi- 
rait une confiance sans bornes. Elle l'avait vue à 
l'œuvre, elle voulait la donner à son fils comme un ange 
gardien. Ce mariage était un dénoûment prévu, arrêté. 

Les enfants savaient depuis longtemps qulls de- 
vaient s'épouser un jour. Ils avaient grandi dans cette 
pensée qui leur était devenue ainsi familière et natu- 
relle. On parlait de cette union, dans la famille, comme 
d'une chose nécessaire, fatale. Madame Raquin avait 
dit : « Nous attendrons que Thérèse ait vingt et un 
ans. » Et ils attendaient patiemment, sans fièvre, sans 
rougeur. 

Camille, dont la maladie avait appauvri le sang, 
ignorait les âpres désirs de l'adolescence. Il était resté 
petit garçon devant sa cousine, il l'embrassait comme 
il embrassait sa mère, par habitude, sans rien perdre 
de sa tranquillité égoïste. Il voyait en elle une cama- 
rade complaisante qui l'empêchait de trop s'ennuyer, 
et qui^ à l'occasion, lui faisait de la tisane. Quand il 
jouait avec elle, qu'il la tenait dans ses bras, il croyait 
tenir un garçon ; sa chair n'avait pas un frémissement. 
Et jamais il ne lui était venu la pensée, en ces mo- 
ments, de baiser les lèvres chaudes de Thérèse, qui 
se débattait en riant d'un rire nerveux. 



} 



THÉRÈSE RAQUIN 25 



La jeune fille, elle aussi, semblait rester froide et 
indifférente. Elle arrêtait parfois ses grands yeux sur 
Camille et le regardait pendant plusieurs minutes avec 
une fixité d'un calme souverain. Ses lèvres seules 
avaient alors de petits mouvements imperceptibles. 
On ne pouvait rien lire sur ce visage fermé qu'une 
volonté implacable tenait toujours doux et attentif. 
Quand on parlait de son mariage, Thérèse devenait 
grave, se contentait d'approuver de la tête tout ce 
que disait madame Raquin. Camille s'endormait. 

Le soir, en été, les deux jeunes gens se sauvaient 
au bord de l'eau. Camille s'irritait des soins incessants 
de sa mère ; il avait des révoltes, il voulait courir, se 
rendre malade, échapper aux câlineries qui lui don- 
naient des nausées. Alors il entraînait Thérèse, il la 
provoquait à lutter, à se vautrer sur Therbe. Un jour, 
il poussa sa cousine et la fit tomber; la jeune fille se 
releva d'un bond, avec une sauvagerie de bête, et, la 
face ardente, les yeux rouges, elle se précipita sur lui, 
les deux bras levés. Camille se laissa glisser à terre. Il 
avait peur. 

Les mois, les années s'écoulèrent. Le jour fixé pour 
le mariage arriva. Madame Raquin prit Thérèse à part, 
lui parla de son père et de sa mère, lui conta l'histoire 
de sa naissance. La jeune fille écouta sa tante, puis 
l'embrassa sans répondre un mot. 

Le soir, Thérèse, au lieu d'entrer dans sa chambre, 
qui était à gauche de l'escalier, entra dans celle de 
son cousin, qui était à droite. Ce fut tout le change- 

2 



' .•* 



26 THÉRÈSE RAQUiN 



ment qu'il y eut dans sa vie, ce jour-là. Et, le lende- 
main, lorsque les jeunes époux descendirent, Camille 
avait encore sa langueur maladive, sa sainte tranquil- 
lité d'égoïste, Thérèse gardait toujours son indiffé- 
rence douce, son visage contenu, effrayant de calme. 



III 



Huit jours après son mariage, Camille déclara nette- 
ment à sa mère qu'il entendait quitter Vernon et aller 
vivre à Paris. Madame Raquin se récria : elle avait 
arrangé son existence, elle ne voulait point y changer 
un seul événement. Son fils eut une crise de nerfs, il 
la menaça de tomber malade, si elle ne cédait pas à 
son caprice. 

— Je ne t*ai jamais contrariée dans tes projets, lui 
dit-il; j'ai épousé ma cousine, j'ai pris toutes les 
drogues que tu m'as données. C'est bien le moins, 
aujourd'hui, que j'aie une volonté, et que tu sois de 
mon avis... Nous partirons à la fin du mois. 

Madame Raquin ne dormit pas de la nuit. La décision 
de Camille bouleversait sa vie, et elle cherchait déses- 
pérément à se refaire une existence. Peu à peu, le 
calme se fit en elle. Elle réfléchit que le jeune ménage 
pouvait avoir des enfants et que sa petite fortune ne 
suffirait plus alors. Il fallait gagner encore de l'argent. 



28 THÉRÈSE RAQUIN 

se remettre au commerce, trouver une occupation 
lucrative pour Thérèse. Le lendemain, elle s'était ha- 
bituée à ridée de départ, elle avait bâti le plan d'une 
vie nouvelle. 
Au déjeuner, elle était toute gaie. 

— Voici ce que nous allons faire, dit-elle à ses 
enfants. J'irai à Paris demain ; je chercherai un petit 
fonds de mercerie, et nous nous remettrons, Thérèse 
et moi, à vendre du fil et des aiguilles. Cela nous oc- 
cupera. Toi; Camille, tu feras ce que tu voudras; tu te 
promèneras au soleil ou tu trouveras un emploi. 

— Je trouverai un emploi, répondit le jeune homme. 
La vérité était qu'une ambition béte avait seule 

poussé Camille au départ. Il voulait être employé dans 
une grande administration; il rougissait de plaisir, 
lorsqu'il se voyait en rêve au milieu d'un vaste bureau, 
avec des manches de lustrine, la plume sur l'oreille. 

Thérèse ne fut pas consultée ; elle avait tou- 
jours montré une telle obéissance passive que sa 
tante et son mari ne prenaient plus la peine de lui 
demander son opinion. Elle allait où ils allaient, elle 
faisait ce qu'ils faisaient, sans une plainte, sans un re- 
proche, sans même paraître savoir qu'elle changeait 
de place. 

Madame Raquin vint à Paris et alla droit au passage 
du Pont-Neuf. Une vieille demoiselle de Vernon l'avait 
adressée à une de ses parentes qui tenait dans ce pas- 
sage un fonds de mercerie dont elle désirait se débar- 
rasser. L'ancienne mercière trouva la boutique un peu 



THÉRÈSE RAQUIN 29 

petite, un peu noire; mais, en traversant Paris, elle 
avait été effrayée par le tapage des rues, par le luxe 
des étalages, et celte galerie étroite, ces vitrines mo- 
destes lui rappelèrent son ancien magasin, si paisible. 
Elle put se croire encore en province, elle respira, elle ^ 
pensa que ses chers enfants seraient heureux dans ce 
coin ignoré. Le prix modeste du fonds la décida ; on le 
lui vendait deux mille francs. Le loyer de la boutique 
et du premier étage n*était que de douze cents francs. 
Madame Raquin, qui avait près de quatre mille francs 
d'économies, calcula qu'elle pourrait payer le fonds et 
la première année de loyer sans entamer sa fortune. 
Les appointements de Camille et les bénéfices du com- 
merce de mercerie suffiraient, pensait-elle , aux be- 
soins journaliers ; de sorte qu'elle ne toucherait plus 
ses rentes et qu'elle laisserait grossir le capital pour 
doter ses petits-enfants. 

Elle revint rayonnante à Vernon, elle dit qu'elle 
avait trouvé une perle , un trou délicieux , en plein 
Paris. Peu à peu, au bout de quelques jours, dans ses 
causeries du soir, la boutique humide et obscure du 
passage devint un palais ; elle la revoyait, au fond de 
ses souvenirs, commode, large, tranquille, pourvue 
de mille avantages inappréciables. 

— Ahl ma bonne Thérèse, disait-elle, tu verras 
comme nous serons heureuses dans ce coin-là ! Il y a 
trois belles chambres en haut... Le passage est plein 
de monde... Nous ferons des étalages charmants... Va, 
nous ne nous ennuierons pas. 

s. 



30 THIÊRÈSE RÂQVIN 

Et elle ne tarissait point. Tous ses instincts d'an- 
cienne marchande se réveillaient; elle donnait à 
Tavance des conseils à Thérèse sur la vente, sur les 
achats, sur les roueries du petit commerce. Enfin la 
' famille quitta la maison du bord de la Seine ; le soir 
du même jour, elle s'installait au passage du Pont* 
Neuf. 

Quand Thérèse entra dans la boutique où elle allait 
vivre désormais, il lui sembla qu'elle descendait dans 
la terre grasse d'une fosse. Une sorte d'écœurement la 
prit à la gorge , elle eut des frissons de peur. Elle 
regarda la galerie sale et humide , elle visita le ma- 
gasin, monta au premier étage, fit le tour de chaque 
pièce; ces pièces nues, sans meubles, étaient ef-^ 
frayantes de solitude et de délabrement. La jeune 
femme ne trouva pas un geste, ne prononça pas une 
parole. Elle était comme glacée. Sa tante et son mari 
étant descendus, elle s'assit sur une malle, les mains 
roides, la gorge pleine de sanglots, ne pouvant 
pleurer. 

Madame Raquin, en face de la réalité, resta embar- 
rassée, honteuse de ses rêves. Elle chercha à défendre 
son acquisition. Elle trouvait un remède à chaque nou- 
vel inconvénient qui se présentait, expliquait l'obscu- 
rité en disant que le temps était couvert, et concluait 
en afBrmant qu'un coup de balai suffirait. 

— Bah! répondait Camille, tout cela est très-conve- 
nable... D'ailleurs, nous ne monterons ici que le soir. 
Moi» je ne rentrerai pas avant cinq ou six heures... 



THéRÉSE RAQUIN 31 

Vous deux, vous serez ensemble, vous ne vous ennuie- 
rez pas. 

Jamais le jeune hozùme n'aurait consenti à habiter 
un pareil taudis, s'il n'avait compté sur les douceurs 
tiëdes de son bureau. 11 se disait qu'il aurait chaud 
tout le jour à son administration, et que, le soir, il se 
coucherait de bonne heure. 

Pendant une grande semaine, la boutique et le loge- 
ment restèrent en désordre. Dès le premier jour, Thé- 
rèse s'était assise derrière le comptoir, et elle ne bou- 
geait plus de cette place. Madame Raquin s'étonna de 
cette attitude affaissée; elle avait cru que la jeune 
femme allait chercher à embellir sa demeure, mettre 
des fleurs sur les fenêtres, demander des papiers 
neufs, des rideaux, des tapis. Lorsqu'elle proposait 
une réparation, un embellissement quelconque : 

— A quoi bon? répondait tranquillement sa nièce. 
Nous sommes très-bien, nous n'avons pas besoin de 
luxe. 

Ce fut madame Raquin qui dut arranger les cham* 
bres et mettre un peu d'ordre dans la boutique. Thé- 
rèse finit par s'impatienter à la voir sans cesse tourner 
devant ses yeux ; .elle prit une femme de ménage, elle 
força sa tante à venir s'asseoir auprès d'elle. 

Camille resta un mois sans pouvoir trouver un em- 
ploi. Il vivait le moins possible dans la boutique , il 
flânait toute la journée. L'ennui le prit à un tel point, 
qu'il parla de retourner à Vernon. Enfin, il entra dans 
l'administration du chemin de fer d'Orléans. Il ga- 



32 THÉRÈSE RAQOm 

gnait cent francs par mois. Son rêve était exaucé. 

Le matin, il partait à huit heures. Il descendait la 
rue Guénégaud et se trouvait sur les quais. Alors, à 
petits pas, les mains dans les poches, il suivait la Seine, 
de rinstitutau Jardin des Plantes. Cette longue course, 
qu'il faisait deux fois par jour, ne Tennuyait jamais. 
Il regardait couler l'eau, il s'arrêtait pour voir passer 
les trains de bois qui descendaient la rivière. Il ne 
pensait à rien. Souvent il se plantait devant Notre- 
Dame, et contemplait les échafaudages dont l'église, 
alors en réparation, était entourée ; ces grosses pièces 
de charpente l'amusaient, sans qu'il sût pourquoi. 
Puis, en passant, il jetait un coup d'œil dans le Port 
aux Vins, il comptait les fiacres qui venaient de la gare. 
Le soir, abruti, la tête pleine de quelque sotte histoire 
contée à son bureau, il traversait le Jardin des Plantes, 
et allait voir les ours, s'il n'était pas trop pressé. Il 
restait là une demi-heure, penché au-dessus de la 
fosse, suivant du regard les ours qui se dandinaient 
lourdement ; les allures de ces grosses bêtes lui plai- 
saient; il les examinait, les lèvres ouvertes, les yeux 
arrondis, goûtant une joie d'imbécile à les voir se 
remuer. Il se décidait enfin à rentrer, traînant les 
pieds, s'occupant des passants, des voitures, des 
magasins. 

Dès son arrivée, il mangeait, puis se mettait à lire. 
Il avait acheté les oeuvres de Buffon, et, chaque soir, 
il se donnait une tâche de vingt, de trente pages, mal- 
gré l'ennui qu'une pareille lecture lui causait. Il lisait 



THÉRÂSE RAQUIN 33 

encore, en livraisons à dix centimes , YBiêtoire du 
Consulat et de VEmpirey de Thiers, et VHistoire des 
Girondins, de Lamartine, ou bien des ouvrages de vul- 
garisation scientifique. Il croyait travailler à son éduca- 
tion. Parfois, il forçait sa femme à écouter la lecture 
de certaines pages, de certaines anecdotes. Il s'éton- 
nait beaucoup que Thérèse pût rester pensive et silen- 
cieuse pendant toute une soirée, sans être tentée de 
prendre un livre. Au fond, il s*avouait que sa femme 
était une pauvre intelligence. 

Thérèse repoussait les livrés avec impatience. Elle 
préférait demeurer oisive, les yeux fixes, la pensée 
flottante et perdue. Elle gardait d'ailleurs une humeur 
égale et facile ; toute sa volonté tendait à faire de son 
être un instrument passif, d'une complaisance et d'une 
abnégation suprêmes. 

Le commerce allait tout doucement. Les bénéfices, 
chaque mois, étaient régulièrement les mêmes. La 
clientèle se composait des ouvrières du quartier. A 
chaque cinq minutes, une jeune fille entrait, achetait 
pour quelques sous de marchandise. Thérèse servait 
les clientes avec des paroles toujours semblables, avec 
un sourire qui montait mécaniquement à ses lèvres. 
Madame Raquin se montrait plus souple, plus ba- 
varde, et, à vrai dire, c'était elle qui attirait et rete- 
nait la clientèle. 

Pendant trois ans, les jours se suivirent et se res- 
semblèrent. Camille ne s'absenta pas une seule fois de 
son bureau ; sa mère et sa femme sortirent à peine de 



3li rilifàSR RAQTJIN 

la boutique. Thérèse, vivant dans une ombre humide, 
dans un silence morne et écrasant, voyait la vie 
s'étendre devant elle, toute nue, amenant chaque soir 
la même couche froide et chaque matin la même 
journée vide. 



IV 



Un jour sur sept, le jeudi soir, la famille Raquin re- 
cevait. On allumait une grande lampe dans la salle à 
manger, et Ton mettait une bouilloire d'eau au feu 
pour faire du thé. C'était toute une grosse histoire. 
Cette soirée-là tranchait sur les autres; elle avait 
passé dans les habitudes de la famille comme une 
orgie bourgeoise d'une gaieté folle. On se couchait à 
onze heures. 

Madame Raquin retrouva à Paris un de ses vieux 
amis, le commissaire de police Micbaud, qui avait 
exercé à Vernon pendant vingt ans, logé dans la même 
maison que la mercière. Une étroite intimité s*était 
ainsi établie entre eux; puis, lorsque la veuve avait 
vendu son fonds pour aller habiter la maison du bord 
de Teau, ils s'étaient peu à peu perdus de vue. Michaud 
quitta la province quelques mois plus tard et vint 
manger paisiblement à Paris, rue de Seine, les quinze 
cents francs de sa retraite Un jour de pluie, il ren* 



36 THÉRÈSE KAQUIN 

contra sa vieille amie dans le passage du Pont-Neuf ; 
le soir même, il dînait chez les Raquin. 

Ainsi furent fondées les réceptions an jeudi. L'an- 
cien commissaire de police prit Thabitude de venir 
ponctuellement une fois par semaine. Il finit par ame- 
ner son fils Olivier, un grand garçon de trente ans, sec 
et maigre, qui avait épousé une toute petite femme, 
lente et maladive. Olivier occupait à la préfecture de 
police un emploi de trois mille francs dont Camille se 
montrait singulièrement jaloux; il était commis prin- 
cipal dans le bureau de la police d'ordre et de sûreté. 
Dès le premier jour, Thérèse détesta ce garçon roide 
et froid qui croyait honorer la boutique du passage en 
y promenant la sécheresse de son grand corps et les 
défaillances de sa pauvre petite femme. 

Camille introduisit un autre invité, un vieil employé 
du chemin de fer d'Orléans. Grivet avait vingt ans de 
service; il était premier commis et gagnait deux mille 
cent francs. C'était lui qui distribuait la besogne aux 
employés du bureau de Camille, et celui-ci lui témoi- 
gnait un certain respect; dans ses rêves, il se disait 
que Grivet mourrait un jour, qu'il le remplacerait 
peut-être, au bout d'une dixaine d'années. Grivet fut 
enchanté de l'accueil de madame Raquin, il revint 
chaque semaine avec une régularité parfaite. Six mois 
plus tard, sa visite du jeudi était devenue pour lui un 
devoir : il allait au passage du Pont-Neuf, comme il se 
rendait chaque matin à son bureau, mécaniquement, 
par un instinct de brute. 



THÉRÈSE RAQUIN 37 

Dès lors, les réunions devinrent charmantes. A sept 
heures, madame Raquin allumait le feu, mettait la 
lampe au milieu de la table, posait un jeu de dominos 
à côté, essuyait le service à thé qui se trouvait sur le 
buffet. A huit heures précises, le vieux Michaud et 
Grivet se rencontraient devant la boutique, venant l'un 
de la rue de Seine, l'autre de la rue Mazarine. Ils en- 
traient, et toute la famille montait au premier étage. 
On s'asseyait autour de la table, on attendait Olivier 
Michaud et sa femme, qui arrivaient toujours en retard. 
Quand la réunion se trouvait au complet, madame 
Raquin versait le thé, Camille vidait la botte de domi- 
nos sur la toile cirée, chacun s'enfonçait dans son jeu. 
On n'entendait plus que le cliquetis des dominos. Après 
chaque partie, les joueurs se querellaient pendant deux 
ou trois minutes, puis le silence retombait, morne, 
coupé de bruits secs. 

Thérèse jouait avec une indifférence qui irritait Ca- 
mille. Elle prenait sur elle François, le gros chat tigré 
que madame Raquin avait apporté de Vernon, elle le 
caressait d'une main, tandis qu'elle posait les dominos 
de l'autre. Les soirées du jeudi étaient un supplice pour 
elle; souvent elle' se plaignait d'un malaise, d'une forte 
migraine, afin de ne pas jouer, de rester là oisive, à moi- 
tié endormie. Un coude sur la table, la joue appuyée 
sur la paume de la main, elle regardait les invités de 
sa tante et de son mari, elle les voyait à travers une 
sorte de brouillard jaune et fumeux qui sortait de la 
lampe. Toutes ces têtes-là l'exaspéraient. Elle allait de 

3 



38 THÉRÈSE RAQUIN 

Tune à Tautre avee des dégoûts profonds, des irrita- 
tions sourdes. Le vieux Michaud étalait une face bla- 
farde, tachée de plaques rouges, une de ces faces 
mortes de vieillard tombé en enfance ; Grivet avait le 
masque étroit, les yeux ronds, les lèvres minces d*un 
crétin; Olivier, dont les os perçaient les joues, portait 
gravement sur un corps ridicule une tête roide et insi- 
gnifiante ; quant à Suzanne, la femme d'Olivier, elle 
était toute pâle, les yeux vagues, les lèvres blanches, 
le visage mou. Et Thérèse ne trouvait pas un homme, 
pas un être vivant parmi ces créatures grotesques et 
sinistres avec lesquelles elle était enfermée ; parfois 
des hallucinations la prenaient, elle se croyait enfouie 
au fond d'un caveau, en compagnie de cadavres méca- 
niques, remuant la tête, agitant les jambes et les bras, 
lorsqu'on tirait des ficelles. L'air épais de la salle à 
manger Tétouffait; le silence frissonnant, les lueurs 
jaunâtres de la lampe la pénétraient d'un vague effroi, 
d'une angoisse inexprimable. 

On avait posé en bas, à la porte du magasin, une 
sonnette dont le tintement aigu annonçait l'entrée des 
clientes. Thérèse tendait l'oreille; lorsque la son- 
nette se faisait entendre, elle descendait rapidement, 
soulagée, heureuse de quitter la salle à manger. Elle 
servait la pratique avec lenteur. Quand elle se trouvait 
seule, elle s'asseyait derrière le comptoir, elle demeu- 
rait là le plus longtemps possible, redoutant de remon- 
ter, goûtant une véritable joie à ne plus avoir Grivet 
et Olivier devant les yeux. l 'air humide de la boutique 



THÉRÈSE RAQ13IN 39 

calmait la fièvre qui brûlait ses mains. Et elle retom- 
bait dans cette rêverie grave qui lui était ordinaire. 

Mais elle ne pouvait rester longtemps ainsi. Camille 
se fâchait de son absence ; il ne comprenait pas qu'on 
pût préférer la boutique à la salle à manger, le jeudi 
soir. Alors il.se penchait sur la rampe, cherchait sa 
femme du regard. 

— Eh bieni criait-il, que fais- tu donc là? pourquoi 
ne montes-tu pas?... Grivet a une chance du diable. Il 
vient encore de gagner. 

La jeune femme se levait péniblement et venait 
reprendre sa place en face du vieux Michaud, dont les 
lèvres pendantes avaient des sourires écœurants. Et, 
jusqu'à onze heures, elle demeurait affaissée sur sa 
chaise, regardant François qu'elle tenait dans ses bras, 
pour ne pas voir les poupées de carton qui grimaçaient 
autour d'elle. 



V 



Un jeudi, en revenant de son bureau, Camille amena 
avec lui un grand gaillard, carré des épaules, qu'il 
poussa dans la boutique d'un geste familier. 

— Mère, demanda-t-il à madame Raquin en le lui 
montrant, reconnais-tu ce monsieur-là? 

La vieille mercière regarda le grand gaillard, cher- 
cha dans ses souvenirs et ne trouva rien. Thérèse sui- 
vait cette scène d*un air placide. 

— Comment! reprit Camille, tu ne reconnais pas 
Laurent, le petit Laurent, le fils du père Laurent qui a 
de si beaux champs de blé du côté de Jeufosse?... Tu 
ne te rappelles pas?... J'allais à Técole avec lui; il ve- 
nait me chercher le matin, en sortant de chez son opcle 
qui était notre voisin, et tu lui donnais des tartines de 
confiture. 

Madame Raquin se souvint brusquement du petit 
Laurent, qu'elle trouva singulièrement grandi. 11 y 
avait bien vingt ans qu'elle ne l'avait vu. Elle voulut 



THÉRÈSE KAQUIN !^^ 

lui faire oublier son accueil étonné par un flot de sou- 
venirs, par des cajoleries toutes maternelles. Laurent 
s'était assis, il souriait paisiblement, il répondait d'une 
voix claire, il promenait autour de lui des regards 
calmes et aisés. 

— Figurez-vous, dit Camille, que ce farceur-là est 
employé à la gare du chemin de fer d'Orléans depuis 
dix -huit nK)is, et que nous ne nous sommes rencontrés 
et reconnus que ce soir. C'est si vaste, si important, 
cette administration! 

Le jeune homme fit cette remarque, en agrandissant 
les yeux, en pinc^ant les lèvres, tout fier d'être l'humble 
rouage d'une grosse machine. Il continua en secouant 
la tête : 

— Oh ! mais, lui, il se porte bien, il a étudié, il gagne 
déjà quinze cents francs... Son père l'a mis au collège; 
il a fait son droit et a appris la peinture. N'est-ce pas, 
Laurent?... Tu vas dîner avec nous. 

— Je veux bien, répondit carrément Laurent. 

Il se débarrassa de son chapeau et s'installa dans la 
boutique. Madame Raquin courut à ses casseroles. 
Thérèse, qui n'avait pas encore prononcé une parole, 
regardait le nouveau venu. Elle n'avait jamais vu un 
homme. Laurent, grand, fort, le visage frais, Féton- 
nait. Elle contemplait avec une sorte d'admiration son 
front bas, planté d'une rude chevelure noire, ses joues 
pleines, ses lèvres rouges, sa face régulière, d'une 
beauté sanguine. Elle arrêta un instant ses regards sur 
son cou; ce cou était large et court, gras et puissant. 



/l2 THÉRÈSE RAQUIN 

Puis elle s*oublia à considérer les grosses mains qu'il 
tenait étalées sur ses genoux ; les doigts en étaient 
carrés ; le poing fermé devait être énorme et aurait pu 
assommer un bœuf. Laurent était un vrai fils de pay<- 
san, d*allure un peu lourde, le dos bombé, les mouve-^ 
ments lents et précis, Tair tranquille et entêté. On 
sentait sous ses vêtements des muscles ronds et déve- 
loppés, tout un corps d*une chair épaisse et ferme. Et 
Thérèse l'examinait avec curiosité, allant de ses poings 
à sa face, éprouvant de petits frissons lorsque ses yeux 
rencontraient son cou de taureau. 

Camille étala ses volumes de Buffon et ses livraisons 
à dix centimes, pour montrer à son ami qu'il travail- 
lait, lui aussi. Puis, comme répondant à une question 
qu'il s'adressait depuis quelques instants : 

— Mais, dit-il à Laurent, tu dois connaître ma 
femme? Tu ne te rappelles pas cette petite cousine qui 
jouait avec nous, à Vernon? 

— J'ai parfaitement reconnu madame, répondit 
Laurent en regardant Thérèse en face. 

Sous ce regard droit, qui semblait pénétrer en elle, 
la jeune femme éprouva une sorte de malaise. Elle eut 
un sourire forcé, et échangea quelques mots avec Lau* 
rent et son mari ; puis elle se hâta d'aller rejoindre sa 
tante. Elle souffrait. 

On se mit à table. Dès le potage, Camille crut devoir 
s'occuper de son ami. 

— Comment va ton père? lui demanda-t-il. 

— Mais je ne sais pas, répondit Laurent. Nous 



THÉRÈSE RAQUIN &3 

sommes brouillés ; il y a cinq ans que nous ne nous 
écrivons plus. 

— Bah! s'écria remployé, étonné d'une pareille 
monstruosité. 

— Oui, le cher homme a des idées à lui... Comme il 
est continuellement en procès avec ses voisins, il m*a 
mis au collège, rêvant de trouver plus tard en moi un 
avocat qui lui gagnerait toutes ses causes... Oh! le 
père Laurent n*a que des ambitions utiles; il veut tirer 
parti même de ses folies. 

— Et tu n'as pas voulu être avocat? dit Camille, de 
plus en plus étonné. 

-^ Ma foi non, reprit son ami en riant... Pendant 
deux ans, j'ai fait semblant de suivre les cours, afin de 
toucher la pension de douze cents francs que mon père 
me servait. Je vivais avec un de mes camarades de 
collège, qui est peintre, et je m'étais mis à faire aussi 
de la peinture. Cela m'amusait ; le métier est drôle, 
pas fatigant. Nous fumions, nous blaguions tout le 
jour... 

La famille Raquin ouvrait des yeux énormes. 

— Par malheur, continua Laurent, cela ne pouvait 
durer. Le père a su que je lui contais des mensonges» 
il m'a retranché net mes cent francs par mois, en 
m'invitant à venir piocher la terre avec lui. J'ai essayé 
alors de peindre des tableaux de sainteté; mauvais 
commerce... Comme j'ai vu clairement que j'allais 
mourir de faim» j'ai envoyé l'art à tous les diables et 



h II THÉRÈSE RAQUIN 

j'ai cherché un emploi... Le père mourra bien un de 
ces jours; j'attends ça pour vivre sans rien faire. 

Laurent parlait d'une voix tranquille. Il venait, en 
quelques mots, de conter une histoire caractéristique 
qui le peignait en entier. Au fond, c'était un pares- 
seux, ayant des appétits sanguins, des désirs très- 
arrétés de jouissances faciles et durables. Ce grand 
corps puissant ne demandait qu'à ne rien faire, qu'à se 
vautrer dans une oisiveté et un assouvissement de 
toutes les heures. Il aurait voulu bien manger, bien 
dormir, contenter largement ses passions, sans remuer 
de place, sans courir la mauvaise chance d*une fatigue 
quelconque. 

La profession d'avocat l'avait épouvanté, et il fris- 
sonnait à l'idée de piocher la terre. Il s'était jeté dans 
l'art, espérant y trouver un métier de paresseux ; le 
pinceau lui semblait un instrument léger à manier ; 
puis il croyait le succès facile. Il rêvait une vie de vo- 
luptés à bon marché, une belle vie pleine de femmes, 
de repos sur des divans, de mangeailles et de soûle- 
ries. Le rêve dura tant que le père Laurent envoya des 
écus. Mais, lorsque le jeune homme, qui avait déjà 
trente ans, vit la misère à l'horizon, il se mit à réflé- 
chir; il se sentait lâche devant les privations, il n'au- 
rait pas accepté une journée sans pain pour la plus 
grande gloire de l'art. Comme il le disait, il envoya la 
peinture au diable, le jour où il s'aperçut qu'elle ne 
contenterait jamais ses larges appétits. Ses premiers 
essais étaient restés au-dessous de la médiocrité ; son 



THÉRÈSE RAQUIN /i5 

œil de paysan voyait gauchement et salement la na- 
ture; ses toiles, boueuses, mal bâties, grimaçantes, 
défiaient toute critique. D'ailleurs, il ne paraissait point 
trop vaniteux comme artiste, il ne se désespéra pas 
outre mesure, lorsqu'il lui fallut jeter les pinceaux. Il 
ne regretta réellement que Tatelier de son camarade 
de collège, ce vaste atelier dans lequel il s'était si vo- 
luptueusement vautré pendant quatre ou cinq ans. Il 
regretta encore les femmes qui venaient poser, et dont 
les caprices étaient à la portée de sa bourse. Ce monde 
de jouissances brutales lui laissa de cuisants besoins 
de cbair. Il se trouva cependant à l'ais^dans son mé* 
tier d'employé ; il vivait très-bien en brute, il aimait 
cette besogne au jour le jour, qui ne le fatiguait pas et 
qui endormait son esprit. Deux choses l'irritaient seu- 
lement : il manquait de femmes, et la nourriture des 
restaurants à dix-huit sous n'apaisait pas les appétits 
gloutons de son estomac. 

Camille Técoutait, le regardait avec un étonnement 
de niais. Ce garçon débile, dont le corps mou et affaissé 
n'avait jamais eu une secousse de désir, rêvait puéri- 
lement à cette vie d'atelier dont son ami lui parlait. Il 
songeait à ces femmes qui étalent leur peau nue. Il 
questionna Laurent. 

— Alors, lui dit-il, il y a eu, comme ça, des femmes 
qui ont retiré leur chemise devant toi? 

— Mais oui, répondit Laurent en souriant et en re- 
gardant Thérèse qui était devenue très-pâle. 

— Ça doit vous faire un singulier effet, reprit Camille 

3. 



h& THÉRÈSE RAQiriN 

avec un rire d'enfant... Moi, je serais gêné... La pre- 
mière fois, tu as dû rester tout béte. 

Laurent avait élargi une de ses grosses mains dont il 
regardait attentivement la paume. Ses doigts eurent de 
légers frémissements, des lueurs rouges montèrent à 
ses joues. 

— La première fois, reprît-il comme se parlant à lui- 
même, je crois que j*ai trouvé ça naturel... C'est bien 
amusant, ce diable d'art, seulement ça ne rapporte pas 
un sou... J'ai eu pour modèle une rousse qui était ado- 
rable : des chairs fermes, éclatantes, une poitrine su- 
perbe, des hanches d'une largeur... 

Laurent leva la tête et vit Thérèse devant lui, muette, 
immobile. La jeune femme le regardait avec une fixité 
ardente. Ses yeux, d'un noir mat, semblaient deux trous 
sans fond, et, par ses lèvres entr'ouvertes, on aperce- 
vait des clartés roses dans sa bouche. Elle était comme 
écrasée, ramassée sur elle-même; elle écoutait. 

Les regards de Laurent allèrent de Thérèse à Ca- 
mille. L'ancien peintre retint un sourire. 11 acheva sa 
phrase du geste, un geste large et voluptueux, que la 
jeune femme suivit du regard. On était au dessert, et 
madame Raquin venait de descendre pour servir une 
cliente. 

Quand la nappe fut retirée, Laurent^ songeur depuis 
quelques minutes, s'adressa brusquement à Camille. 

— Tu sais, lui dit-il, il faut que je fasse ton portrait. 
Cette idée enchanta madame Baquia et son fils. Thé- 
rèse resta silencieuse» 



THÉRÈSE RAQUIN &7 

— Nous sommes en été, reprit Laurent, et comme 
nous sortons du bureau à quatre heures, je pourrai 
venir ici et te faire poser pendant deux heures, le soir. 
Ce sera l'affaire de huit jours. 

— C'est cela, répondit Camille, rouge de joie ; tu 
dîneras avec nous... Je me ferai friser et je mettrai ma 
redingote noire. 

Huit heures sonnaient. Grivet et Michaud firent leur 
entrée. Olivier et Suzanne arrivèrent derrière eux. 

Camille présenta son ami à la société. Grivet pinça 
les lèvres. 11 détestait Laurent, dont les appointements 
avaient monté trop vite, selon lui. D'ailleurs c'était 
toute un affaire que l'introduction d'un nouvel invité : 
les hôtes des Raquin ne pouvaient recevoir un In- 
connu sans, quelque froideur. 

Laurent se comporta en bon enfant. Il comprit là 
situation, il voulut plaire, se faire accepter d'un coup. 
Il raconta des histoires, égaya la soirée par son gros 
rire, et gagna l'amitié de Grivet lui-même. 

Thérèse, ce soir-là, ne chercha pas à descendre à la 
boutique. Elle resta jusqu'à onze heures sur sa chaise, 
jouant et causant, évitant de rencontrer les regarda de 
Laurent, qui d'ailleurs ne s'occupait pas d'elle. La na- 
ture Sanguine de ce garçon, sa voix pleine, ses rires 
gras, les senteurs acres et puissantes qui s'échappaient 
de sa personne, troublaient la jeune femme et la je- 
taient dans une sorte d'angoisse nerveuse. 



VI 



Laurent, à partir de ce jour, revint presque chaque 
soir chez les Raquin. Il habitait, rue Saint-Victor, en 
face du Port aux Vins, un petit cabinet meublé qu'il 
payait dix-huit francs par mois; ce cabinet, mansardé, 
troué en haut d'une fenêtre à tabatière, qui s'entre- 
bâillait étroitement sur le ciel, avait à peine six mètres 
carrés. Laurent rentrait le plus tard possible dans ce 
galetas. Avant de rencontrer Camille, comme il n'avait 
pas d'argent pour aller se traîner sur les banquettes 
des cafés, il s'attardait dans la crémerie où il dînait le 
soir, il fumait des pipes en prenant un gloria qui lui 
coûtait trois sous. Puis il regagnait doucement la rue 
Saint-Victor, flânant le long des quais^ s'asseyant sur 
les bancs, quand l'air était tiède. 

La boutique du passage du Pont-Neuf devint pour 
lui une retraite charmante, chaude, tranquile, pleine 
de paroles et d'attentions amicales. Il épargna les 



THÉRÈSE RAQUIN /t9 

trois SOUS de son gloria et but en gourmand l'excel* 
]ent thé de madame Raquin. Jusqu'à dix heures, il 
restait là, assoupi, digérant, se croyant chez lui; il ne 
partait qa'après avoir aidé Camille à fermer la bouti-* 
que. 

Un soir, il apporta son chevalet et sa botte à cou- 
leurs. Il devait commencer le lendemain le portrait de 
Camille. On acheta une toile, on fit des préparatifs 
minutieux. Enfin Tartiste se mit à Tœuvre, dans la 
chambre même des époux ; le jour, disait-il, y était plus 
clair. 

11 lui fallut trois soirées pour dessiner la tête. Il 
tratnait avec soin le fusain sur la toile, à petits coups, 
maigrement; son dessin, roide et sec, rappelait d'une 
façon grotesque celui des maîtres primitifs. Il copia la 
face de Camille comme un élève copie une académie, 
d'une main hésitante, avec une exactitude gauche qui 
donnait à la figure un air renfrogné. Le quatrième 
jour, il mit sur sa palette de tout petits tas de couleur, 
et il commença à peindre du bout des pinceaux; il 
pointillait la toile de minces tâches sales, il faisait des 
hachures courtes et serrées, comme s'il se fût servi 
d'un crayon. 

A la fin de chaque séance, madame Raquin et Camille 
s'extasiaient. Laurent disait qu'il fallait attendre, que 
la ressemblance allait venir. 

Depuis que le portrait était commencé, Thérèse ne 
quittait plus la chambre changée en atelier. Elle lais- 
sait sa tante seule derrière le comptoir; pour le moindre 



50 THÉRÈSE HAQtnN 

prétexte elle montait et s'oubliait à regarder peindre 
Laurent. 

Grave toujours, oppressée, plus pâle et plus muette, 
elle s'asseyait et suivait le travail des pinceaux. Ce 
spectacle ne paraissait cependant pas Tamuser beau- 
coup ; elle venait à cette place, comme attirée par une 
force, et elle y restait, comme clouée. Laurent se re- 
tournait parfois, lui souriait, lui demandait si le por- 
trait lui plaisait. Elle répondait à peine, frissonnait, 
puis reprenait son extase recueillie. 

Laurent, en revenant le soir à la rue Saint- Victor, 
se faisait de longs raisonnements; il discutait avec 
lui-même s'il devait, ou non, devenir Tamant de Thé* 
rèse. 

— Voilà une petite femme, se disait-il, qui sera ma 
maîtresse quand je le voudrai. Elle est toujours là, sur 
mon dos, à m'examiner, à me mesurer, à me peser... 
Elle tremble, elle a une figure toute drôle, muette et 
passionnée. A coup sûr, elle a besoin d'un amant; cela 
se voit dans ses yeux... Il faut dire que Camille est un 
pauvre sire. 

Laurent riait en dedans, au souvenir des maigreurs 
blafardes de son ami. Puis il continuait : 

— Elle s'ennuie dans cette boutique... Moi j'y vais, 
parce que je ne sais où aller. Sans cela, on ne me pren- 
drait pas souvent au passage du Pont-Neuf. C'est hu- 
mide, triste. Une femme doit mourir là-dedans... Je lui 
plais, j'en suis certain ; alors pourquoi pas moi plutôt 
qu'un autre. 



THÉRÈSE BAQUIN 51 

II s'arrêtait, il lui venait des fatuités , il regardait 
couler la Seine d'un air absorbé. 

— Ma foi, tant pis , s'écriait-il , je Tembrasse à la 
première occasion... Je parie qu'elle tombe tout de 
suite dans mes bras. 

Il se remettait à marcher, et des indécisions le pre* 
naient. 

— C'est qu'elle est laide, après tout, pensait-îl. Elle 
a le nez long, la bouche grande. Je ne l'aime pas du 
tout, d'ailleurs. Je vais peut*étre m'attirer quelque 
mauvaise histoire. Cela demande réflexion. 

Laurent^ qui était très-prudent, roula ces pensées 
dans sa tête pendant une grande semaine. Il calcula 
tous les incidents possibles d'une liaison avec Thérèse; 
il se décida seulement à tenter l'aventure, lorsqu'il 
se fut bien prouvé qu'il avait un réel intérêt à le 
faire. 

Pour lui, Thérèse, il est vrai, était laide, et il ne 
l'aimait pas ; mais, en somme, elle ne lui coûterait 
rien; les femmes qu'il achetait à bas prix n'étaient, 
certes, ni plus belles ni plus aimées. L'économie lui 
conseillait déjà de prendre la femme de son ami. 
D'autre part, depuis longtemps il n'avait pas contenté 
ses appétits; l'argent étant rare, il sevrait sa chair, et 
il ne voulait point laisser échapper l'occasion dé la 
repattre un peu. Enfin , une pareille liaison, en bien 
réfléchissant, ne pouvait avoir de mauvaises suites : 
Thérèse aurait intérêt à tout cacher, il la planterait 
là aisément quand il voudrait ; en admettant même que 



52 THÉRÈSE RAQUIN 

Camille découvrit tout et se fâchât, il Tassoinmerait 
d'un coup de poing, s'il faisait le méchant. La question, 
de tous les côtés, se présentait à Laurent facile et 
engageante. 

Dès lors, il vécut dans une douce quiétude, attendant 
rheure. A la première occasion, il était décidé à agir 
carrément. Il voyait, dans Tavenir, des soirées tièdes. 
Tous les Raquin travailleraient à ses jouissances : Thé- 
rèse apaiserait les brûlures de son sang ; madame Ra- 
quin le cajolerait comme une mère; Camille, en causant 
avec lui, Tempêcherait de trop s'ennuyer, le soir, dans 
la boutique. 

Le portrait s*achevait, les occasions ne se présen- 
taient pas. Thérèse restait toujours là, accablée et 
anxieuse; mais Camille ne quittait point la chambre, et 
Laurent se désolait de ne pouvoir Féloigner pour une 
heure. 11 lui fallut pourtant déclarer un jour qu'il ter- 
minerait le portrait le lendemain. Madame Raquin an- 
nonça qu'on dînerait ensemble et qu'on fêterait l'œuvre 
du peintre. 

Le lendemain, lorsque Laurent eut donné à la toile 
le dernier coup de pinceau, toute la famille se réunit 
pour crier à la ressemblance. Le portrait était ignoble, 
d un gris sale, avec de larges plaques violacées. Lau- 
rent ne pouvait employer les couleurs les plus écla- 
tantes sans les rendre ternes et boueuses ; il avait, 
malgré- lui, exagéré les teintes blafardes de son mo- 
dèle, et le visage de Camille ressemblait à la face ver- 
dâtre d'un noyé; le dessin grimaçant convulsionnait 



THÉRÈSE RAQUIN 53 

les traits, rendant ainsi la sinistre ressemblance plus 
frappante. Mais Camille était enchanté; il disait que 
sur la toile il avait un air distingué. 

Quand il eut bien admiré sa figure, il déclara qu'il 
allait chercher deux bouteilles de vin de Champagne. 
Madame Raquin redescendit à la boutique. L'artiste 
resta seul avec Thérèse. 

La jeune femme était demeurée accroupie, regar- 
dant vaguement devant elle. Elle semblait attendre en 
frémissant. Laurent hésita; il examinait sa toile, il 
jouait avec ses pinceaux. Le temps pressait, Camille 
pouvait revenir , l'occasion ne se représenterait peut- 
être plus. Brusquement, le peintre se tourna et se 
trouva face à face avec Thérèse. Ils se contemplèrent 
pendant quelques secondes. 

Puis, d'un mouvement violent, Laurent se baissa et 
prit la jeune femme contre sa poitrine. Il lui renversa 
la tête, lui écrasant les lèvres sous les siennes. Elle 
eut un mouvement de révolte, sauvage, emportée^ et, 
tout d'un coup, elle s'abandonna, glissant par terre, 
sur le oarreâu. Us n'échangèrent pas une seule parole. 
L'acte fut silencieux et brutal. 



vil 



Dès le commencement, les amants trouvèrent leur 
liaison nécessaire, fatale, toute naturelle. A leur pre*- 
mière entrevue, ils se tutoyèrent, ils s'embrassèrent, 
sans embarras, sans rougeur, comme si leur intimité 
eût daté de plusieurs années. Ils vivaient à Taise dans 
leur situation nouvelle , avec une tranquillité et une 
impudence parfaites. 

Ils fixèrent leurs rendez-vous. Thérèse ne pouvant 
sortir, il fut décidé que Laurent viendrait. La jeune 
femme lui expliqua, d'une voix nette et assurée , le 
moyen qu'elle avait trouvé. Les entrevues auraient 
lieu dans la chambre des époux. L'amant passerait par 
l'allée qui donnait sur le passage, et Thérèse lui ouvri- 
rait la porte de l'escalier. Pendant ce temps, Camille 
serait à son bureau, madame Raquin, en bas, dans la 
boutique. C'étaient là des coups d'audace qui devaient 
réu'ssir. 

Laurent accepta. Il avait, dans sa prudence, une 



THÉRÈSE RAQUÏN 55 

sorte de témérité brutale, la témérité d'un homme qui 
a de gros poings. L*air grave et calme de sa maîtresse 
rengagea à venir goûter d'une passion si hardiment 
offerte. Il choisit un prétexte, il obtint de son chef un 
congé de deux heures, et il accourut au passage du 
Pont-Neuf. 

Dès rentrée du passage, il éprouva des voluptés 
cuisantes. La marchande de bijoux faux était assise 
juste en face de la porte de l'allée. Il lui fallut attendre 
qu'elle fût occupée, qu'une jeune ouvrière vint ache- 
ter une bague ou des boucles d'oreille de cuivre. 
Alors, rapidement, il entra dans l'allée; il monta l'es- 
calier étroit et obscur, en s'appuyant aux murs gras 
d'humidité. Ses pieds heurtaient les marches de pierre ; 
au bruit de chaque heurt, il sentait une brûlure qui 
lui traversait la poitrine. Une porte s'ouvrit. Sur le 
seuil, au milieu d'une lueur blanche^ il vit Thérèse 
en camisole, en jupon,' tout éclatante, les cheveux 
fortement noués derrière la tête. Elle ferma la porte, 
elle se pendit à son cou. Il s'échappait d'elle une 
odeur tiède, une odeur de linge blanc et de chair 
fraîchement lavée. 

Laurent, étonné, trouva sa maîtresse belle. Il n'avait 
jamais vu cette femme. Thérèse, souple et forte, le 
serrait, renversant la tête en arrière, et, sur son visage, 
couraient des lumières ardentes, des sourires passion- 
nés. Cette face d'amante s'était comme transfigurée; 
elle avait un air fou et caressant ; les lèvres humides, 
les yeux luisants, elle rayonnait. La jeune femme, tor^ 



56 THÉRÈSE RAQUIN 

due et ondoyante, était belle d'une beauté étrange, 
toute d'emportement. On eût dit que sa figure venait 
de s'éclairer en dedans, que des flammes s'échap- 
paient de sa chair. Et, autour d'elle, son sang qui 
brûlait, ses nerfs qui se tendaient, jetaient ainsi des 
effluves chaudes, un air pénétrant et acre. 

Au premier baiser, elle se révéla courtisane. Son 
corps inassouvi se jeta éperdument dans là volupté. 
Elle s'éveillait comme d'un songe, elle naissait à la 
passion. Elle passait des bras débiles de Camille dans 
les bras vigoureux de Laurent, et cette approche d'un 
homme puissant lui donnait une brusque secousse qui 
la tirait du sommeil de la chair. Tous ses instincts de 
femme nerveuse éclatèrent avec une violence inouïe ; 
le sang de sa mère, ce sang africain qui brûlait àes 
veines, se mît à couler, à battre furieusement dans 
son corps maigre, presque vierge encore. Elle s'éta- 
lait, elle s'offrait avec une impudeur souveraine. Et, 
de la tète aux pieds, de longs frissons l'agitaient. 

Jamais Laurent n'avait connu une pareille femme. Il 
resta surpris, mal à l'aise. D'ordinaire, ses taattresses 
ne le recevaient pas avec une telle fougue ; il était 
accoutumé à des baisers froids et indifférents, à des 
amours lasses et rassasiées. Les sanglots, les crises 
de Thérèse l'épouvantèrent presque, tout en irritant 
ses curiosités voluptueuses. Quand il quitta la jeune 
femme, il chancelait comme un homme ivre. Le lende- 
main^ lorsque son calme sournois et prudent fut re- 
venu, il se demanda s'il retournerait auprès de cette 



THÉRÈSE RAQUIN 57 

amante dont les baisers lui donnaient la fièvre. Il dé- 
cida d'abord nettement qu'il resterait chez lui. Puis il 
eut des lâchetés. Il voulait oublier, ne plus voir Thé- 
rèse dans sa nudité, dans ses caresses douces et bru- 
tales, et toujours elle était là, implacable, tendant les 
bras. La souffrance physique que lui causait ce spec- 
tacle devint intolérable. 

Il céda, il prit un nouveau rendez-vous, il revint au 
passage du Pont-Neuf. 

A partir de ce jour, Thérèse entra dans sa vie. Il ne 
l'acceptait pas encore, mais il la subissait. Il avait des 
heures d*effroi, des moments de prudence, et, en 
somme, cette liaison le secouait désagréablement; 
mais ses peurs, ses malaises tombaient devant ses dé- 
sirs. Les rendez-vous se suivirent, se multiplièrent. 

Thérèse n'avait pas de ces doutes. Elle se livrait 
sans ménagement, allant droit où la poussait. sa pas- 
sion. Cette femme, que les circonstances avaient pliée 
et qui se redressait enfin, mettait à nu son être entier, 
expliquant sa vie. * 

Parfois elle passait ses bras au cou de Laurent, elle 
se traînait sur sa poitrine, et, d'une voix encore hale- 
tante : 

— Oh! situ savais, disait- elle, combien j'ai souf- 
fert 1 J'ai été élevée dans Thumidilé tiède de la cham- 
bre d'un malade. Je couchais avec Camille ; la nuit, je 
m'éloignais de lui, écœurée par l'odeur fade qui sortait 
de son corps. Il était méchant et entêté ; il ne voulait 
pas prendre les médicaments que je refusais de par- 



58 THÉRÈSE RAQUIN 

tager avec lui; pour plaire à ma tante, je devais 
boire de toutes les drogues. Je ne sais comment je ne 
suis pas morte... Us m*ont rendu laide, mon pauvre 
ami, ils m'ont volé tout ce que j'avais, et tu ne peux 
m'aimer comme je t'aime. 

Elle pleurait, elle embrassait Laurent, elle continuait 
avec une haine sourde : 

— Je ne leur souhaite pas de mal. Ils m'ont élevée, 
ils m'ont recueillie et défendue contre la misère... 
Mais j'aurais préféré l'abandon à leur hospitalité. J'avais 
des besoins cuisants de grand air ; toute petite, je ré- 
vais de courir les chemins, les pieds nus dans la pous- 
sière, demandant l'aumône, vivant en bohémienne. 
On m*a dit que ma mère était fille d'un chef de tribu, 
en Afrique; j'ai souvent songé à elle, j'ai compris que 
je lui appartenais par le sang et les instincts, j'aurais 
voulu ne la quitter jamais et traverser les sables, pen- 
due à son dos... Ah I quelle jeunesse ! J'ai encore des 
dégoûts et des révoltes, lorsque je me rappelle les 
longues journées que j'ai passées dans la chambre où 
râlait Camille. J'étais accroupie devant le feu, regar- 
dant stupidement bouillir les tisanes, sentant mes 
membres se roidir. Et je ne pouvais bouger, ma tante 
grondait quand je faisais du bruit... Plus tard, j'ai 
goûté des joies profondes, dans la petite maison du 
bord de l'eau ; mais j'étais déjà abêtie, je savais à peine 
marcher^ je tombais lorsque je courais. Puis on m'a 
enterrée toute vive dans cette ignoble boutique. 

Thérèse respirait fortement^ elle serrait son amaAt 



THÉRÈSE RÀQUIN 59 

à pleins bras, elle se vengeait, et ses narines minces 
et souples avaient de petits battements nerveux. 

— Tu ne saurais croire, reprenait- elle, combien ils 
m'ont rendue mauvaise. Ils ont fait de moi une hypo- 
crite et une menteuse... Ils m*ont étouffée dans leur 
douceur bourgeoise, et je ne m'explique pas comment 
il y a encore du sang dans mes veines... J'ai baissé les 
yeux, j*ai eu comme eux un visage morne et imbécile, 
j'ai mené leur vie morte. Quand tu m'as vue, n'est-ce 
pas? j'avais l'air d'une bête. J'étais grave, écrasée, 
abrutie. Je n'espérais plus en rien, je songeais à me 
jeter un jour dans la Seine... Mais, avant cet affaisse- 
ment, que de nuits de colère! Là-bas, à Vernon, dans 
ma chambre froide, je mordais mon oreiller pour étouf- 
fer mes cris, je me battais, je me traitais de lâche. 
Mon sang me brûlait et je me serais déchiré le corps. 
A deux reprises, j'ai voulu fuir, aller devant moi, au 
soleil ; le courage m'a manqué, ils avalent fait de moi 
une brute docile avec leur bienveillance molle et leur 
tendresse écœurante. Alors j'ai menti, j'ai menti tou- 
jours. Je suis restée là toute douce, toute silencieuse, 
rêvant de frapper et de mordre. 

La jeune femme s'arrêtait, essuyant ses lèvres hu-^ 
mides sur le cou de Laurent. Elle ajoutait, après un 
silence : 

— Je ne sais plus pourquoi j'ai consenti à épouser 
Camille* Je n'ai pas protesté, par une sorte d'insou«> 
ciance dédaigneuse. Cet enfant me faisait pitié. Lorsque 
je jouais avec lui, je sei\tais mes doigts s'enfoncer dans 



60 THÉRÈSE RÂQUIff 

ses membres comme dans de Targile. Je l'ai pris, 
parce que ma tante me l'offrait et que je comptais ne 
jamais me gêner pour lui... Et j'ai retrouvé dans mon 
mari le petit garçon souffrant avec lequel j'avais déjà 
couché à six ans. Il était aussi frêle, aussi plaintif, et 
il avait toujours cette odeur fade d'enfant malade qui 
me répugnait tant jadis... Je te dis tout cela pour que 
tu ne sois pas jaloux... Une sorte de dégoût me mon- 
tait à la gorge ; je me rappelais les drogues que j'avais 
bues, et je m'écartais, et je passais des nuits terribles... 
Mais toi, toi... 

Et Thérèse se redressait, se pliait en arrière, les 
doigts pris dans les mains épaisses de Laurent, regar- 
dant ses larges épaules, son cou énorme... 

— Toi, je t'aime, je t'ai aimé le jour oii Camille 
t'a poussé dans la boutique... Tu ne m'estimes peut- 
être pas, parce que je me suis livrée tout entière, en 
une fois... Vrai,^je ne sais comment cela est arrivé. Je 
suis fière, je suis emportée. J'aurais voulu te batlre, le 
premier jour, quand tu m'as embrassée et jetée par terre 
dans cette chambre... J'ignore comment je t'aimais; 
je te haïssais plutôt. Ta vue m'irritait, me faisait 
souffrir ; lorsque tu étais là, mes nerfs se tendaient à 
se rompre, ma tête se vidait, je voyais rouge. Oh! que 
j'ai souffert I Et je cherchais celle souffrance, j'atten- 
dais ta venue, je tournais autour de ta chaise, pour 
marcher dans ton haleine, pour traîner mes vêtements 
le long des tiens. Il me semblait que ton sang me jetait 
des bouffées de chaleur au passage, et c'était cette sorte 



TH£RÈSë raquin 61 

de nuée ardente, dans laquelle tu t'enveloppais, qui 
m'attirait et me retenait auprès de toi, malgré mes 
sourdes révoltes... Tu te souviens quand tu peignais 
ici : une force fatale me ramenait à ton côté, je res- 
pirais ton air avec des délices cruelles. Je comprenais 
que je paraissais quêter des baisers, j'avais honte de 
mon esclavage, je sentais que j*allais tomber si tu me 
touchais. Mais je cédais à mes lâchetés, je grelottais 
de froid en attendant que tu voulusses bien me prendre 
dans tes bras... 

Alors Thérèse se taisait, frémissante, comme or- 
gueilleuse et vengée. Elle tenait Laurent ivre sur sa 
poitrine, et, dans la chambre nue et glaciale, se pas- 
saient des scènes de passion ardentes, d'une brutalité 
sinistre. Chaque nouveau rendez-vous amenait des 
crises plus fougueuses. 

La jeune femme semblait se plaire à Taudace et à 
l'impudence. Elle n'avait pas une hésitation, pas une 
peur. Elle se jetait dans l'adultère avec une sorte de 
franchise énergique, bravant le péril, mettant une 
sorte de vanité à le braver. Quand son amant devait 
venir, pour toute précaution, elle prévenait sa tante 
qu'elle montait se reposer; et, quand il était là, elle 
marchait, parlait, agissait carrément, sans songer 
jamais à éviter le bruit. Parfois, dans les commen- 
cements, Laurent s'effrayait. 

— Bon Dieu ! disait-il tout bas à Thérèse, ne fais 
donc pas tant de tapage. Madame Raquin va monter. 

— Bah! répondait-elle en riant, tu trembles tou- 

4 



62 THÉRÈSE RAQUIN 

jours... Elle est clouée derrière son comptoir; que 
veux-tu qu'elle vienne faire ici? elle aurait trop peur 
qu'on ne la volât... Puis, après tout, qu'elle monte, si 
elle veut. Tu te cacheras .. Je me moque d'elle. Je 
t'aime. 

Ces paroles ne rassuraient guère Laurent. La pas- 
sion n'avait pas encore endormi sa prudence sournoise 
de paysan. Bientôt, cependant, l'habitude lui fit ac« 
cepter, sans trop de terreur, les hardiesses de ces 
rendez-vous donnés en plein jour, dans la chambre de 
Camille, à deux pas de la vieille mercière. Sa maîtresse 
lui répétait que le danger épargne ceux qui l'affrontent 
en face, et elle avait raison. Jamais les amants n'au- 
raient pu trouver un lieu plus sûr que cette pièce où 
personne ne serait venu les chercher. Ils y contentaient 
leur amour, dans une tranquillité incroyable. 

Un jour, pourtant, madame Raquin monta, craignant 
que sa nièce ne fût malade. Il y avait près de trois 
heures que la jeune femme était en haut. Elle poussait 
l'audace jusqu'à ne pas fermer au verrou la porte de 
la chambre qui donnait dans la salle à manger. 

Lorsque Laurent entendit les pas lourds de la vieille 
mercière, nK)ntant l'escalier de bois, il se troubla, il 
chercha fiévreusement son gilet, son chapeau « Thérèse 
se mit à rire de la singulière mine qu'il faisait. Elle lui 
prit le bras avec force, le courba au pied du lit^ dans 
un coin, et lui dit d'une voix basse et calme : 

— Tiens-toi là... ne remue pas* 

Elle jeta sur lui les vêtements d'homme qui irai- 



THÉRÈSE RAQUIN 63 

naieat, et étendit sur le tout un jupon blanc qu'elle 
avait retiré. Elle fit ces choses avec des Restes lestes 
et précis, sans rien perdre de sa tranquilité. Puis elle 
se coucha, échevelée, demi-nue» encore rouge et 
frissonnante. 

Madame Raquin ouvrit doucement la porte et 
s'approcha du lit en étouffant le bruit de ses pas. La 
jeune femme feignait de dormir. Laurent suait sous le 
jupon blanc. 

— Thérèse, demanda la mercière avec sollicitude, 
es-tu malade, ma fille? 

Thérèse ouvrit les yeux, bâilla, se retourna et ré- 
pondit d'une voix dolente qu'elle avait une migraine 
atroce. Elle supplia sa tante de la laisser dormir. La 
vieille dame s'en alla comme elle était venue, sans 
faire de bruit. 

Les deux amants, riant en silence, s'embrassèrent 
avec une violence passionnée. 

— Tu vois bien, dit Thérèse triomphante, que nous 
ne craignons rien ici.. . Tous ces gens^là sont aveugles : 
ils n'aiment pas. 

Un autre jour, la jeune femme eut une idée bizarre. 
Parfois, elle était comme folle, elle délirait. 

Le chat tigré, François, était assis sur son derrière, 
au beau milieu de la chambre. Grave, immobile, il re- 
gardait de ses yeux ronds les deux amants. Il semblait 
les examiner avec soin, sans cligner les paupières, 
perdu dans une sorte d'extase diabolique. 

— Regarde donc François, dit Thérèse, à Laurent. 



6/l THÉRÈSE RAQUIN 

On dirait qu'il comprend et qu'il va ce soir tout conter 
à Camille... Dis, ce serait drôle, s*il se mettait à parler 
dans la boutique, un de ces jours; il sait de belles 
histoires sur notre compte... 

Cette idée, que François pourrait parler, amusa sin- 
gulièrement la jeune femme. Laurent regarda les 
grands yeux verts du chat, et sentit un frisson lui 
courir sur la peau. 

— Voici comment il ferait, reprit Thérèse. 11 se 
mettrait debout, et, me montrant d'une patte, te mon- 
trant de l'autre, il s'écrierait : « Monsieur et Madame 
s'embrassent très- fort dans la chambre ; ils ne se sont 
pas méfiés de moi, mais comme leurs amours crimi- 
nelles me dégoûtent, je vous prie de les faire mettre 
en prison tous les deux ; ils ne troubleront plus ma 
sieste. » 

Thérèse plaisantait comme un enfant, elle mimait le 
chat, elle allongeait les mains en façon de griffes, elle 
donnait à ses épaules des ondulations félines. François, 
gardant une immobilité de pierre, la contemplait tou- 
jours; ses yeux seuls paraissaient vivants; et il y 
avait, dans les coins de sa gueule, deux plis profonds 
qui faisaient éclater de rire cette tft te d'animal empaillé. 

Laurent se sentait froid aux os. Il trouva ridicule la 
plaisanterie de Thérèse. Il se leva et mit le chat à la 
porte. En réalité, il avait peur. Sa maîtresse ne le 
possédait pas encore entièrement; il restait au fond 
de lui un peu de ce malaise qu'il avait éprouvé sous 
les premiers baisers de la jeune femme. 



VITI 



Le soir, dans la boutique, Laurent était parfaitement 
heureux. D'ordinaire, il revenait du bureau avec Ca- 
mille. Madame Raquin s'était prise pour lui d'une 
amitié maternelle; elle le savait gêné, mangeant 
mal, couchant dans un grenier, et lui avait dit 
une fois pour toutes que son couvert serait toujours 
mis à leur table. Elle aimait ce garçon de cette ten- 
dresse bavarde que les vieilles femmes ont pour les 
gens qui viennent de leur pays, apportant avec eux 
des souvenirs du passé. 

Le jeune homme usait largement de l'hospitalité. 
Avant de rentrer, au sortir du bureau, il faisait avec 
Camille un bout de promenade sur les quais ; tous 
deux trouvaient leur compte à cette intimité ; ils s'en- 
nuyaient moins, ils flânaient en causant. Puis ils se 
décidaient à venir manger la soupe de madame Raquin. 
Laurent ouvrait en maître la porte de la boutique; il 
s'asseyait à califourchon sur les chaises, fumant et 
crachant, comme s'il était chez lui. 

4. 



66 THÉRÈSE RÂQUIN 

La présence de Thérèse ne l'embarrassait nullement. 
Il traitait la jeune femme avec une rondeur amicale, 
il plaisantait, lui adressait des galanteries banales, 
sans qu'un pli de sa face bougeât. Camille riait, 
et, comme sa femme ne répondait à son ami que 
par des monosyllabes, il croyait fermement qu'ils 
se détestaient tous deux. Un jour môme il fit des re« 
proches à Thérèse sur ce qu'il appelait sa froideur 
pour Laurent. 

Laurent avait deviné juste : il était devenu l'amant 
de la femme, l'ami du mari, l'enfant gâté de la mère. 
Jamais il n'avait vécu dans un pareil assouvissement de 
ses appétits. II s'endormait au fond des jouissances infi« 
nies que lui donnait la famille Raquin. D*ailleurs, sa po« 
sition dans cette famille lui paraissait toute naturelle. Il 
tutoyait Camille sans colère, sans remords. Il ne sur» 
veillait même pas ses gestes ni ses paroles, tant il 
était certain de sa prudence, de son calme; l'égoïsme 
avec lequel il goûtait ses félicités le protégeait contre 
toute faute. Dans la boutique, sa maltresse devenait 
une femme comme une autre, qu'il ne fallait point 
embrasser et qui n'existait pas pour lui. S'il ne 
l'embrassait pas devant tous, c'est qu'il craignait de 
ne pouvoir revenir. Cette seule conséquence l'arrêtait. 
Autrement, il se serait parfaitement moqué de la dou-^ 
leur de Camille et de sa mère. Il n'avait point conscience 
de ce que la découverte de sa liaison pourrait amener. 
Il croyait agir simplement, comme tout le monde aurait 
agi à sa place, en homme pauvre et affamé. De là ses 



\ 



.Tfll^RÈSE RAQUIN 67 

tranquillités béates, ses audaces prudentes, des attitudes 
désintéressées et goguenardes. 

Thérèse, plus nerveuse, plus frémissante que lui, 
était obligée de jouet un rôle. Elle le jouait à la perfec- 
tion, grâce à rhypocrisie savante que lui avait donnée 
son éducation. Pendant près .de quinze ans, elle avait 
menti, étouffant ses fièvres, mettant une volonté im- 
placable à paraître morne et endormie. Il lui coûtait 
peu de poser sur sa chair ce masque de morte qui 
glaçait son visage. Quand Laurent entrait, il la trouvait 
grave, rechignée, le nez plus long, les lèvres plus 
minces. Elle étaitlaide, revèche, inabordable. D'ailleurs, 
elle n'exagérait pas ses effets, elle jouait son ancien per- 
sonnage, sans éveiller l'attention par une brusquerie 
plus grande. Pour elle, elle trouvait une volupté amère 
à tromper Camille et madame Raquin ; elle n'était pas 
comme Laurent, affaissée dans le contentement épais 
de ses désirs, inconsciente du devoir ; elle savait qu'elle 
faisait le mat, et il lui prenait des envies féroces de se 
lever de table et d'embrasser Laurent à pleine bouche, 
pour montrer à son mari et à sa tante qu'elle n'était 
pas une béte et qu'elle avait un amant. 

Pa^ moments, des joies chaudes lui montaient à la 
tête; toute bonne comédienne qu'elle fût, elle ne pou- 
vait alors se retenir de chanter, quand son amant 
n'était pas là et qu'elle ne craignait point de se trahir. 
Ces gaietés soudaines charmaient madame Raquin qui 
accusait sa nièce de trop de gravité, La jeune femme 
acheta des pots de' fleurs et en garnit la fenêtre de sa 



68 THÉRÈSE RÂQUIN 

chambre ; puis elle fit coller du papier neuf dans cette 
pièce, elle voulut un tapis, des rideaux, des meubles 
de palissandre. Tout ce luxe était pour Laurent. 

La nature et les circonstances semblaient avoir fait 
cette femme pour cet homme, et les avoir poussés Tua 
vers l'autre. A eux deux, la femme, nerveuse et hypo- 
crite, l'homme, sanguin et vivant en brute, ils faisaient 
un couple puissamment lié. Ils se complétaient, se 
protégeaient mutuellement. Le soir, à table, dans 
les clartés pâles de la lampe, on sentait la force 
de leur union, à voir le visage épais et souriant de 
Laurent, en face du masque muet et impénétrable de 
Thérèse: 

C'étaient de douces et calmes soirées. Dans le silence, 
dans l'ombre transparente et attiédie, s'élevaient des 
paroles amicales. On se serrait autour de la table; 
après le dessert, on causait des mille riens de la 
journée, des souvenirs de la veille et des espoirs du 
lendemain^ Camille aimait Laurent, autant qu'il pou- 
vait aimer, en égoïste satisfait, et Laurent semblait lui 
rendre une égale affection ; il y avait entre eux un 
échange de phrases dévouées, de gestes serviables, de 
regards prévenants. Madame Raquin, le visage placide, 
mett^t toute sa paix autour de ses enfants, dans l'air 
tranquille qu'ils respiraient. On eût dit une réunion 
de vieilles connaissances qui se connaissaient jusqu'au 
cœur et qui s'endormaient sur la foi de leur amitié. 

Thérèse, immobile, paisible comme les autres, re- 
gardait ces joies bourgeoises, ces affaissements sou- 



THÉRÈSE RÂQUIN 69 

riants. Et, au fond d*elle, il y avait des rires sauvages ; 
tout son être raillait, tandis que son visage gardait 
une rigidité froide. Elle se disait, avec des raffine- 
ments de volupté, que quelques heures auparavant 
elle était dans la chambre voisine, demi-nue, écbe- 
velée, sur la poitrine de Laurent ; elle se rappelait 
chaque détail de cette après-midi de passion folle, elle 
les étalait dans sa mémoire, elle opposait cette scène 
brûlante à la scène morte qu'elle avait sous les yeux. 
Ah ! comme elle trompait ces bonnes gens, et comme 
elle était heureuse de les tromper avec une impudence 
si triomphante ! Et c'était là, à deux pas, derrière cette 
mince cloison, qu'elle recevait un homme ; c'était là 
qu'elle se vautrait dans les àpretés de l'adultère. Et 
son amant, à cette heure, devenait un inconnu pour 
elle, un camarade de son mari, une sorte d'imbécile 
et d'intrus dont elle ne devait pas se soucier. Cette 
comédie atroce, ces duperies de la vie, cette compa- 
raison entre les baisers ardents du jour et l'indifférence 
jouée du soir, donnaient des ardeurs nouvelles au sang 
de la jeune femme. 

Lorsque madame Raquin et Camille descendaient, 
par hasard, Thérèse se levait d'un bond, collait silen- 
cieusement, avec une énergie brutale, ses lèvres sur les 
lèvres de son amant, et restait ainsi, haletant, étouffant, 
' jusqu'à ce qu'elle entendît crier le bois des marches de 
l'escalier. Alors, d'un mouvement leste, elle reprenait 
sa place, elle retrouvait sa grimace rechignée. Laurent, 
d'une voix calme, continuait avec Camille la causerie 



70 THÉRÈSE RAQmN 

interrompue* C'était comme un éclair de passion, ra* 
pide et aveuglant, dans un ciel mort. 

Le jeudi , la soirée était un peu plus animée. Lau- 
rent ^ qui, ce jour-lb, s*ennuyait à mourir, se faisait 
pourtant un devoir de ne pas manquer une seule des 
réunions : il voulait , par mesure de prudence , être 
connu et estimé des amis de Camille. Il lui fallait 
écouter les radotages de Grivet et du vieux Michaud ; 
Michaud racontait toujours les mêmes histoires de 
meurtre et de vol; Grivet parlait en même temps 
de ses employés, de ses chefs, de son administration. 
Le jeune homme se réfugiait auprès d*01ivier et de 
Suzanne, qui lui paraissaient d'une bêtise moins assom- 
mante. D'ailleurs , il se hâtait de réclamer le jeu de 
dominos. 

C'était le jeudi soir que Thérèse fixait le jour et 
l'heure de leurs rendez-vous. Dans le trouble du dé- 
part, lorsque madame Raquin et Camille accompa- 
gnaient les invités jusqu'à la porte du passage, la jeune 
femme s'approchait de Laurent, lui parlait bas, lui 
serrait la main. Parfois même, quand tout le monde 
avait le dos tourné, elle l'embrassait, par une sorte de 
fanfaronnade. 

Pendant huit mois, dura cette vie de secousses et 
d'apaisements. Les amants vivaient dans une béatitude 
complète ; Thérèse ne s'ennuyait plus, ne désirait plus 
rien; Laurent, repu, choyé, engraissé encore, avait 
.14 seule crainte de voir cesser cette belle existence. 



IX 



Une aprë&-midi , comme Laurent allait quitter son 
bureau pour courir auprès de Thérèse qui l'attendait, 
son chef le fit appeler et lui signifia qu*à Tavenir il 
lui défendait de s*absenter. Il avait abusé des congés; 
Tadministration était décidée à le renvoyer, s'il sortait 
une seule fois. 

Cloué sur sa chaise, il se désespéra jusqu'au soir. Il 
devait gagner son pain, il ne pouvait se faire mettre à 
la porte. Le soir, le visage courroucé de Thérèse fut 
une torture pour lui. Il ne savait comment expliquer 
son manque de parole à sa maîtresse. Pendant que 
Camille fermait la boutique, il s'approcha vivement de 
la jeune femme : 

— Nous ne pouvons plus nous voir^ lui dit-il à voix 
basse. Mon chef me refuse toute nouvelle permission 
de sortie. 

Camille rentrait. Laurent dut se retirer sans donner 
de plus amples explications, laissant Thérèse sous le 



72 THÉRÈSE RAQUIN 

coup de cette déclaration brutale. Exaspérée, ne vou- 
lant pas admettre qu'on pût troubler ses voluptés, elle 
passa une nuit d'insomnie à bâtir des plans de rendez- 
vous extravagants. Le jeudi qui suivit, elle causa une 
minute au plus avec Laurent. Leur anxiété était d'au- 
tant plus vive qu'ils ne savaient où se rencontrer pour 
se consulter et s'entendre. La jeune femme donna un 
nouveau rendez-vous à son amant, qui lui manqua de 
parole une seconde fois. Dès lors, elle n'eut plus qu'une 
idée fixe, le voir à tout prix. 

Il y avait quinze jours que Laurent ne pouvait ap- 
procher de Thérèse. Alors il sentit combien cette 
femme lui était devenue nécessaire ; Thabitude de la 
volupté lui avait créé des appétits nouveaux , d'une 
exigence aiguë. 11 n'éprouvait plus aucun malaise dans 
les embrassements de sa maîtresse, il quêtait ces em- 
brassements avec une obstination d'animal affamé. Une 
passion de sang avait couvé dans ses muscles; mainte- 
nant qu'on lui retirait son amante, cette passion écla- 
tait avec une violence aveugle ; il aimait à la rage. Tout 
semblait inconscient dans cette florissante nature de 
brute ; il obéissait à des instincts, il se laissait con- 
duire par les volontés de son organisme. Il aurait ri 
aux éclats, un an auparavant, si on lui avait dit qu'il 
serait l'esclave d'une femme, au point de compromettre 
ses tranquillités. Le sourd travail des désirs s'était opéré 
en lui, à son insu, et avait fini par le jeter, pieds et poings 
liés, aux caresses fauves de Thérèse. A cette heure, 
il redoutait d'oublier la prudence, il n'osait venir, le 



THÉRÈSE RÂQUIN 73 

soir, au passage du Pont-Neuf, craignant de commettre 
quelque folie« Il ne s'appartenait plus ; sa maîtresse, 
avec ses souplesses de chatte, ses flexibilités ner- 
veuses, s'était glissée peu à peu dans chacune des 
fibres de son corps. 11 avait besoin de cette femme 
pour vivre comme on a besoin de boire et de manger. 

Il aurait certainement fait une sottise, s'il n'avait 
reçu une lettre de Thérèse, qui lui recommandait de 
rester chez lui le lendemain. Son amante lui promet* 
tait de venir le trouver vers les huit heures du soir. 

Au sortir du bureau, il se débarrassa de Camille, en 
disant qu'il était fatigué, qu'il allait se coucher tout 
de suite. Thérèse, après le dtner, joua également son 
rôle ; elle parla <i'une cliente qui avait déménagé sans 
la payer, elle fit la créancière intraitable, elle déclara 
qu'elle voulait aller réclamer son argent. La cliente 
demeurait aux Batignolles. Madame Raquin et Camille 
trouvèrent la course longue, la démarche hasar-* 
deuse; d'ailleurs, ils ne s'étonnèrent pas, ils laissèrent 
partir Thérèse en toute tranquillité, 

La jeune femme courut au Port aux Vins, glissant 
sur les pavés qui étaient gras, heurtant les passants, 
ayant hâte d'arriver. Des moiteurs lui montaient au 
visage ; ses mains brûlaient. On aurait dit une femme 
soûle. Elle gravit rapidement l'escalier de l'hôtel 
meublé. Au sixième étage, essoufflée, les yeux vagues, 
elle aperçut Laurent, penché sur la rampe, qui l'at- 
tendait. 

Elle entra dans le grenier. Ses larges jupes ne pou- 



7& THÉRèsB RAQUIN 

vaient y tenir, tant l'espace était étroit. Elle arracha 
d*une main son chapeau, et s'appuya contre le lit, 
défaillante... 

La fenêtre à tabatière, ouverte toute grande, versait 
les fraîcheurs du soir sur la couche brûlante. Les 
amants restèrent longtemps dans le taudis, comme au 
fond d*un trou. Tout d'un coup, Thérèse entendit l'hor- 
loge de la Pitié sonner dix heures. Elle aurait voulu 
être sourde ; elle se leva péniblement et regarda le 
grenier qu'elle n'avait pas encore vu. Elle chercha son 
chapeau , noua les rubans , et s'assit eu disant d'une 
voix lente : 

— 11 faut que je parte. 

Laurent était venu s'agenouiller devant elle. Il lui 
prit les mains. 

— Au revoir, reprit-elle sans bouger. 

— Non pas au revoir, s'4cria-t-il , cela est trop 
vague... Quel jour reviendras-tu! 

Elle le regarda en face. 

— Tu veux de la franchise ? dit-elle. Eh bien ! vrai, 
je crois que je ne l'eviendrai plus. Je n'ai paç de pré- 
texte, je ne puis en inventer. 

— Alors, il faut nous dire adieu. 

— Non, je ne veux pas ! 

Elle prononça ces mots avec une colère épouvantée. 
Elle ajouta plus doucement, sans savoir ce qu'elle di- 
sait, sans quitter sa chaise : 

— Je vais m'en aller. 

Laurent songeait. Il pensait à Camille. 



THÉRÈSE RAQUIN 75 

— Je ne lui en veux pas, dit-il enfin sans le nom- 
mer; mais vraiment il nous gêne trop... Est-ce que tu 
ne pourrais pas nous en débarrasser, l'envoyer en 
voyage, quelque part, bien loinî 

— Ah ! oui, l'envoyer en voyage ! reprit la jeune 
femme en hocKant la tète. Tu crois qu'un homme 
comme ça consent à voyager... Il n'y a qu'un voyage 
dont on ne revient pas. . . Mais il nous enterrera 
tous ; ces gens qui n'ont que le souffle ne meurent 
jamais. 

Il y eut un^ silence. Laurent se tratna sur les ge- 
noux, se serrant contre sa maîtresse, appuyant la tête 
contre sa poitrine. 

— J'avais fait un rêve, dit-il ; je voulais passer une 
nuit entière avec toi, m'endormir dans tes bras et me 
réveiller le lendemain sous tes baisers... Je voudrais 
être ton mari... Tu comprends? 

— Oui, oui, répondit Thérèse, frissonnante. 

Et elle se pencha brusquement sur le visage de 
Laurent, qu'elle couvrit de baisers. Elle égratignait les 
brides de son chapeau contre la barbe rude du jeune 
homme ; elle ne songeait plus qu'elle était habillée et 
qu'elle allait froisser ses vêtements. Elle sanglotait, 
elle prononçait des paroles haletantes au milieu de 
ses larmes. 

-— Ne dis pas ces choses, répétait*ell0, car je n'au- 
rais plus la force de te quitter, je resterais là. . . Donne^ 
moi du courage plutôt; dis-moi que nous nous ver- 
rons encore... N'est-ce pas que tu as besoin de moi et 



76 THÉRÈSE RAQUIN 

que nous trouverons bien un jour le moyen de vivre 
ensemble? 

— Alors, reviens, reviens demain, lui répondit Lau- 
rent, dont les mains tremblantes montaient le long de 
sa taille. 

— Mais je ne puis revenir... Je te Tai dit, je n*ai pas 
de prétexte. 

Elle se tordait les bras. Elle reprit : 

— Oh! le scandale ne me fait pas peur. En ren- 
trant, si tu veux, je vais dire à Camille que tu es mon 
amant, et je reviens coucher ici... C'est pour toi que 
je tremble ; je ne veux pas déranger ta vie, je désire 
te faire une existence heureuse. 

Les instincts prudents du jeune homme se réveil- 
lèrent. 

— Tu as raison, dit-il, il ne faut pas agir comme des 
enfants. Âh! si ton mari mourait... 

— Si mon mari mourait... répéta lentement Thé- 
rèse. 

— Nous nous marierions ensemble, nous ne crain- 
drions plus rien, nous jouirions largement de nos 
amours... Quelle bonne et douce vie! 

La jeune femme s'était redressée. Les joues pâles, 
elle regardait son amant avec des yeux sombres; des 
battements agitaient ses lèvres. 

— Les gens meurent quelquefois , murmura-t-elle 
enfin. Seulement, c'est dangereux pour ceux qui sur- 
vivent. 

Laurent ne répondit pas. 



THÉRÈSE RAQUIN 77 

*- Vois-tu, continua-t-elle, tous les moyens connus 
sont mauvais. 

— Tu ne m'a pas compris, dit-il paisiblement. Je ne 
suis pas un sot, je veux t*aimer en paix... Je pensais 
qu'il arrive des accidents tous les jours, que le pied 
peut glisser, qu'une tuile peut tomber. . . Tu comprends ? 
Dans ce dernier cas, le vent seul est coupable. 

Il parlait d'une voix étrange. Il eut un sourire et 
ajouta d'un ton caressant : 

— Va, sois tranquille, nous nous aimerons bien, 
nous vivrons heureux... Puisque tu ne peux venir, j'ar- 
rangerai tout cela... Si nous restons plusieurs mois 
sans nous voir, ne m'oublie pas, songe que je travaille 
à nos félicités. 

Il saisit dans ses bras Thérèse, qui ouvrait la porte 
pour partir. 

— Tu es à moi, n'est-ce pas? continua-t-il. Tu jures 
de te livrer entière, à toute heure, quand je voudrai. 

— Oui, cria la jeune femme, je t'appartiens, fais de 
moi ce qu'il te plaira. 

Ils restèrent un moment farouches et muets. Puis 
Thérèse s'arracha avec brusquerie, et, sans tourner la 
tète, elle sortit de la mansarde et descendit l'escalier, 
Laurent écouta le bruit de ses pas qui s'éloignaient. 

Quand il n'entendit plus rien, il rentra dans son 
taudis, il se coucha. Les draps étaient tièdes. Il étouf- 
fait au fond de ce trou étroit que Thérèse laissait plein 
des ardeurs de sa passion. Il lui semblait que son souffle 
respirait encore un peu de la jeune femme; elle avait 



78 THÉRÈSE RAQUIN 

passé là, répandant des émanations pénétrantes, des 
odeurs de violette, et maintenant il ne pouvait plus 
serrer entre ses bras que le fantôme insaisissable <le 
sa maîtresse, traînant autour de lui ; il avait la fièvre, 
des amours renaissantes et inassouvies. Il ne ferma 
pas la fenêtre. Couché sur le dos, les bras nus, les 
mains ouvertes, cherchant la fraîcheur, il songea, en 
regardant le carré d*un bleu sombre que le châssis 
taillait dans le ciel. 

Jusqu'au jour, la même idée tourna dans sa tête. 
Avant la venue de Thérèse, il ne songeait pas au 
meurtre de Camille ; il avait parlé de la mort de cet 
homme, poussé par les faits, irrité par la pensée qu'il 
ne reverrait plus son amante. Et c'est ainsi qu'un nou- 
veau coin de sa nature inconsciente venait de se révé- 
ler : il s'était mis à rêver l'assassinat dans les empor- 
tements de l'adultère. 

Maintenant, plus calme, seul au milieu de la nuit 
paisible, il étudiait le meurtre. L'idée de mort, jetée 
avec désespoir entre deux baisers, revenait implacable 
et aiguë. Laurent, secoué par l'insomnie, énervé par 
les senteurs acres que Thérèse avait laissées derrière 
elle, dressait des embûches, calculait les mauvaises 
chances, étalait les avantages qu'il aurait à être as- 
sassin. 

Tous ses intérêts le poussaient au crime. Il se disait 
que son père, le paysan de Jeufosse, ne se décidait 
pas à mourir; il lui faudrait peut-être rester encore 
dix ans employé, mangeant dans les crémeries, vivant 



THKRàSE BAQUW 79 

gai» femme dans un grenier. Cette idée l'exaspérait. 
Au contraire, Camille mort, il épousait Thérèse , il 
héritait de madame Raquin, il donnait sa démission et 
flânait au soleil. Alors, il se plut à rêver cette vie de 
paresseux ; il se voyait déjà oisifs mangeant et dor- 
mant, attendant avec patience la mort de son père. Et 
quand la réalité se dressait au milieu de son rêve, il 
se heurtait contre Camille, il serrait les poings comme 
pour l'assommer. 

Laurent voulait Thérèse ; il la voulait à lui tout seul, 
toujours à portée de sa main. S'il ne faisait pas dispa- 
raître le mari, la femme lui échappait. Elle l'avait dit : 
elle ne pouvait revenir. Il l'aurait bien enlevée, em<- 
portée quelque part, mais alors ils seraient morts de 
faim tous deux. Il risquait moins en tuant le mari ; il 
ne soulevait aucun scandale, il poussait seulement un 
homme pour se mettre à sa place. Dans sa logique 
brutale de paysan, il trouvait ce moyen excellent et 
naturel. Sa prudence native lui conseillait même cet 
expédient rapide. 

II se vautrait sur son lit , en sueur, à plat ventre , 
collant sa face moite dans l'oreiller où avait tratné le 
chignon de Thérèse. Il prenait la toile entre ses lèvres 
séchées, il buvait les parfums légers de ce linge, et il 
restait là , sans haleine , étouffant , voyant passer des 
barres de feu le long de ses paupières closes. Il se 
demandait comment il pourrait bien tuer Camille. 
Puis, quand la respiration lui manquait, il se retour- 
nait d'un bond, se remettait sur le dos, et, les yeux 



80 THÉRÈSE RAQUIN 

grands ouverts, recevant en plein visage ^es souffles 
froids de la fenêtre, il cherchait dans les étoiles, dans 
le carré bleuâtre de ciel, un conseil de meurtre, un 
plan d'assassinat. 

Il ne trouva rien. Comme il Tavait dit à sa mat- 
tresse, il n'était pas un enfant, un sot; il ne voulait ni 
du poignard ni du poison. Il lui fallait un crime sour- 
nois,* accompli sans danger, une sorte d'étouffement 
sinistre, sans cris, sans terreur, une simple dispari- 
tion. La passion avait beau le secouer et le pousser en 
avant ; tout son être réclamait impérieusement la pru- 
dence. Il était trop lâche, trop voluptueux, pour ris- 
quer sa tranquillité. Il tuait afin de vivre calme et 
heureux. 

Peu à peu le sommeil le prit. L'air froid avait chassé 
du grenier le fantôme tiède et odorant de Thérèse. 
Laurent, brisé, apaisé, se laissa envahir par une sorte 
d'engourdissement doux et vague. En s'endormant, il 
décida qu'il attendrait une occasion favorable, et sa 
pensée, de plus en plus fuyante, le berçait en mur- 
murant : « Je le tuerai, je le tuerai. » Cinq minutes 
plus tard,, il reposait, respirant avec une régularité 
sereine. 

Thérèse était rentrée chez elle à onze heures. La 
tête en feu, la pensée tendue, elle arriva au passage 
du Pont-Neuf, sans avoir conscience du chemin par- 
couru. Il lui semblait qu'elle descendait de chez Lau- 
rent, tant ses oreilles étaient pleines encore des paroles 
qu'elle venait d'entendre. £He trouva madame Raquin 



THÉRÈSE RAQUIN 81 

et Camille anxieux et empressés ; elle répondit sèche- 
ment à leurs questions, en disant qu'elle avait fait une 
course inutile et qu'elle était restée une heure sur un 
trottoir à attendre un omnibus. 

Lorsqu'elle se mit au lit, elle trouva les draps froids 
et humides. Ses membres, encore brûlants, eurent des 
frissons de répugnance. Camille ne tarda pas k s'en- 
dormir, et Thérèse regarda longtemps cette fac*e bla- 
farde qui reposait bêtement sur l'oreiller, la bouche 
ouverte. Elle s'écartait de lui, elle avait des envies 
d'enfoncer son poing fermé dans cette bouche. 




Près de trois semaines se passèrent. Laurent rêve* 
nait à la boutique tous les soirs; il paraissait las, 
comme malade ; un léger cercle bleuâtre entourait ses 
yeux, ses lèvres pâlissaient et se gerçaient. D*ailleurs, 
il avait toujours sa tranquillité lourde, il regardait 
Camille en face, il lui témoignait la même amitié 
franche. Madame Raquin choyait davantage Tami de la 
maison, depuis qu*elle le voyait s^endormir dans une 
sorte de fièvre sourde. 

Thérèse avait repris son visage muet et rechigné. ^ 
Elle était plus immobile, plus impénétrable, plus pai* 
sible que jamais. Il semblait que Laurent n'existât pas 
pour elle; elle le regardait à peine, lui adressait de 
rares paroles, le traitait avec une indifférence parfaite. 
Madame Raquin, dont la bonté souffrait de cette atti- 
tude, disait parfois au jeune homme : «c Ne faites pas 
attention à la froideur de ma nièce. Je la connais; son 



THKRiSE BAQUIN 83 

visage paraît froid, maiâ son cœur est chaud de toutes 
les tendresses et de tous les dévouements. » 

Les deux amants n'avaient plus de rendez-vous. 
Depuis la soirée de la rue Saint-Victor, ils ne s'étaient 
plus rencontrés seul à seule. Le soir, lorsqu'il se trou- 
vaient face à face, en apparence tranquilles et étran- 
gers l'un à l'autre, des orages de passion, d'épouvante 
et de désir passaient sous la chair calme de leur visage. 
Et il y avait dans Thérèse des emportements, des lâ- 
chetés, des railleries cruelles ; il y avait dans Laurent 
des brutalités sombres, des indécisions poignantes. 
Eux-mêmes n'osaient regarder au fond de leur être, 
au fond de cette fièvre trouble qui emplissait leur 
cerveau d'une sorte de vapeur épaisse et acre* 

Quand ils pouvaient, derrière une porte, sans parler, 
ils se serraient les mains à se les briser, dans une 
étreinte rude et courte. Ils auraient voulu, mutuelle- 
ment, emporter des lambeaux de leur chair, collés à 
leurs doigts. Ils n'avaient plus que ce serrement de 
mains pour apaiser leurs désirs. Ils y mettaient tout 
leur corps. Ils ne se demandaient rien autre chose. Us 
attendaient. 

Un jeudi soir, avant de se mettre au jeu, les invités 
de la famille Raquin, comme à l'ordinaire, eurent un 
bout de causerie. Un des grands sujets de conversa- 
tion était de parler au vieux Michaud de ses anciennes 
fonctions, de le questionner sur les étranges et si- 
nistres aventures auxquelles il avait dû être mêlé. Alors 
Grivet et Camille écoutaient les histoires du commis- 



8& THÉRÈSE RAQDIN 

saire de police avec la face effrayée et béante des 
petits enfants qui entendent Barbe-Blem ou le Petit 
Poucet. Cela les terrifiait et les amusait. 

Ce jour-là, Michaud, qui venait de raconter un hor- 
rible assassinat dont les détails avaient fait frissonner 
son auditoire, ajouta en hochant la tète : 

— Et Ton ne sait pas tout... Que dé crimes restent 
inconnus ! que d'assassins échappent à la justice des 
hommes I 

— Comment ! dit Grivet étonné, vous croyez qu'il 
y a, comme ça, dans la rue, des canailles qui ont 
assassiné et qu'on n'arrête pas ? 

Olivier se mit à sourire d'un air de dédain. 

— Mon cher Monsieur, répondit-il de sa voix cas- 
sante, si on ne les arrête pas, c'est qu'on ignore qu'ils 
ont assassiné. 

Ce raisonnement ne parut pas convaincre Grivet. 
Camille vint à son secours. 

— Moi, je suis de lavis de M. Grivet, dit-il avec une 
importance béte... J'ai besoin de croire que la police 
est bien faite et que je ne coudoyerai jamais un meur- 
trier sur un trottoir. 

Olivier vit une attaque personnelle dans ces paroles. 

— Certainement, la police est bien faite, s'écria-t-il 
d'un ton vexé... Mais nous ne pouvons pourtant pas 
faire l'impossible. 11 y a des scélérats qui ont appris le 
crime à l'école du diable ; ils échapperaient à Dieu lui- 
même... N'est-ce pas, mon père? 

— Oui, oui, appuya le vieux Michaud... Ainsi, lors- 



THÉRÈSE RAQUIN 85 

que j*étais à Vernon, — vous vous souvenez peut-être 
de cela, madame Baquin, — on assassina un roulier 
sur la grand' route. Le cadavre fut trouvé coupé en 
morceaux, au fond d'un fossé. Jamais on n'a pu mettre 
la main sur le coupable... Il vit peut-être encore 
aujourd'hui, il est peut-être notre voisin, et peut-être 
M. Grivet va-t-il le rencontrer en rentrant chez lui. 

Grivet devint pâle comme un linge. Il n'osait tourner 
la tête ; il croyait que l'assassin du roulier était der- 
rière lui. D'ailleurs, il était enchanté d'avoir peur. 

— Ah bien ! non, balbutia-t-il, sans trop savoir ce 
qu'il disait, ah bien I non, je ne veux pas croire cela... 
Moi aussi, je sais une histoire : Il y avait une fois une 
servante qui fut mise en prison, pour avoir volé à ses 
maîtres un couvert d'argent. Deux mois après, comme 
on abattait un arbre, on trouva le couvert dans un nid 
de pie. C'était une pie qui était la voleuse. On relâcha 
la servante... Vous voyez bien que les coupables sont 
toujours punis. 

Grivet était triomphant. Olivier ricanait. 

— Alors, dit-il, on a mis la pie en prison. 

— Ce n'est pas cela que M. Grivet a voulu dire, 
reprit Camille, fâché de voir tourner son chef en ridi- 
cule... Mère, donne-nous le jeu de dominos. 

Pendant que madame Raquin allait chercher la 
boîte, le jeune homme continua, en s'adressant à Mi- 
chaud : 

— Alors, la police est impuissante, vous l'avouez? 
il y a des meurtriers qui se promènent au soleil? 



86 THÉRàSE RAQUm 

— * Eb ! malheureusement oui, répondit le commis*- 
saire. 

«-<- C'est immoral, conclut Grivet. 

Pendant cette conversation, Thérèse et Laurent 
étaient restés silencieux. Ils n'avaient pas mémo souri 
de la sottise de Grivet. Accoudés tous deux sur la 
table, légèrement pâles, les yeux vagues, ils écou- 
taient. Un moment leurs regards s'étaient rencontrés, 
noirs et ardents. Et de petites gouttes de sueur per- 
laient à la racine des cheveux de Thérèse, et des souf- 
fles froids donnaient des frissons imperceptibles à la 
peau de Laurent. 



f 



XI 



Parfois, le dimanche, lorsqu'il faisait beau, Camille 
forçait Thérèse à sortir avec lui, à faire un bout de 
promenade aux Champs-Elysées. La jeune femme au- 
rait préféré rester dans l'ombre humide de la boutique; 
elle se fatiguait, elle s'ennuyait au bras de son mari 
qui la traînait sur les trottoirs, en s'arrétant aux bou- 
tiques, avec des étonnements, des réflexions, des si- 
lences d'imbécile. Mais Camille tenait bon ; il aimait à 
montrer sa femme; lorsqu'il rencontrait un de ses 
collègues, un de ses chefs surtout, il était tout fier d'é- 
changer un salut avec lui, en compagnie de madame. 
D'ailleurs, il marchait pour marcher, sans presque par- 
ler, roide et contrefait dans ses habits du dimanche, 
traînant les pieds, abruti et vaniteux. Thérèse souffrait 
d'avoir un pareil homme au bras. 

Les jours de promenade, madame Raquin accom- 
pagnait ses enfants jusqu'au bout du passage. Elle les 
embrassait comme s'ils fussent partis pour un voyage. 



88 THÉRÈSE RAQUIN 

Et c'étaient des recommandations sans fin, des prières 
pressantes. 

— Surtout, leur disait-elle, prenez garde aux acci- 
dents... 11 y a tant de voitures dans ce Paris!... Vous 
me promettez de ne pas aller dans la foule... 

Elle les laissait enfin s'éloigner, les suivant long- 
temps des yeux. Puis elle rentrait à la boutique. Ses 
jambes devenaient lourdes et lui interdisaient toute 
longue marche. 

D'autres fois, plus rarement, les époux sortaient de 
Paris : ils allaient à Saint-Ouen ou à Asnières, et man- 
geaient une friture dans un des restaurants du bord de 
l'eau. C'étaient des jours de grande débauche, dont on 
parlait un mois à l'avance. Thérèse acceptait plus vo- 
lontiers, presque avec joie, ces courses qui la rete- 
naient en plein air jusqu'à dix et onze heures du soir. 
Saint-Ouen, avec ses îles vertes, lui rappelait Vernon; 
elle y sentait se réveiller toutes les amitiés sauvages 
qu'elle avait eues pour la Seine, étant jeune fille. Elle 
s'asseyait sur les graviers, trempait ses mains dans la 
rivière^ se sentait vivre sous les ardeurs du soleil que 
tempéraient les souffles frais des ombrages. Tandis 
qu'elle déchirait et souillait sa robe sur les cailloux et 
la terre grasse, Camille étalait proprement son mou- 
choir et s'accroupissait à côté d'elle avec mille pré- 
cautions. Dans les derniers temps, le jeune ménage 
emmenait presque toujours Laurent, qui égayait la 
promenade par ses rires et sa force de paysan. 

Un dimanche, Camille, Thérèse et Laurent partirent 



THÉRÈSE BAQUIN 89 

pour Saint-Ouen vers onze heures, après le déjeuner. 
La partie était projetée depuis longtemps, et devait 
être la dernière de la saison. L*automne venait, des 
souffles froids commençaient, le soir, à faire frisson- 
ner l'air. 

Ce matin-là, le ciel gardait encore toute sa sérénité 
bleue. Il faisait chaud au soleil, et Tombre était tiède. 
On décida qu'il fallait profiter des derniers rayons. 

Les trois promeneurs prirent un fiacre, accompa- 
gnés des doléances^ des effusions inquiètes de la vieille 
mercière. Ils traversèrent Paris et quittèrent le fiacre 
aux fortifications; puis ils gagnèrent Saint-Oueu en 
suivant la chaussée. Il était midi. La route, couverte 
de poussière, largement éclairée par le soleil, avait 
des blancheurs aveuglantes de neige. L'air brûlait, 
épaissi et acre. Thérèse, au bras de Camille, marchait 
à petits pas, se cachant sous son ombrelle, tandis que 
son mari s'éventait la face avec un immense mouchoir. 
Derrière eux venait Laurent, dont les rayons du soleil 
mordaient le cou, sans qu'il parût rien sentir; il sifflait, 
il poussait du pied les cailloux, et, par moments, il 
regardait avec des yeux fauves les balancements de 
hanches de sa maîtresse. 

Quand ils arrivèrent à Saint-Ouen, ils se hâtèrent 
de chercher un bouquet d'arbres, un tapis d^herbe 
verte étalé à l'ombre. Ils passèrent dans une île et 
s'enfoncèrent dans un taillis. Les feuilles tombées fai* 
saient à terre une couche rougeâtre qui craquait sous 
les pieds avec des frémissements secs. Les troncs se 



90 THÉRÈSE RAQQIN 

dressaient droits, ionombrablea, comme des faisceaux 
de colonnettes gothiques ; les branches descendaient 
jusque sur le front des promeneurs, qui avaient ainsi 
pour tout borixon la voûte cuivrée des feuillages mou* 
rants et les fûts blancs et noirs des tremblas et des 
chênes. Ils étaient au désert» dans un trou mélanco- 
lique, dans une étroite clairière silencieuse et fraîche, 
Tout autour d'eux, ils entendaient la Saine gronder. 

Camille avait choisi une place sèche et s'était assis 
en relevant les pans de sa redingote. Thérèse, avec un 
grand bruit de jupes froissées, venait de se jeter sur 
les feuilles ; elle disparaissait à moitié au milieu des 
plis de sa robe qui se relevait autour d'elle, en décou* 
vrant une de ses jambes jusqu'au genou. Laurent, cou* 
ché à plat ventre, le menton dans la terre, regardait 
cette jambe et écoutait son ami qui se fâchait contre 
le gouvernement, en déclarant qu'on devrait changer 
tous les flots de la Seine en jardins anglais, avec des 
bancs, des allées sablées, des arbres taillés, comme 
aux Tuileries. 

Us restèrent près de trois heures dans la clairière, 
attendant que le soleil fût moins chaud, pour courir la 
campagne, avant le dîner. Camille parla de son bu«> 
reau, il conta des histoires niaises ; puis, fatigué, il se 
laissa aller à la renverse et s'endormit ; il avait posé 
son chapeau sur ses yeux. Depuis longtemps, Thérèse, 
les paupières closes, feignait de sommeiller. 

Alors, Laurent se coula doucement vers la jeune 
femme ; il avança les lèvres et baisa sa bottine et sa 



THliRÈSE lUQUIN 91 

cheville. Ce cuir, ce bas blanc qu'il baisait lui brû^ 
laient la bouche. Les senteurs âpres de la terre^ les 
parfums légers de Thérèse se mêlaient et le péné* 
traient, en allumant son sang, en irritant ses nerfs. 
Depuis un mois, il vivait dans une chasteté pleine de 
colàre. La marche au soleil, sur la chaussée de Saint"* 
Ouen, avait mis des flammes en lui. Maintenant, il 
était là, au fond d'une retraite ignorée, au milieu de 
la grande volupté de l'ombre et du silence, et il ne 
pouvait presser contre sa poitrine cette femme qui lui 
appartenait. Le mari allait peut-^tre s'éveiller, le voir, 
déjouer ses calculs de prudence. Toujours cet homme 
était un obstacle. Et Tamant, aplati sur le sol, se ca* 
chant derriàre les jupes, frémissant et irrité, collait 
des baisers silencieux sur la bottine et sur le bas 
blanc. Thérèse, comme morte, ne faisait pas un mou« 
vement. Laurent crut qu'elle dormait. 

Il se leva, le dos brisé, et s'appuya contre un arbre. 
Alors il vit la jeune femme qui regardait en l'air avec 
de grands yeux ouverts et luisants. Sa face, posée 
entre ses bras relevés, avait une pâleur mate, une 
rigidité froide. Thérèse songeait. Ses yeux fixes sem* 
blaient un abtme sombre où l'on ne voyait que de la 
nuit. Elle ne bougea pas, elle ne tourna pas ses re- 
gards vers Laurent, debout derrière elle. 

Son amant la contempla , presque effrayé de la voir 
si immobile et si muette sous ses caresses. Cette tête 
blanche et morte, noyée dans les plis des jupons, lui 
donna une sorte d'effroi plein de désirs cuisants. Il 



92 THÉRÈSE RAQUIN 

aurait voulu se pencher et fermer d'un baiser ces 
grands yeux ouverts. Mais, presque dans les jupons, 
dormait aussi Camille. Le pauvre être, le corps déjeté, 
montrant sa maigreur, ronflait légèrement ; sous le 
chapeau, qui lui couvrait à demi la figure, on aper-- 
cevait sa bouche ouverte, tordue par le sommeil, fai- 
sant une grimace bète; de petits poils roussâtres, 
clair-semés sur son menton grêle, salissaient sa chair 
blafarde, et, comme il avait la tête renversée en ar- 
rière^ on voyait son cou maigre, ridé, au milieu duquel 
le nœud de la gorge, saillant et d'un rouge brique, 
remontait à chaque ronflement. Camille, ainsi vautré, 
était exaspérant et ignoble. 

Laurent, qui le regardait, leva le talon, d'un mou- 
vement brusque. Il allait, d'un coup, lui écraser la 
face* 

Thérèse retint un cri. Elle pâlit et ferma les yeux« 
Elle tourna la tête, comme pour éviter les éclabous- 
sures du sang. 

Et Laurent, pendant quelques secondes, resta, le 
talon en l'air, au-dessus du visage de Camille endormi. 
Puis, lentement, il replia la jambe, il s'éloigna de 
quelques pas. 11 s'était dit que ce serait là un assassi- 
nat d'imbécile. Cette tête broyée lui aurait mis toute 
la police sur les bras. Il voulait se débarrasser de 
Camille uniquement pour épouser Thérèse ; il enten- 
dait vivre au soleil, après le crime, comme le meur- 
trier du roulier, dont le vieux Michaud avait conté 
l'histoire. 



THÉRÈSE RAQUIN 93 

11 alla jusqu'au bord de l'eau, regarda couler la ri- 
vière d'un air stupide. Puis, brusquement, il rentra 
dans le taillis ; il venait enfin d'arrêter un plan, d'in- 
venter un meurtre commode et sans danger pour lui. 

Alors, il éveilla le dormeur en lui chatouillant le nez 
avec une paille. Camille étemua, se leva, trouva la 
plaisanterie excellente. Il aimait Laurent pour ses farces 
qui le faisaient rire. Puis il secoua sa femme, qui te- 
nait les yeux fermés ; lorsque Thérèse se fut dressée 
et qu'elle eut secoué ses jupes, fripées et couvertes de 
feuilles sèches, lés trois promeneurs quittèrent la clai- 
rière, en cassant les petites branches devant eux. 

Ils sortirent de Tile, ils s'en allèrent par les routes^ 
par les sentiers pleins de groupes endimanchés. Entre 
les haies, couraient des filles en robes claires; une 
équipe de canotiers passait en chantant ; des files de 
couples bourgeois, de vieilles gens, de commis avec 
leurs épouses, marchaient à petits pas, au bord des 
fossés. Chaque chemin semblait une rue populeuse et 
bruyante. Le soleil seul gardait sa tranquillité large ; 
il baissait vers l'horizon et jetait sur les arbres rougis, 
sur les routes blanches, d'immenses nappes de clarté 
pâle. Du ciel frissonnant commençait à tomber une 
fraîcheur pénétrsinte. 

Camille ne donnait plus le bras à Thérèse ; il cau- 
sait avec Laurent, riait des plaisanteries et des tours 
de force de son ami, qui sautait les fossés et soulevait 
de grosses pierres. La jeune femme, de l'autre côté de 
la route, s'avançait, la télé penchée, se courbant par- 



9!i THÉRÈSE RAQUIfï 

fois pour arracher une herbe. Quand elle était restée 
en arrière, elle s'arrêtait et regardait de loin son 
amant et son mari. 

--Hé ! tu n*as pas faim T finit par lui crier Ca-- 
miUe. 

-— Si, répondit-elle. 

— Alors, en route l 

Thérèse n*ayait pas faim ; seulement elle était lasse 
et inquiète. Bile ignorait les projets de Laurent, ses 
Jambes tremblaient sous elle d'anxiété. 

Les trois promeneurs revinrent au bord de l'eau et 
cherchèrent un restaurant. Us s'attablèrent sur une 
sorte de terrasse en planches, dans une gargote puant 
la graisse et le vin. La maison était pleine de cris, de 
Chansons, de bruits de vaisselle ; dans chaque cabinet^ 
dans chaque salon, il y avait des sociétés qui parlaient 
haut, et les minces cloisons donnaient une sonorité 
vibrante à tout ce tapage. Les garçons en montant 
faisaient trembler Tescalier* 

En haut, sur la terrasse, les souffles de la rivière 
chassaient les odeurs de graillon. Thérèse, appuyée 
contre la balustrade, regardait sur le quai. A droite et 
k gauche, s'étendaient deux files de guinguettes et de 
baraques de foire ; sous les tonnelles, entre les feuilles 
rares et jaunes, on apercevait la blancheur des nappes, 
les taches noires des paletots, les jupes éclatantes des 
femmes; les gens allaient et venaient, nu -tête, cou- 
rant et riant ; et, au bruit criard de la foule, se mè-^ 
iaient les chansons lamentables des orgues de Barba«- 



THÉRÈSE RAQUIN 95 

rie. Une odeur de friture et de poussière traînait dans 
Tair calme< 

Au-Klessoua de Thérèse, des filles du quartier latin, 
sur un tapts de gazon usé^ tournaient, en chantant une 
ronde enfantine. Le chapeau tombé sur les épaules, 
les cheveux dénoués, elles se tenaient par la main, 
jouant comme des petites filles. Elles retrouvaient 
un filet de voix fraîche, et leurs visages pâles, que 
des caresses brutales avaient martelés, se coloraient 
tendrement de rougeurs de vierges. Dans leurs grands 
yeux impurs, passaient des humidités attendries. Des 
étudiants, fumant des pipes de terre blanche, les regar- 
daient tourner en leur jetant des plaisanteries grasses. 

Et) au delà, sur la Seine, sur les coteaux, descen-^ 
dait la sérénité du soir, un air bleuâtre et vague qui 
noyait les arbres dans une vapeur transparente. 

^ Eh bien i cria Laurent en se penchant sur la 
rampe de Tescalier, garçon, et ce dîner? 

Puis, comme se ravisant : 

— Dis donc, Camille, ajouta«t-il, si nous allions 
faire une promenade sur Teau, avant de nous mettre 
à table?... On aurait le temps de faire rôtir notre pou- 
let. Nous allons nous ennuyer pendant une heure à 
attendre. 

'^ Comme tu voudras, répondit nonchalamment 
Camille... Mais Thérèse a faim. 

— Non, non, je puis attendre, se hâta de dire la 
jeune iemme, que Laurent regardait avec des yeux 
fixes» 



96 THÉRÈSE RAQUm 

lis redescendirent tous trois. En passant devant le 
comptoir, ils retinrent une table, ils arrêtèrent un 
menu, disant qu'ils seraient de retour dans une heure. 
Comme le cabaretier louait des canots, ils le prièrent 
de venir en détacher un. Laurent choisit une mince 
barque, dont la légèreté effraya Camille. 

— Diable, dit-il, il ne va pas falloir remuer là-de- 
dans. On ferait un fameux plongeon. 

La vérité était que le commis avait une peur hor- 
rible de Teau. A Vernon, son état maladif ne lui per- 
mettait pas, lorsqu'il était enfant, d'aller barboter dans 
la Seine; tandis que ses camarades d'école couraient 
se jeter en pleine rivière, il se couchait entre deux 
couvertures chaudes. Laurent était devenu un nageur 
intrépide, un rameur infatigable ; Camille avait gardé 
cette épouvante que les enfants et les femmes ont 
pour les eaux profondes, il tâta du pied le bout du 
canot, comme pour s'assurer de sa solidité. 

— Allons, entre donc, lui cria Laurent en riant... 
Tu trembles toujours. 

Camille enjamba le bord et alla, en chancelant, 
s'asseoir à l'arrière. Quand il sentit les planches sous 
lui, il prit ses aises, il plaisanta, pour faire acte de 
courage. 

Thérèse était demeurée sur la rive, grave et immo- 
bile, à côté de son amant qui tenait l'amarre. Il se 
. baissa, et, rapidement, à voix basse : 

— Prends garde, murmura-t-il, je vais le jeter à 
l'eau... Obéis-moi... Je réponds de tout. 

V 



THÉRÈSE RAQniN 97 

La jeune femme devint horriblement pâle. Elle resta 
comme clouée au sol. Elle se roidissait, les yeux 
agrandis. 

— Entre donc dans la barque, murmura encore 
Laurent* 

Elle ne bougea pas. Une lutte terrible se passait en 
elle. Elle tendait sa volonté de toutes ses forces, car 
elle avait peur d'éclater en sanglots et de tomber à 
terre. 

— Ah! ah! cria Camille... Laurent, regarde donc 
Thérèse... C'est elle qui a peur!... Elle entrera, elle 
n'entrera pas... 

Il s'était étalé sur le banc de l'arrière, les deux 
coudes contre les bords du canot, et se dandinait avec 
fanfaronnade. Thérèse lui jeta un regard étrange ; les 
ricanements de ce pauvre homme furent comme un 
coup de fouet qui la cingla et la poussa. Brusquement, 
elle sauta dans la barque. Elle resta à l'avant. Laurent 
prit les rames. Le canot quitta la rive, se dirigeant 
vers les tles avec lenteur. 

Le crépuscule venait. De grandes ombres tom- 
baient des arbres, et les eaux étaient noires sur les 
bords. Au miUeu de la rivière , il y avait de larges 
traînées d'argent pâle. La barque fut bientôt en pleine 
Seine. Là, tous les bruits des quais s'adoucissaient ; les 
chants, les cris arrivaient, vagues et mélancoliques, 
avec des langueurs tristes. On ne sentail plus l'odeur 
de friture et de poussière. Des fraîcheurs traînaient. 
Il faisait froid. 

6 



98 THÉRÈSE RAQUIN 

Laurent cessa de ramer et laissa descendre le canot 
au fil du courant. 

En face, se dressait le grand massif rougeàtre des 
lies. Les deux rives, d'un brun sombre taché de gris, 
étaient comme deux larges bandes qui allaient se re- 
joindre à Thorizon, L'eau et le ciel semblaient coupés 
dans la même étoffe blanchâtre. Rien n'est plus dou^ 
loureusement calme qu'un crépuscule d'automne. Les 
rayons pâlissent dans l'air frissonnant, les arbres 
vieillis jettent leurs feuilles. La campagne, brûlée par 
les rayons ardents de l'été, sent la mort venir avec les 
premiers vents froids. Et il y a, dans les cieux, des 
souffles plaintifs de désespérance. La nuit descend de^ 
haut, apportant des linceuls dans son ombre. 

Les promeneurs se taisaient. Assis au fond de la 
barque qui coulait avec l'eau, ils regardaient les der- 
nières lueurs quitter les hautes branches. Ils appro- 
chaient des tles. Les grandes masses rougeâtres deve^ 
naient sombres ; tout le paysage se simplifiait dans le 
crépuscule ; la Seine, le ciel, les tles^ les coteaux n'é- 
taient plus que des taches brunes et grises qui s'effa- 
çaient au milieu d'un brouillard laiteux. 

Camille, qui avait fini par se coucher à plat ventre» 
la tête au-dessus de l'eau, trempa ses mains dans la 
rivière. 

— Fichtre ! que c'est froid 1 s'écria-t-il. Il ne ferait 
pas bon de piquer une tète dans ce bouillon-là. 

Laurent ne répondit pas. Depuis un instant il regar*- 
dait les deux rives avec inquiétude ; il avançait ses 



THÉRÈSE RAQUIN 09 

grosses mains sur ses genoux, en serrant les lèvres. 
Thérèse, roide, immobile, la tête un peu renversée, 
attendait. 

La barque allait s'engager dans un petit bras, sombre 
et étroit, s'enfonçant entre deux lies. On entendait, 
derrière l'une des lies, les chants adoucis d'une équipe 
de canotiers qui devaient remonter la Seine. Au loin, 
en amont, la rivière était libre. 

Alors Laurent se leva et prit Camille à bras-le-corps. 
Le commis éclata de rire. 

— Ahl non, tu me chatouilles, dit-il, pas de ces 
plaisanteries -là... Voyons, finis : tu vçis me faire 
tomber. 

I^urent serra plus fort, donna une secousse. Camille 
se tourna et vit la figure effrayante de son ami, toute 
convulsionnée. Il ne comprit pas ; une épouvante vague 
le saisit. Il voulut crier, et sentit une main rude qui 
le serrait à la gorge. Avec l'instinct d'une bête qui se 
défend, il se dressa sur les genoux, se cramponnant 
au bord de la barque. Il lutta ainsi pendant quelques 
secondes. 

— Thérèse! Thérèse! appela -t-il d'une voix étouf- 
fée et sifflante. 

La jeune femme regardait, se tenant des deux mains 
à un banc du canot qui craquait et dansait sur la ri- 
vière. Elle ne pouvait fermer les yeux ; une effrayante 
contraction les tenait grands ouverts, fixés sur le spec- 
tacle horrible de la lutte. Elle éta|t rigide, muette. 



100 THÉRÈSE RAQUIN 

— Thérèse I Thérèse ! appela de nouveau le mal- 
heureux qui râlait. 

 ce dernier appel, Thérèse éclata en sanglots. Ses 
nerfs se détendaient. La crise qu'elle redoutait la jeta 
toute frémissante au fond de la barque. Elle y resta 
pliée, pâmée, morte. 

Laurent secouait toujours Camille, en le serrant 
d'une main à la gorge. Il finit par Tarracher de la 
barque à l'aide de son autre main. Il le tenait en Tair, 
ainsi qu'un enfant, au bout de ses bras vigoureux. 
Comme il penchait la tête, découvrant le cou, sa vic- 
time, folle de rage et d'épouvante, se tordit, avança 
les dents et les enfonça dans ce cou. Et lorsque le 
meurtrier^ retenant un cri de souffrance, lança brus- 
quement le commis à la rivière, les dents de celui-ci 
lui emportèrent un morceau de chair. 

Camille tomba en poussant un hurlement. Il revint 
deux ou trois fois sur l'eau, jetant des cris de plus en 
plus sourds. 

Laurent ne perdit pas une seconde. Il releva le col- 
let de son paletot pour cacher sa blessure. Puis, il sai- 
sit entre ses bras Thérèse évanouie, fit chavirer le 
canot d'un coup de pied, et se laissa tomber dans la 
Seine en tenant sa maîtresse. Il la soutint sur l'eau, 
appelant au secours d'une voix lamentable. 

Les canotiers, dont il avait entendu les chants der- 
rière la pointe de Ttle, arrivaient à grands coups de 
rames. Ils comprirent qu'un malheur venait d'avoir 
lieu : ils opérèrent le sauvetage de Thérèse qu'ils cou- 



THÉRÈSE RAQUIN 101 

chèrent sur un banc, et de Laurent qui se mit à se 
désespérer de la mort de son ami. Il se jeta à Teau, il 
chercha Camille dans les endroits où il ne pouvait être, 
il revint en pleurant, en se tordant les bras, en s*ar- 
rachant les cheveux. Les canotiers tentaient de le cal- 
mer, de le consoler. 

— C'est ma faute, .criait-il, je n'aurais pas dû lais- 
ser ce pauvre garçon danser et remuer comme il le 
faisait... A un moment, nous nous sommes trouvés 
tous les trois du même côté de la barque, et nous 
avons chaviré... En tombant, il m*a crié de sauver sa 
femme... 

Il y eut, parmi les canotiers, comme cela arrive 
toujours, deux ou trois jeunes gens qui voulurent avoir 
été témoins de l'accident. 

— Nousvousavons bien vus, disaient-ils... Aussi, que 
diable I «ne barque, ce n'est pas aussi solide qu'un 
parquet... Ah ! la pauvre petite femme, elle va avoir 
un beau réveil ! 

Ils reprirent leurs rames, ils remorquèrent le canot 
et conduisirent Thérèse et Laurent au restaurant, où 
le dîner était prêt. Tout Saint-Ouen sut l'accident 
en quelques minutes. Les canotiers le racontaient 
comme des témoins oculaires. Une foule apitoyée sta- 
tionnait devant le cabaret. 

Le gargotier et sa femme^ étaient de bonnes gens qui 
mirent leur garde-robe au service des naufragés. Lors- 
que Thérèse sortit de son évanouissement, elle eut 
une crise de nerfs, elle éclata en sanglots déchirants ; 

6. 



102 THÉRÎSE RAQUIN 

il fallut la mettre au lit. La nature aidait à la sinistre 
comédie qui venait de se jouer. 

Quand la jeune femme fut plus calme, Laurent la 
confia aux soins des mattres du restaurant. Il vou-- 
lut retourner seul à Paris, pour apprendre Taffreuse 
nouvelle à madame Raquin, avec tous les ménage- 
ments possibles. La vérité était qu'il craignait l'exal- 
tation nerveuse de Thérèse. Il préférait lui laisser le 
temps de réfléchir et d'apprendre son rôle. 

Ce furent les canotiers qui mangèrent le dtner de 
Camille. 



XII 



Laurent, dans le coin sombre de la voiture publique 
qui le ramena à Paris, acheva de mûrir son plan. Il 
était presque certain de l'impunité. Une joie lourde et 
anxieuse, la joie du crime accompli, l'emplissait. Ar- 
rivé à la barrière de Clichy, il prit un fiacre, il se fit 
conduire chez le vieux Michaud, rue de Seine. Il était 
neuf heures du soir. 

Il trouva l'ancien commissaire de police à table, en 
compagnie d'Olivier et de Suzanne. Il venait là, pour 
chercher une protection, dans le cas où il serait soup- 
çonné, et pour s'éviter d'aller annoncer lui-même 
l'affreuse nouvelle à madame Raquin. Cette démarche 
lui répugnait étrangement; il s'attendait à un tel 
désespoir qu'il craignait de ne pas jouer son rôle avec 
assez de larmes ; puis la douleur de cette mère lui 
était pesante, bien qu'il s*en souciât médiocrement au 
fond. 

Lorsque Michaud le vit entrer vêtu de vêtements 
grossiers, trop étroits pour lui, il le questionna du re-> 



10^ THÉRÈSE RAQUIN 

gard. Laurent fit le récit de Taccident, d'une voix bri* 
sée, comme tout essoufflé de douleur et de fatigue. 

— Je suis venu vous chercher, dit-il en terminant, 
je ne savais que faire des deux pauvres femmes si 
cruellement frappées... Je n'ai point osé aller seul chez 
la mère. Je vous en prie, venez avec moi. 

Pendant qu'il parlait, Olivier le regardait fixement, 
avec des regards droits qui l'épouvantaient. Le meur- 
trier s'était jeté, tête baissée, dans ces gens de police, 
par un coup d'audace qui devait le sauver. Mais il ne 
pouvait s'empêcher de frémir, en sentant leurs yeux 
qui Texaminaient; il voyait de la méfiance où il n'y 
avait que de la stupeur et de la pitié. Suzanne, plus 
frêle et plus pâle, était près de s'évanouir. Olivier, 
que l'idée de la mort effrayait et dont le cœur restait 
d'ailleurs parfaitement froid , faisait une grimace de 
surprise douloureuse, en scrutant par habitude le vi- 
sage de Laurent, sans soupçonner le moins du monde 
la sinistre vérité. Quant au vieux Michaud, il poussait 
des exclamations d'effroi, de commisération, d'étonne- 
ment; il sç remuait sur sa chaise, joignait les mains, 
levait les yeux au ciel. 

— Ah! mon Dieu, disait-il d'une voix entrecoupée, 
ahl mon Dieu, l'épouvantable chose I... On sort de 
chez soi, et l'on meurt, comme ça, tout d'un coup... 
C'est horrible... Et cette pauvre madame Raquin, cette 
mère, qu'allons-nous lui dire?... Certainement, vous 
avez bien fait devenir nous chercher... Nous allons 
avec vous... 



THÉRÈSE RAQUIN 105 

Il se leva, il tourna, piétina dans la pièce pour trou- 
ver sa canne et son chapeau, et, tout en courant, il fit 
répéter à Laurent les détails de la catastrophe» s'excla- 
mant de nouveau à chaque phrase. 

Ils descendirent tous quatre. A l'entrée du passage 
du Pont-Neuf, Michaud arrêta Laurent. 

— Ne venez pas, lui dit-il; votre présence serait 
une sorte d'aveu brutal qu'il faut éviter... La malheu- 
reuse mère soupçonnerait un malheur et nous forcerait 
à avouer la vérité plus tôt que nous ne devons la lui 
dire... Attendez-nous ici. 

Cet arrangement soulagea- le meurtrier, qui frisson- 
nait à la pensée d'entrer dans la boutique du passage* 
Le calme se fit en lui, il se mit à monter et k descendre 
le trottoir, allant et venant en toute paix. Par moments» 
il oubliait les faits qui se passaient, il regardait les 
boutiques, sifflait entre ses dents, se retournait 
pour voir les femmes qui le coudoyaient. Il resta ainsi 
une grande demi-heure dans la rue, retrouvant de plus 
en plus son sang-froid. 

Il n'avait pas mangé depuis le matin ; la faim le prit, 
il entra chez un pâtissier et se bourra de gâteaux. 

Dans la boutique du passage, une scène déchirante 
se passait. Malgré les précautions, les phrases adou- 
cies et amicales du vieux Michaud, il vint un instant 
où madame Raquin comprit qu'un malheur était arrivé 
à son fils. Dès lors, elle exigea la vérité avec un em- 
portement de désespoir, une violence de larmes et 
de cris qui firent plier son vieil ami. Et, lorsqu'elle 



106 THÉRÈSE RAQUIN 

connut la vérité, sa douleur fut tragique. Elle eut des 
sanglots sourds, des secousses qui la jetaient en ar"> 
rière, une crise folle de terreur et d^angoisse; elle 
resta là étouffant, jetant de temps à autre un cri aigu 
dans le grondement profond de sa douleur. Elle se 
serait traînée à terre, si Suzanne ne Tavait prise à la 
taille, pleurant sur ses genoux, levant vers elle sa face 
pâle. Olivier et son père se tenaient debout, énervés et 
muets, détournant la tête, émus désagréablement par 
ce spectacle dont leur égoïsme souffrait. 

Et la pauvre mère voyait son fils roulé dans les eaux 
troubles de la Seine, le corps roidi et horriblement 
gonflé ; en même temps^ elle le voyait tout petit dans 
son berceau, lorsqu'elle chassait la mort penchée sur 
lui. Elle l'avait mis au monde plus de dix fois , elle 
l'aimait pour tout Tamour qu'elle lui témoignait depuis 
trente ans. Et voilà qu'il mourait loin d'elle, tout d'un 
coup, dans Teau froide et sale, comme un chien. Elle 
se rappelait alors les chaudes couvertures au milieu 
desquelles elle l'enveloppait. Que de soins, quelle en- 
fance tiède, que de cajoleries et d'effusions tendres, 
tout cela pour le voir un jour se noyer misérablement! 
 ces pensées, madame Raquin sentait sa gorge se 
serrer; elle espérait qu'elle allait mourir, étranglée 
par le désespoir. 

Le vieux Michaud se hâta de sortir. 11 laissa Suzanne 
auprès de la mercière, et revint avec Olivier cher- 
cher Laurent pour se rendre en toute hâte à Saint* 
Ouen. 



THÉRÈSE RAQUIN 107 

Pendant la route, ils échangèrent à peine quelques 
mots. Us s'étaient enfoncés chacun dans un coin du 
fiacre qui les cahotait sur les pavés. Ils restaient im- 
mobiles et muets au fond de Tombre qui emplissait la 
voiture* Et, par instants, le rapide rayon d'un bec de 
gaz jetait une lueur vive sur leurs visages. Le sinistre 
événement^ qui les réunissait, mettait autour d'eux une 
sorte d'accablement lugubre. 

Lorsqu'ils arrivèrent enfin au restaurant du bojrd de 
l'eau, il trouvèrent Thérèse couchée, les mains et la 
tête brûlantes. Le traiteur leur dit à demi-voix que la 
jeune dame avait une forte fièvre. La vérité était que 
Thérèse, se sentant faible et lâche» craignant d'avouer 
le meurtre dans une crise , avait pris le parti d'être 
malade. Elle gardait un silence farouche, elle tenait les 
lèvres et les paupières serrées, ne voulant voir per- 
sonne, redoutant de parler. Le drap au menton, la face 
à moitié dans roreilieï*, elle se faisait toute petite, elle 
écoutait avec anxiété ce qu'on disait autour d'elle. Et, 
au milieu de la lueur rougeâtre que laissaient passer 
ses paupières closes, elle voyait toujours Camille et 
Laurent luttant sur le bord de la barque, ôlle aperce- 
vait son mari, blafard, hotrible, grandi, qui se dressait 
tout droit au-dessus d'une eau limoneuse. Cette vision 
implacable activait la fièvre de son sang. 

Le vieux Michaud essaya de lui potier, de la con*- 
soler. Elle fit un mouvement d'impatience, elle se re* 
tourna et se mit de nouveau à sangloter. 

•^ Lai8Sôz«la, Monsieur, dit te restaurateur, elle 



108 ' THÉRÈSE R.4QUIN 

frissonne au moindre bruit* •• Voyez-vous, elle aurait 
besoin de repos. 

En bas, dans la salle commune, il y avait un agent 
de police qui verbalisait sur l'accident. Michaud et son 
fils descendirent, suivis de Laurent. Quand Olivier eut 
fait connaître sa qualité d'employé supérieur de la 
Préfecture, tout fut terminé en dix minutes. Les cano- 
tiers étaient encore là, racontant la noyade dans ses 
moindres circonstances, décrivant la façon dont les 
trois promeneurs étaient tombés, se donnant comme 
des témoins oculaires. Si Olivier et son père avaient 
eu le moindre soupçon, ce soupçon se serait évanoui, 
devant de tels témoignages. Mais ils n'avaient pas 
douté un instant de la véracité de Laurent ; ils le pré- 
sentèrent au contraire à Tagent de police comme le 
meilleur ami de la victime , et ils eurent le soin de 
faire mettre dans le procès- verbal que le jeune homme 
s'était jeté à l'eau pour sauver Camille Raquin. Le len- 
demain, les journaux racontèrent l'accident avec un 
grand luxe de détails; la malheureuse mère, la veuve 
inconsolable, l'ami noble et courageux, rien ne man* 
quait a ce fait-divers, qui fit le tour de la presse pari- 
sienne et qui alla ensuite s'enterrer dans les feuilles 
des départements. 

Quand le procès-verbal fut achevé, Laurent sentit 
une joie chaude qui pénétra sa chair d'une vie nou- 
velle. Depuis l'instant où sa victime lui avait enfoncé 
les dents dans le cou, il était comme roidi, il agissait 
mécaniquement, d'après un plan arrêté longtemps à 



THÉRÈSE RAQOIN 109 

ravance. L'instinct de la conservation seul le poussait, 
lui dictait ses paroles, lui conseillait ses gestes. A cette 
heure, devant la certitude de l'impunité, le sang se 
remettait à couler dans ses veines avec des lenteurs 
douces. La police avait passé à c^té de son crime , et 
la police n'avait rien vu; elle était dupée, elle venait 
de Tacquitter. 11 était sauvé. Cette pensée lui fil éprouver 
tout le long du corps des moiteurs de jouissance; des 
chaleurs qui rendirent la. souplesse à ses membres et 
à son intelligence. 11 continua son rôle d'ami éploré 
avec une science et un aplomb incomparables. Au fond, 
il avait des satisfactions de brute ; il songeait à Thérèse 
qui était couchée dans la chambre, en haut. 

— Nous ne pouvons laisser ici cette malheureuse 
jeune femme, dit-il à Michaud. Elle est peut-être me- 
nacée d'une maladie grave, il faut la ramener abso- 
lument à Paris... Venez, nous la déciderons à nous 
suivre. 

En haut, il parla, il supplia lui-même Thérèse de se 
lever, de se laisser conduire au passage du Pont-Neuf. 
Quand la jeune femme entendit le son de sa voix, elle 
tressaillit, elle ouvrit ses yeux tout grands et le re- 
garda. Elle était hébétée, frissonnante. Péniblement, 
elle se dressa sans répondre. Les hommes sortirent^ 
la laissant seule avec la femme du restaurateur. Quand 
elle fut habillée, elle descendit en chancelant et monta 
dans le fiacre, soutenue par Olivier. 

Le voyage fut silencieux. Laurent, avec une audace 
et une impudence parfaites, glissa sa main le long des 

7 



110 THÉRÈSE RAQOIN 

jupes de la jeune femme et lui prit les doigts. Il était 
assis en face d'elle, dans une ombre flottante ; il ne 
voyait pas sa figure qu*elle tenait baissée sur sa poi- 
trine. Quand il eut saisi sa main, il la lui serra avec 
force et la garda dans la sienne jusqu'à la rue Maza* 
fine. Il sentait cette main trembler ; mais elle ne se 
retirait pas, elle avait au contraire des caresses brus- 
ques. Et, Tune dans l'autre, les mains brûlaient ; les 
paumes moites se collaient, et les doigts, étroitement 
pressés, se meurtrissaient à chaque secousse. Il sem- 
\)lait à Laurent et à Thérèse que le sang de Tun allait 
dans la poitrine de l'autre en passant par leurs poings 
unis ; ces poings devenaient un foyer ardent où leur 
vie bouillait. Au milieu de la nuit et du silence navré 
qui traînait, le furieux serrement de main qu'ils échan- 
geaient était comme un poids écrasant jeté sur la tête 
de Camille pour le maintenir sous l*eau. 

Quand le fiacre s'arrêta, Michaud et son fils descen- 
dirent les premiers. Laurent se pencha vers sa maî- 
tresse, et, doucement : 

— Sois forte, Thérèse, murmura4-il... Nous avons 
longtemps à attendre... Souviens- toi. 

La jeune femme n*âvait pas encore parlé. Elle ouvrit 
les lèvres pour la première fois depuis la mort de son 
mari. 

— Oh I je me souviendrai, dit-elle en frissonnant, ' 
d'une voix légère comme un souffle. 

Olivier lui tendait la main, Tinvitant à descendre. 
Laurent alla, cette fois, jusqu'à la boutique. Madame 



THÉRÈSE KAQUIN 111 

Raquia était couchée, en proie h un violent délire. 
Thérèse se traîna jusqu'à son lit, et Suzanne eut à peine 
le temps de la déshabiller. Rassuré, voyant que tout 
s'arrangeait à souhait, Laurent se retira. 11 gagna len- 
tement son taudis de la rue Saint-Victor. 

Il était plus de minuit. Un air frais courait dans les 
rues désertes et silencieuses. Le jeune homme n'en- 
tendait que le bruit régulier de ses pas sonnant sur les 
dalles des trottoirs. La fraîcheur le pénétrait de bien- 
être ; le silence, Tombre lui donnaient des sensations 
rapides de volupté. Il flânait. 

Enfin, il était débarrassé de son crime. Il avait tué 
Camille. C'était là une affaire faite dont on ne parlerait 
plus. Il allait vivre tranquille, en attendant de pouvoir 
prendre possession de Thérèse. La pensée du meurtre 
l'avait parfois étouffé ; maintenant que le meurtre était 
accompli, il se sentait la poitrine libre, il respirait à 
l'aise, il était guéri des souffrances que Thésitation et 
la crainte mettaient en lui. 

Au fond, il était un peu hébété, la fatigue alourdis- 
sait ses membres et ses pensées. Il rentra et s*endor- 
mit profondément. Pendant son sommeil , de légères 
crispations nerveuses couraient sur son visage. 



\r 




Xîll 



Le lendemain, Laurent s'éveilla frais et dispos. 11 
avait bien dormi. L*air froid qui entrait par la fenêtre 
fouettait son sang alourdi. Il se rappelait à peine les 
scènes de la veille; sans la cuisson ardente qui«le brû- 
lait au cou, il aurait pu croire qu'il s'était couché à 
dix heures, après une soirée calme. La morsure de 
Camille était comme un fer rouge posé sur sa peau ; 
lorsque sa pensée se fut arrêtée sur la douleur que lui 
causait cette entaille, il en souffrit cruellement. Il lui 
semblait qu'une douzaine d'aiguilles pénétraient peu à 
peu dans sa chair. 

Il rabattit le col de sa chemise et regarda la plaie 
dans un méchant miroir de quinze sous accroché au 
mur. Cette plaie faisait un trou rouge, large comme 
une pièce de deux sous; la peau avait été arrachée, la 
chair se montrait, rosâtre, avec des taches noires; des 
filets de sang avaient coulé jusqu'à l'épaule, en minces 
tratnées qui s'écaillaient. Sur le cou blanc, la morsure 



THÉRÈSE RAQUIN 113 

paraissait d'un brun sourd et puissant; elle se trouvait 
à droite, au-dessous de l'oreille. Laurent, le dos 
courbé, le cou tendu, regardait, et le miroir verdâtre 
donnait à sa face une grimace atroce. 

Il se lava à grande eau, satisfait de son examen, se 
disant que la blessure serait cicatrisée au bout de quel- 
ques jours. Puis il s'habilla et se rendit à son bureau, 
tranquillement, comme à l'ordinaire. Il y conta l'acci- 
dent d'une voix émue. Lorsque ses collègues eurent lu 
le fait-divers qui courait la presse, il devint un véri- 
table héros. Pendant une semaine, les employés du 
chemin de fer d'Orléans n'eurent pas d'autre sujet de 
conversation: ils étaient tout fiers qu'un des leurs se 
fût noyé. Grivet ne tarissait pas sur l'imprudence qu'il 
y a à s'aventurer en pleine Seine, quand il est si facile 
de regarder couler l'eau en traversant les ponts. 

Il restait à Laurent une inquiétude sourde. Le décès 
de Camille n'avait pu être constaté officiellement. Le 
mari de Thérèse était bien mort, mais le meurtrier 
aurait voulu retrouver son cadavre pour qu'un acte for- 
mel fût dressé. Le lendemain de l'accident, on avait 
inutilement cherché le corps du noyé ; on pensait qu'il 
s'était sans doute enfoui au fond de quelque trou, sous 
les berges des îles. Des ravageurs fouillaient active- 
ment la Seine pour toucher la prime. 

Laurent se donna la tâche de passer chaque matin 
par la Morgue, en se rendant à son bureau. Il s'était 
juré de faire lui-même ses affaires. Malgré les répu- 
gnances qui lui soulevaient le cœur, malgré les fris- 



114 TH£R£SE RAQUIN 

sons qui le secouaient parfois, il alla pendant plus de 
huit jours, régulièrement, examiner le visage de tous 
les noyés étendus sur les dalles. 

Lorsqu'il entrait, une odeur fade, une odeur de cbair 
lavée récœurait, et des souffles froids couraient sur sa 
peau ; l'humidité des murs semblait alourdir ses vête- 
ments, qui devenaient plus pesants à ses épaules. Il 
allait droit au vitrage qui sépare les spectateurs des 
cadavres; il collait sa face pâle contre les vitres, il 
regardait. Devant lui s'alignaient les rangées de dalles 
grises. Çà et là, sur les dalles, des corps nus faisaient 
des taches vertes et jaunes, blanches et rouges; cer-* 
tains corps gardaient leurs chairs vierges dans la ri- 
gidité de la mort; d'autres semblaient des tas da 
viandes sanglantes et pourries. Au fond, contre le mur, 
pendaient des loques lamentables, des jupes et des 
pantalons qui grimaçaient sur la nudité du plâtre. 
Laurent ne voyait d'abord que Tensemble blafard des 
pierres et des murailles, taché de roux et de noir par 
les vêtements et les cadavres. Un bruit d'eau courante 
chantait. 

Peu à peu il distinguait les corps. Alors il allait de 
l'un à l'autre. Les noyés seuls l'intéressaient; quand il 
y avait plusieurs cadavres gonflés et bleuis par l'eau, 
il les regardait avidement , cherchant à reconnattre 
Camille. Souvent, les chairs de leur visage s'en allaient 
par lambeaux, les os avaient troué la peau amollie, la 
face était comme bouillie et désossée. Laurent hésitait; 
il examinait les corps, il tâchait de retrouver les mai* 



THBRàSB RAQUIN 115 

greurs de sa victime. Mais tous les noyés sont gras ; il 
voyait des ventres énormes, des cuisses bouffies, des 
bras ronds et forts. 11 ne savait plus, il restait frisson* 
nant en face de ces baillons verdàtres qui semblaient 
se moquer avec des grimaces horribles. 

Un matin, il fut pris d'une véritable épouvante. Il 
regardait depuis quelques minutes un noyé, petit de 
taille, atrocement défiguré. Les chairs de ce noyé 
étaient tellement molles et dissoutes, que Teau cou- 
rante qui les lavait les emportait brin à brin. Le jet 
qui tombait sur la face, creusait un trou à gauche au 
nez. Et, brusquement, le nez s'aplatit, les lèvres se 
détachèrent, montrant des dents blanches. La tète du 
noyé éclata de rire. 

Chaque fois qu'il croyait reconnaître Camille, Lau<» 
rent ressentait une brûlure au cœur. Il désirait ardem- 
ment retrouver le corps de sa victime, et des lâchetés 
le prenaient, lorsqu'il s'imaginait que ce corps était 
devant lui. Ses visites à la Morgue l'emplissaient de 
cauchemars, de frissons qui le faisaient haleter. Il se-- 
couait ses peurs, il se traitait d'enfant, il voulait être 
fort; mais, malgré lui, sa chair se révoltait, le dégoût et 
l'eifroi s'emparaient de son être, dès qu'il se trouvait 
dans rhumidité et l'odeur fade de la salle. 

Quand il n'y avait pas de noyés sur la dernière ran- 
gée de dalles, il respirait à Taise; ses répugnances 
étaient moindres. Il devenait alors un simple curieux, 
il prenait un plaisir étrange à regarder la mort vio- 
lente en face, dans ses attitudes lugubrement bizarres 



116 THÉRÈSE RAQUIN 

et grotesques. Ce spectacle Tamusait, surtout lorsqu'il 
y avait des femmes étalant leur gorge nue. Ces nudités 
brutalement étendues, tachées de sang, trouées par 
endroits, l'attiraient et le retenaient. Il vit, une fois, 
une jeune femme de vingt ans, une fille du peuple, 
large et forte, qui semblait dormir sur la pierre; son 
corps frais et gras blanchissait avec des douceurs de 
teinte d'une grande délicatesse; elle souriait à demi, la 
tète un peu penchée, et tendait la poitrine d'une façon 
provocante ; on aurait dit une courtisane vautrée, si 
elle n'avait eu au cou une raie noire qui lui mettait 
comme un collier d'ombre; c'était une fille qui venait 
de se pendre par désespoir d'amour. Laurent la re- 
garda longtemps, promenant ses regards sur sa chair, 
absorbé dans une sorte de désir peureux. 

Chaque matin, pendant qu'il était là, il entendait 
derrière lui le va-et-vient du public qui entrait et qui 
sortait. 

La Morgue est un spectacle à la portée de toutes 
les bourses, que se payent gratuitement les passants 
pauvres ou riches. La porte est ouverte, entre qui 
veut. 11 y a des amateurs qui font un détour pour ne 
pas manquer une de ces représentations de la mort. 
Lorsque les dalles sont nues, les gens sortent désap- 
pointés, volés, murmurant entre leurs dents. Lorsque 
les dalles sont bien garnies, lorsqu'il y a un bel éta- 
lage de chair humaine, les visiteurs se pressent, se 
donnent des émotions à bon marché, s'épouvantent, 
plaisantent, applaudissent ou sifflent, comme au théâtre. 



THÉRÈSE RAQUIN 117 

et se retirent satisfaits, en déclarant que la Morgue est 
réussie, ce jour-là. 

Laurent connut vite le public de l'endroit, public 
mêlé et disparate qui s'apitoyait et ricanait en com- 
mun. Des ouvriers entraient, en allant à leur ouvrage, 
avec un pain et des outils sous le bras ; ils trouvaient 
la mort drôle. Parmi eux se rencontraient des loustics 
d'atelier qui faisaient sourire la galerie en disant un 
mot plaisant sur la grimace de chaque cadavre; ils 
appelaient les incendiés des charbonniers ; les pendus, 
les assassinés, les noyés, les cadavres troués ou 
broyés excitaient leur verve goguenarde, et leur voix, 
qui tremblait un peu, balbutiait des phrases comiques 
dans le silence frissonnant de la salie. Puis venaient 
de petits rentiers, des vieillards maigres et secs, des 
flâneurs qui entraient par désœuvrement et qui regar- 
daient les corps avec des yeux bêtes et des moues 
d'hommes paisibles et délicats. Les femmes étaient en 
grand nombre ; il y avait de jeunes ouvrières toutes 
roses, le linge blanc, les jupes propres, qui allaient 
d'un bout à l'autre du vitrage, lestement, en ouvrant 
de grands yeux attentifs, comme devant l'étalage d'un 
magasin de nouveautés; il y avait encore des femmes 
du peuple, hébétées, prenant des airs lamentables, et 
des dames bien mises, traînant nonchalamment leur 
robe de soie. 

Un jour, Laurent vit une de ces dernières qui se 
tenait plantée à quelques pas du vitrage, en appuyant 
un mouchoir de batiste sur ses narines. Elle portait 

7. 



118 THÉRÈSE HAQUIN 

une délicieuse jupe de soie grise, avec un grand man»^ 
telet de dentelle noire; une voilette lui couvrait le 
visage, et ses mains gantées paraissaient toutes petites 
et toutes fines. Autour d'elle traînait une senteur douce 
de violette. Elle regardait un cadavre. Sur une pierre, 
à quelques pas, était allongé le corps d'un grand gail- 
lard, d'un maçon qui venait de se tuer net en tombant 
d'un échafaudage; il avait une poitrine carrée, des 
muscles gros et courts, une chair blanche et grasse; la 
mort en avait fait un marbre. La dame Texaminait, le 
retournait en quelque sorte du regard, le pesait, s'ab- 
sorbait dans le spectacle de cet homme. Elle leva un 
coin de sa voilette, regarda encore, puis s'en alla. 

Par moments, arrivaient des bandes de gamins, des 
enfants de douze à quinze ans, qui couraient le long 
du vitrage, ne s'arrôtant que devant les cadavres de 
femmes. Ils appuyaient leur mains aux vitres et pro- 
menaient des regards effrontés sur les poitrines nues. 
Ils se poussaient du coude, ils faisaient des remarques 
brutales, ils apprenaient le vice à l'école de la mort. 
C'est à la Morgue que les jeunes voyous ont leur pre- 
mière maîtresse. 

Au bout d'une semaine, Laurent était écœuré. La 
nuit, il rêvait les cadavres qu'il avait vus le matin. 
Cette souffrance, ce dégoût de chaque jour qu'il s'im- 
posait, finit par le troubler à un tel point qu'il résolut 
de ne plus faire que deux visites. Le lendemain, 
comme il entrait à la Morgue, il reçut un coup violent 
dans la poitrine ; en face de lui, sur une dalle, Camille 



J 



THÉRÈSE RAQUm 119 

le regardait, étendu sur le dos, la tète levée, les yeux 
entr'ouverts. 

Le meurtrier s'approcha lentement du vitrage, 
comme attiré, ne pouvant détacher ses regards de sa 
victime. Il ne souffrait pas; il éprouvait seulement un 
grand froid intérieur et de légers picotements à fleur 
de peau: Il aurait cru trembler davantage. Il re^ta 
immobile, pendant cinq grandes minutes, perdu dans 
une contemplation inconsciente, gravant malgré lui au 
fond de sa mémoire toutes les lignes horribles, toutes 
les couleurs sales du tableau qu*il avait sous les yeux. 

Camille était ignoble. Il avait séjourné quinze jours 
dans l'eau. Sa face paraissait encore ferme et rigide; 
les traits s^étaient conservés. la peau avait seulement 
pris une teinte jaunâtre et boueuse. La tète, maigre, 
osseuse, légèrement tuméfiée, grimaçait; elle se pen- 
chait un peu, les cheveux collés aux tempes, les pau-< 
pières levées, montrant le globe blafard des yeux; les 
lèvres tordues, tirées vers un des coins de la bouche, 
avaient un ricanement atroce ; un bout de langue noi- 
râtre apparaissait dans la blancheur des dents. Cette 
tète, comme tannée et étirée, en gardant une appa- 
rence humaine, était restée plus effrayante de douleur 
et d'épouvaiite. Le corps semblait un tas de chairs 
dissoutes; il avait souffert horriblement. On sentait 
que les bras ne tenaient plus ; les clavicules perçaient 
la peau des épaules. Sur la poitrine verdàtre, les 
côtes faisaient des bandes noires; le flanc gauche, 
crevé, ouvert, se creusait au milieu de lambeaux d'un 



120 THÉRÈSE RAQUIN 

rouge sombre. Tout le torse pourrissait. Les jambes, 
plus fermes, s'allongeaient, plaquées de taches im- 
mondes. Les pieds tombaient. 

Laurent regardait Camille. Il n'avait pas encore vu 
un noyé si épouvantable. Le cadavre avait, en outre, 
un air étriqué, une allure maigre et pauvre; il se ra- 
massait dans sa pourriture; il faisait un tout petit tas. 
On aurait deviné que c'était là un employé à douze 
cents francs, béte et maladif, que sa mère avait nourri 
de tisanes. Ce pauvre corps, grandi entre des cou- 
vertures chaudes, grelottait sur la dalle froide. 

Quand Laurent put enfui s'arracher à la curiosité 
poignante qui le tenait immobile et béant, il sortit, il 
se mit à marcher rapidement sur le quai. Et, tout en 
marchant, il répétait : « Voilà ce que j'en ai fait. Il est 
ignoble. » Il lui semblait qu'une odeur acre le suivait, 
l'odeur que devait exhaler ce corps en putréfaction. 

Il alla chercher le vieux Michaud et lui dit qu'il 
venait de reconnaître Camille sur une dalle de la 
Morgue. Les formalités furent remplies, on enterra le 
noyé, on dressa un acte de décès. Laurent, tranquille 
désormais, se jeta avec volupté dans l'oubli de son 
crime et des scènes fâcheuses et pénibles qui avaient 
suivi le meurtre. 



XIV 



La boutique du passage du Pont-Neuf resta fermée 
pendant trois jours. Lorsqu'elle s'ouvrit de nouveau, 
elle parut plus sombre et plus humide. L'étalage, 
jauni par la poussière, semblait porter le deuil de la 
maison; tout traînait à l'abandon dans les vitrines 
sales. Derrière les bonnets de linge pendus aux trin- 
gles rouillées, le visage de Thérèse avait une pâleur 
plus mate, plus terreuse', une immobilité d'un calme 
sinistre. 

Dans le passage, toutes les commères s'apitoyaient. 
La marchande de bijoux faux montrait à chacune de 
ses clientes le profil amaigri de la jeune veuve comme 
une curiosité intéressante et lamentable. 

Pendant trois jours, madame Raquin et Thérèse 
étaient restées dans leur lit sans se parler, sans même 
se voir. La vieille mercière, assise sur son séant, 
appuyée contre des oreillers, regardait vaguement de- 
vant elle avec des yeux d'idiote. La mort de son fils lui 



122 THÉRÈSE RAQUIN 

avait donné un grand coup sur la tète, et elle était 
tombée comme assommée. Elle demeurait, des heures 
entières, tranquille et inerte, absorbée au fond du 
néant de son désespoir ; puis des crises la prenaient 
parfois, elle pleurait, elle criait, elle délirait. Thé- 
rèse, dans la chambre voisine , semblait dormir ; elle 
avait tourné la face contre la muraille et tiré la cou- 
verture sur ses yeux ; elle s'allongeait ainsi, roide 
et muette, sans qu*un sanglot de son corps soulevât le 
drap qui la couvrait. On eût dit qu'elle cachait dans 
Tombre de l'alcôve les pensées qui la tenaient rigide. 
Suzanne, qui gardait les deux femmes, allait mollement 
de l'une à l'autre , traînant les pieds avec douceur , 
penchant son visage de cire sur les deux couches, 
sans parvenir à faire retourner Thérèse, qui avait de 
brusques mouvements d'impatience, ni à consoler 
madame Raquin, dont les pleurs coulaient dès qu'une 
voix la tirait de son abattement. 

Le troisième jour, Thérèse repoussa la couverture, 
s'assit sur le lit, rapidement, avec une sorte de déci- 
sion fiévreuse. Elle écarta ses cheveux, en se prenant 
les tempes, et resta ainsi un moment, les mains au 
front, les yeux fixes, semblant réfléchir encore. Puis 
elle sauta sur le tapis. Ses membres étaient frisson- 
nants et rouges de fièvre ; de larges plaques livides 
marbraient sa peau qui se plissait par endroits comme 
vide de chair. Elle était vieillie. 

Suzanne, qui entrait, resta toute surprise de la trou- 
ver levée ; elle lui conseilla, d'un ton placide et trat- 



TUBRàSB RAQUIN 123 

Dard, de se recoucher , de se reposer encore. Thérèse 
ne récoutait pas ; elle cherchait et mettait ses vête- 
ments avec des gestes pressés et tremblants. Lors- 
qu'elle fut habillée, elle alla se regarder dans une 
glace, frotta ses yeux, passa ses mains sur son visage, 
comme pour effacer quelque chose. Puis, sans pro- 
noncer une parole, elle traversa vivement la salle à 

■ 

manger et entra chez madame Raquin. 

L'ancienne mercière était dans un moment de calme 
hébété. Quand Thérèse entra, elle tourna la tête et 
suivit du regard la jeune veuve, qui vint se placer de- 
vant elle, muette et oppressée. Les deux femmes se 
contemplèrent pendant quelques secondes, la nièce 
avec une anxiété qui grandissait, la tante avec des' 
efforts pénibles de mémoire. Se souvenant enOn, ma- 
dame Raquin tendit ses bras tremblants, et, prenant 
Thérèse par le cou, s'écria : 

— Mon pauvre enfant, mon pauvre Camille! 

Elle pleurait, et ses larmes séchaient sur la peau 
brûlante de la veuve, qui cachait ses yeux secs dans 
les plis du drap. Thérèse demeura ainsi courbée, 
laissant la vieille mère épuiser ses pleurs. Depuis le 
meurtre, elle redoutait cette première entrevue ; elle 
était restée couchée pour en retarder le moment, pour 
réfléchir à l'aise au rôle terrible qu'elle avait à 
jouer. 

Quand elle vit madame Raquin plus calme, elle s'agita 
autour d'elle, elle lui conseilla de se lever, de des- 
cendre à la boutique. La vieille mercière était presque 



12/l THÉBESE RAQUIN 

tombée en enfance. L'apparition brusque de sa nièce 
avait amené en elle une crise favorable qui venait de 
lui rendre la mémoire et la conscience des choses et 
des êtres qui l'entouraient. Elle remercia Suzanne de 
ses soins, elle parla, affaiblie, ne délirant plus, pleine 
d*une tristesse qui l'étouffait par moments. Elle regar- 
dait marcher Thérèse avec des larmes soudaines; 
alors, elle l'appelait auprès d'elle, l'embrassait en 
sanglotant encore, lui disait en suffoquant qu'elle n'a- 
vait plus qu'elle au monde. 

Le soir, elle consentit à se lever, à essayer de 
manger. Thérèse put voir alors quel terrible coup avait 
reçu sa tante. Les jambes de la pauvre vieille s'étaient 
alourdies. 11 lui fallut une canne pour se traîner dans 
la salle à manger, et là il lui sembla que les murs va- 
cillaient autour d*elle. 

Dès le lendemain, elle voulut cependant qu'on ou- 
vrit la boutique. Elle craignait de devenir folie en res- 
tant seule dans sa chambre. Elle descendit pesamment 
l'escalier de bois, en posant les deux pieds sur'chaque 
marche, et vint s'asseoir derrière le comptoir. A partir 
de ce jour, elle y resta clouée dans une douleur se- 
reine. 

A côté d'elle, Thérèse songeait et attendait. La bou- 
tique reprit son cakne noir. 



XV 



Laurent revint parfois, le soir, tovis les deux ou trois 
jours. Il restait dans la boutique, causant avec ma- 
dame Raquin pendant une demi-heure. Puis il s'en 
allait, sans avoir regardé Thérèse en face. La vieille 
mercière le considérait comme le sauveur de sa nièce, 
comme un noble cœur qui avait tout fait pour lui 
rendre son fils. Elle l'accueillait avec une bonté at- 
tendrie. 

Un jeudi soir, Laurent se trouvait là, lorsque le 
vieux Michaud et Grivet entrèrent. Huit heures son- 
naient. L'employé et Tancien commissaire avaient jugé 
chacun de leur côté qu'ils pouvaient reprendre leurs 
chères habitudes, sans se montrer importuns, et ils 
arrivaient à la même minute, comme poussés par le 
même ressort. Derrière eux, Olivier et Suzanne firent 
leur entrée. 

On monta dans la salle à manger. Madame Raquin, 
qui n'attendait personne, se bâta d'alhomer la lampe et 



126 THÉRÈSE RAQUIN 

de faire du thé. Lorsque tout le monde se fut assis au- 
tour de la table, chacun devant sa tasse, lorsque la 
botte de dominos eut été vidée, la pauvre mère, subi- 
tement ramenée dans le passé, regarda ses invités et 
éclata en sanglots. Il y avait une place vide, la place 
de son fils. 

Ce désespoir glaça et ennuya la société. Tous les 
visages avaient un air de béatitude égoïste. Ces gens 
se trouvèrent gênés, n'ayant plus dans le cœur le 
moindre souvenir vivant de Camille. 

— Voyons, chère dame, s'écria le vieux Michaud 
avec une légère impatience, il ne faut pas vous déses- 
pérer comme cela. Vous vous rendrez malade. 

— Nous sommes tous mortels, affirma Grivet. 

— Vos pleurs ne vous rendront pas votre fils, dit 
sentencieusement Olivier. 

-* Je vous en prie, murmura Suzanne, ne nous faites 
pas de la peine. 

Et comme madame Raquin sanglotait plus fort, ne 
pouvant arrêter ses larmes : 

— Allons, allons, reprit Michaud, un peu àfi courage. 
Vous comprenez bien que nous venons ici pour vous 
distraire. Que diable ! ne nous attristons pas, tâchons 
d'oublier... Nous jouons à deux sous la partie. Hein! 
qu'en dites-vous? 

La mercière rentra ses pleurs, dans un effort su- 
prême. Peut-^ire eut-elle conscience de l'égoïsme 
heureux de ses hôtes. Elle essuya ses yeux, encore 
toute secouée. Les dominos tremblaient dans ses pau- 



THÉRÈSE RAQUIN , 127 

vres mains, et les larmes restées sous ses paupières 
l'empêchaient de voir. 

On joua. 

Laurent et Thérèse avaient assisté h cette courte 
scè^p d'un air grave et impassible. Le jeune homme 
était enchanté de voir revenir les soirées du jeudi. Il 
les souhaitait ardemment, sachant qu'il aurait besoin 
de ces réunions pour atteindre son but. Puis, sans se 
demander pourquoi, il se sentait plus à l'aise au milieu 
de ces quelques personnes qu'il connaissait, il osait 
regarder Thérèse en face. 

La jeune femme, vêtue de noir, pâle et recueillie, 
lui parut avoir une beauté qull ignorait encore. Il fut 
heureux de rencontrer ses regards et de les voir s'ar- 
rêter sur les siens avec une fixité courageuse. Thérèse 
lui appartenait toujours, chair et cœur. 



XVI 



Quinze mois se passèrent. Les âpretés des premières 
heures s'adoucirent ; chaque jour amena une tranquil* 
lité, un affaissement de plus; la vie reprit son cours 
avec une langueur lasse, elle eut cette stupeur mono- 
tone qui suit les grandes crises. Et, dans les commen- 
cements, Laurent et Thérèse se laissèrent aller à 
l'existence nouvelle qui les transformait; il se fit en 
eux un travail sourd qu'il faudrait analyser avec une 
délicatesse extrême, si Ton voulait en marquer toutes 
les phases. 

Laurent revint bientôt chaque soir à la boutique, 
comme par le passé. Mais il n'y .mangeait plus, il ne 
s*y établissait plus pendant des soirées entières. Il 
arrivait à neuf heures et demie, et s*en allait après 
avoir fermé le magasin. On eût dit qu'il accomplissait 
un devoir en venant se mettre au service des deux 
femmes. S'il négligeait un jour sa corvée, il s'excusait 
le lendemain avec des humilités de valet. Le jeudi, il 



THÉRiSE RAQUIN 129 

aidait madame Raquin à allumer le feu, à faire les 
honneurs de la maison. Il avait des prévenances tran- 
quilles qui charmaient la vieille mercière. 

Thérèse le regardait paisiblement s'agiter autour 
d*elle. La pâleur de son visage s*en était allée ; elle 
paraissait mieux portante, plus souriante, plus douce. 
A peine si parfois sa bouche, en se pinçant dans une 
contraction nerveuse, creusait deux plis profonds qui 
donnaient à sa face une expression étrange de douleur 
et d'effroi. 

Les deux amants ne cherchèrent plus à se voir en 
particulier. Jamais ils ne se demandèrent un rendez- 
vous, jamais ils n'échangèrent furtivement un baiser. 
Le meurtre avait comme apaisé pour un moment les 
fièvres voluptueuses de leur chair ; ils étaient parvenus 
à contenter^ en tuant Camille, ces désirs fougueux et 
insatiables qu'ils n'avaient pu assouvir en se brisant 
dans les bras l'un de l'autre. Le crime leur semblait 
une jouissance aiguë qui les écœurait et les dégoûtait 
de leurs embrassements. 

Ils auraient eu cependant mille facilités pour mener 
cette vie libre d'amour dont le rêve les avait poussés 
à l'assassinat. Madame Raquin, impotente, hébétée, 
n'était pas un obstacle. La maison leur appartenait, 
ils pouvaient sortir, aller où bon leur semblait. Mais 
l'amour ne les tentait plus, leurs appétits s'en étaient 
allés; ils restaient là, causant avec calme, se regar- 
dant sans rougeurs et sans frissons, paraissant avoir 
oublié les étreintes folles qui avaient meurtri leur chair 



130 THÉRÈSE RAQUIN 

et fait craquer leurs os. Ils é>ntaient même de se ren- 
contrer seul à seule ; dans l'intimité, ils ne trouvaient 
rien à se dire, ils craignaient tous deux de montrer 
trop de froideur. Lorsqu'ils échangeaient une poignée 
de main, ils éprouvaient une sorte de malaise en sen- 
tant leur peau se toucher. 

D'ailleurs, ils croyaient s'expliquer chacun ce qui 
les tenait ainsi indifTérents et effrayés en face l'un de 
l'autre. Ils mettaient leur attitude froide sur le compte 
de la prudence. Leur calme, leur abstinence, selon 
eux, étaient œuvres de haute sagesse. Us prétendaient 
vouloir cette tranquillité de leur chair, ce sommeil de 
leur cœur. D'autre part, ils regardaient la répugnance, 
le malaise qu'ils ressentaient comme un reste d'effroi, 
comme une peur sourde du châtiment. Parfois, ils se 
forçaient à l'espérance, ils cherchaient à reprendre les 
rêves brûlants d'autrefois, et ils demeuraient tout éton^ 
nés, en voyant que leur imagination était vide. Alors ils 
se cramponnaient h l'idée de leur prochain maringe ; 
arrivés à leur but, n'ayant plus aucune crainte, livrés 
l'un à l'autre, ils retrouveraient leur passion, ils goû- 
teraient les délices rêvées. Cet espoir les calmait, les 
empêchait de descendre au fond du néant qui s'était 
creusé en eux. Ils «e persuadaient qu'ils s'aimaient 
comme par le passée ils attendaient l'heure qui devait les 
rendre parfaitement heureux en les liant pour toujours. 

Jamais Thérèse n'avait eu Tesprit si calme. Elle 
devenait certainement meilleure, toutes les volontés 
implacables de son être se détendaient. 



THÉRÈSE RAQUIN 131 

La nuit» seule dans son lit, elle se trourait heureuse ; 
elle ne sentait plus à son côté la face maigre, le corps 
chétif de Camille qui exaspérait sa chair et la jetait 
dans des désirs inassouvis. Elle se croyait petite fille* 
vierge sous les rideaux blancs, paisible au milieu du 
silence et de l'ombre. Sa chambre, vaste, un peu froide, 
lui plaisait, avec son plafond élevé, ses coins obscurs, 
ses senteurs de clottre. Elle finissait même par aimer 
la grande muraille noire qui montait devant sa fenêtre; 
pendant tout un été, chaque soir, elle resta des heures 
entières à regarder les pierres grises de cette muraille 
et les nappes étroites de ciel étoile que découpaient les 
cheminées et les toits. Elle ne pensait à Laurent que 
lorsqu'un cauchemar réveillait en sursaut; alors, 
assise sur son séant, tremblante, les yeux agrandis, 
se serrant dans sa chemise, elle se disait qu'elle 
n'éprouverait pas ces peurs brusques, si elle avait un 
homme couché à côté d'elle. Elle songeait à son amant 
comme à un chien qui l'eût gardée et protégée ; sa 
peau fraîche et calme n'avait pas un frisson de désir. 

Le jour, dans la boutique, elle s'intéressait aux 
choses extérieures ; elle sortait d'elle-^même, ne vivant 
plus sourdement révoltée, repliée en pensées de haine 
et de vengeance. La rêverie l'ennuyait ; elle avait le 
besoin d'agir et de voir. Du matin au soir, elle regar^ 
dait les gens qui traversaient le passage ; ce bruit, ce 
va-et-vient l'amusaient» Elle devenait curieuse et ba- 
varde, femme en un mot, car jusque-là elle n'avait eu 
que des actes et des idées d'homme» 



132 THÉRÈSE RAQUIN 

Dans l'espionnage qu'elle établit, elle remarqua un 
jeune homme, un étudiant, qui habitait un hôtel garni 
du voisinage et qui passait plusieurs fois par jour de- 
vant la boutique. Ce garçon avait une beauté pâle, avec 
de grands cheveux de poëte et une moustache d'offi- 
cier. Thérèse le trouva distingué. Elle en fut amou- 
reuse pendant une semaine, amoureuse comme une 
pensionnaire. Elle lut des romans, elle compara le 
jeune homme à Laurent, et trouva ce dernier bien épais, 
bien lourd. La lecture lui ouvrit des horizons roma- 
nesques qu'elle ignorait encore; elle n'avait aimé 
qu'avec son sang et ses nerfs, elle se mit à aimer avec 
sa tête. Puis, un jour, l'étudiant disparut ; il avait sans 
doute déménagé. Thérèse l'oublia en quelques heures. 

Elle s'abonna à un cabinet littéraire et se passionna 
pour tous les héros des contes qui lui passèrent sous 
les yeux. Ce subit amour de la lecture eut une grande 
influence sur son tempérament. Elle acquit une sensi- 
bilité nerveuse qui la faisait rire ou pleurer sans motif. 
L'équilibre, qui tendait à s'établir en elle, fut rompu. 
Elle tomba dans une sorte de rêverie vague. Par mo- 
ments, la pensée de Camille la secouait, et elle son- 
geait à Laurent avec de nouveaux désirs, pleins d^efTroi 
et de défiance. Elle fut ainsi rendue à ses angoisses ; 
tantôt elle cherchait un moyen pour épouser son amant 
à l'instant même, tantôt elle songeait à se sauver, à ne 
jamais le revoir. Les romans, en lui parlant de chas- 
teté et d'honneur, mirent comme un obstacle entre ses 
instincts et sa volonté. Elle resta la bête indomptable 



THERESE RAQUIN 133 

qui voulait lutter avec la Seine et qui s*était jetée vio- 
lemment dans l'adultère ; mais elle eut conscience de 
la bonté et de la douceur, elle comprit le visage mou 
et l'attitude morte de la femme d'Olivier, elle sut qu'on 
pouvait ne pas tuer son mari et être heureuse. Alors 
elle ne se vit plus bien elle-même, elle vécut dans une 
indécision cruelle. 

De son côté, Laurent passa par différentes phases de 
calme et de fièvre. Il goûta d'abord une tranquillité 
profonde; il était comme soulagé d'un poids énorme. 
Par moments, il s'interrogeait avec étonnement, il 
croyait avoir fait un mauvais rêve, il se demandait s'il 
était bien vrai qu'il eût jeté Camille à l'eau et qu'il eût 
revu son cadavre sur une dalle de la Morgue. Le sou- 
venir de son crime le surprenait étrangement ; jamais 
il ne se serait cru capable d'un assassinat; toute sa 
prudence, toute sa lâcheté frissonnait, il lui montait 
au front des sueurs glacées, lorsqu'il songeait qu'on 
aurait pu découvrir son crime et le guillotiner. Alors 
il sentait à son cou le froid du couteau. Tant qu'il avait 
agi, il était allé droit devant lui, avec un entêtement et 
un aveuglement de brute. Maintenant il se retournait, 
et, à voir l'abîme qu'il venait de franchir, des défail- 
lances d'épouvante le prenaient. 

— Sûrement, j'étais ivre, pensait-il; cette femme 
m*avait soûlé de caresses. Bon Dieu ! ai-je été bête et 
foui Je risquais la guillotine, avec une pareille histoire... 
Enfin, tout s'est bien passé. Si c'était à refaire, je ne 
recommencerais pas. 

8 



13/i THÉRÈSE RÂQUIN 

Laurent s'affaissa, devint mou, plus lâche et plus 
prudent que jamais. Il er graissa et savachit. Quelqu'un 
qui aurait éiudié ce grand corps, tassé sur lui-même, 
et qui ne paraissait avoir ni os ni nerfs, n'aurait jamais 
songé à l'accuser de violence et de cruauté. 

11 reprit ses anciennes habitudes. Il fut pendant plu- 
sieurs mois un employé modèle, faisant sa besogne 
avec un abrutissement exemplaire. Le soir, il mangeait 
dans une crémerie de la rue Saint-Victor, coupant son 
pain par petites tranches, mâchant avec lenteur, fai- 
sant traîner son repas.le plus possible ; puis il se ren- 
versait, il s'adossait au mur, et fumait sa pipe. On 
aurait dit un bon gros père. Le jour, il ne pensait à rien ; 
la nuit, il dormait d'un sommeil lourd et sans rêves. 
Le visage rose et gras, le ventre plein, le cerveau vide, 
il était heureux. 

Sa chair semblait morte, il ne songeait guère à Thé- 
rèse. Il pensait parfois à elle, comme on pense à une 
femme qu*on doit épouser p*lus tard, dans un avenir 
indéterminé. Il attendait l'heure de son mariage avec 
patience, oubliant la femme, rêvant à la nouvelle po- 
sition qu'il aurait alors. Il quitterait son bureau, il 
peindrait en amateur, il flânerait. Ces espoirs le rame- 
naient, chaque soir, à la boutique du passage, malgré 
le vague malaise qu'il éprouvait en y entrant. 

Un dimanche, s'ennuyant, ne sachant que faire, il 
alla chez son ancien ami de collège, chez le jeune 
peintre avec lequel il avait logé pendant longtemps. 
L'artiste travaillait à un tableau qu'il comptait envoyer 



THÉRÈSE RAQUIN 135 

au Salon et qui représentait une Bacchante nue, vau-* 
trée sur un lambeau d'étoffe. Dans le fond de râtelier, 
un modèle, une femme était couchée, la tète ployée en 
arrière, le torse tordu, la hanche haute. Cette femme 
riait par moments et tendait la poitrine^ allongeant les 
bras, s'étirant, pour se délasser. Laurent, qui s*étdit 
assis en face d'elle, la regardait, en fumant et en eau-* 
sant avec son ami. Son sang battit, ses nerfs s'irritèrent 
dans cette contemplation. Il resta jusqu'au soir, il em- 
mena la femme chez lui. Pendant près d'un an, il la 
garda pour maîtresse. La pauvre fille s'était mise à. 
l'aimer, le trouvant bel homme. Le matin, elle partait, 
allait poser tout le jour, et revenait régulièrement 
chaque soir à la même heure; elle se nourrissait, s'ha- 
billait, s'entretenait avec l'argent qu'elle gagnait, ne 
coûtant ainsi pas un sou à Laurent, qui ne s'inquiétait 
nullement d'où elle venait ni de ce qu'elle avait pu 
faire. Cette femme mit un équilibre de plus dans sa vie ; 
il l'accepta comme un objet utile et nécessaire qui 
maintenait son corps en paix et en santé ; il ne sut ja** 
mais s'il l'aimait, et jamais il ne lui vint à la pensée 
qu'il était infidèle à Thérèse, 11 se sentait plus gras et 
plus heureux. Voilà tout. 

Cependant le deuil de Thérèse était fini. La jeune 
femme s'habillait de robes claires, et il arriva qu'un 
soir Laurent la trouva rajeunie et embellie. Mais i^ 
éprouvait toujours un certain malaise devant elle; 
depuis quelque temps, elle lui paraissait fiévreuse, 
' pleine de capricas étranges, riant et s'attristant sans 



136 THÉRÈSE RAQUm 

raison. L'indécision où il la voyait l'effrayait, car il 
devinait en partie ses luttes et ses troubles. II se mit à 
hésiter, ayant une peur atroce de compromettre sa 
tranquillité; lui, il vivait paisible, dans un contente- 
ment sage de ses appétits, il craignait de risquer l'é- 
quilibre de sa lue en se 'liant à une femme nerveuse 
dont la passion l'avait déjà rendu fou. D'ailleurs, il ne 
raisonnait pas ces choses, il sentait d'instinct les an- 
goisses que la possession de Thérèse devait mettre 
en lui. 

Le premier choc qu'il reçut et qui le secoua dans 
son affaissement fut la pensée qu'il lui fallait enfin 
songer à son mariage. Il y avait près de quinze mois 
que Camille était mort. Un instant, Laurent pensa à ne 
pas se marier du tout, à planter là Thérèse, et à garder 
le modèle, dont l'amour complaisant et à bon marché 
lui suffisait. Puis, il se dit qu'il ne pouvait avoir tué un 
homme pour rien ; en se rappelant le crime, les efforts 
terribles qu'il avait faits pour posséder à lui seul 
cette femme qui le troublait maintenant, il sentit 
que le meurtre deviendrait inutile et atroce, s'il ne se 
mariait pas avec elle. Jeter un homme à Teau afin de 
lui voler sa veuve, attendre quinze mois, et se décider 
ensuite à vivre avec une petite fille qui traînait son 
corps dans tous les ateliers, lui parut ridicule et le fit 
sourire. D'ailleurs, n'était-il pas lié à Thérèse par un 
lien de sang et d'horreur? il la sentait vaguement crier 
et se tordre en lui, il lui appartenait. Il avait peur de 
sa complice ; peut-être, s'il ne l'époiAait pas, irait-elle 



THÉRÈSE EAQUIN 137 

tout dire à la justice, par vengeance et jalousie. Ces 
idées battaient dans sa tôte. La fièvre le reprit. 

Sur ces entrefaites, le modèle le quitta brusquement. 
Un dimanche, cette fille ne rentra pas; elle avait sans 
doute trouvé un gtte plus chaud et plus confortable. 
Laurent fut médiocrement affligé ; seulement, ii s*était 
habitué à avoir, la nuit, une femme couchée à son côté, 
et il éprouva un vide subit dans son existence. Huit 
jours après ses nerfs se révoltèrent. Il revint s'établir, 
pendant des soirées entières, dans la boutique du pas- 
sage, regardant de nouveau Thérèse avec des yeux où 
luisaient des lueurs rapides. La jeune femme, qui sor- 
tait toute frissonnante des longues lectures qu'elle fai- 
sait, s'alanguissait et s'abandonnait sous ses regards. 

Ils en étaient ainsi revenus tous deux à l'angoisse 
et au désir, après une longue année d'attente écœurée 
et indifférente. Un soir Laurent, en fermant la bou- 
tique, retint un instant Thérèse dans le passage. 

— Veux-tu que je vienne ce soir dans ta chambre? 
lui demanda-t-il d'une voix ardente. 

La jeune femme fit un geste d'effroi. 

— Non, non, attendons... dit-elle; soyons prudents. 

— J'attends depuis assez longtemps, je crois, reprit 
Laurent; je suis las, je te veux. 

Thérèse le regarda follement; des chaleurs lui brû- 
laient les mains et le visage. Elle sembla hésiter; puis, 
d'un ton brusque : 

— Marions-nous, je serai à toi. 



s, 



XVII 



Laurent quitta le passage, l'esprit tendu, la chair in* 
quiète. L'haleine chaude, le consentement de Thérèse, 
venaient de remettre en lui les âpreiés d'autrefois. Il 
prit les quais, et marcha, son cba^teau à la main, pour 
recevoir au visage tout Tair du ciel. 

Lorsqu'il fut arrivé rue Saint-Victor, à la porte de 
son hôtel; il eut peur de monter, d'être seul. Un effroi 
d'enfant, inexplical^le, imprévu, lui fit craindre de 
trouver un homme caché dans sa mansarde. Jamais il 
n'avait été sujet à de pareilles poltronneries. Il n'es- 
saya même pas de raisonner le frisson étrange qui le 
prenait ; il entra chez un marchand de vin et y resta 
pendant une heure, jusqu'à minuit, immobile et muet 
h une table, buvant machinalement de grands verres 
de vin. U songeait à Thérèse, il s'irritait contre la 
jeune femme, qui n'avait pas voulu le recevoir le soir 
même dans sa chambre, et il pensait qu'il n'aurait pas 
eu peur avec elle. 



TilKRiSE KÀQWi 139 

On ferma la boutique, on le mit è la porte. Il rentra 
pour demander des allumettes. Le bureau de Thôtel se 
trouvait au premier étage. Laurent avait une longue 
allée à suivre et quelques marches à monter, avant de 
pouvoir prendre sa bougie. Cette allée, ce bout d*esca- 
lier, d*un noir terrible, l'épouvantaient. D ordinaire, il 
traversait gaillardement ces ténèbres. Ce soir-là, il n'o- 
sait sonner, il se disait qu'il y avait peut-être, dans un 
certain renfoncement formé par l'entrée de la cave, 
des assassins qui lui sauteraient brusquement à la 
gorge quand il passerait. Enfin, il sonna, il alluma une 
allumette et se décida à s'engager dans l'allée. L'allu- 
mette s'éteignit. Il resta immobile, haletant, n'osant 
s'enfuir, frottant les allumettes sur le mur humide avec 
une anxiété qui faisait trembler sa main. Il lui semblait 
entendre des voix, des bruits de pas devant lui. Les 
allumettes se brisaient entre ses doigts. Il réussit à en 
allumer une. Le soufre se ipit à bouillir, à enflammer 
le bois avec une lenteur qui redoubla les angoisses 
de Laurent; dans la clarté pâle et bleuâtre du soufre, 
dans les lueurs vacillantes qui couraient, il crut dis- 
tinguer des formes monstrueuses. Puis l'allumette 
pétilla, la lumière devint blanche et claire. Laurent, 
soulagé, s'avança avec précaution, en ayant soin de 
ne pas manquer de lumière. Lorsqu'il lui fallut passer 
devant la cave, il se serra contre le mur opposé ; il y 
avait là une masse d'ombre qui l'effrayait. Il gravit en- 
suite vivement les quelques marches qui le séparaient 
du bureau de l'hôtel, et se crut sauvé lorsqu'il tint sa 



1/lG THÉRÈSE RAQUIN 

bougie. Il monta les autres étages plus doucement, en 
élevant la bougie, en éclairant tous les coins devant 
lesquels il devait passer. Les grandes ombres bizarres 
qui vont et viennent, lorsqu^on se trouve dans un es- 
calier avec une lumière, le remplissaient d'un vague 
malaise, en se dressant et en s*effaçant brusquement 
devant lui. 

Quand il fut en haut, il ouvrit sa porte et s*enferma, 
rapidement. Son premier soin fut de regarder sous son 
lit, de faire une visite minutieuse dans la dhambre, pour 
voir si personne ne s*y trouvait caché. Il ferma la fe- 
nêtre du toit, en pensant que quelqu'un pourrait bien 
descendre par là. Quand il eut pris ces dispositions, il 
se sentit plus calme, il se déshabilla, en s* étonnant de 
sa poltronnerie. Il finit par sourire, par se traiter d'en- 
fant. Il n'avait jamais été peureux et ne pouvait s'ex- 
pliquer cette crise subite de terreur, 

11 se coucha. Lorsqu'il fut dans la tiédeur des draps, 
il songea de nouveau à Thérèse, que ses frayeurs lui 
avaient fait oublier. Les yeux fermés obstinément, 
cherchant le sommeil, il sentait malgré lui ses pensées 
travailler, s'imposer, se lier les unes aux autres, lui 
présenter toujours les avantages qu'il aurait à se ma- 
rier au plus vite. Par moments, il se retournait, il se 
disait : « Ne pensons plus, dormons ; il faut que je me 
lève à huit heures demain pour aller à mon bureau. » 
Et il faisait effort pour se laisser glisser au sommeil. 
Mais les idées revenaient une à une ; le travail sourd 
de ses raisonnements recommençait; il se retrouvait 



THÉRÈSE RAQUIN iki 

bientôt dans une sorte de rêverie aiguë, qui étalait au 
fond de son cerveau les nécessités de son mariage» 
les arguments que ses désirs et sa prudence don- 
naient tour à tour pour et contre la possession de 
Thérèse. 

Alors, voyant qu'il ne pouvait dormir, que l'insom- 
nie tenait sa chair irritée, il se mit sur le dos, il ouvrit 
les yeux tout grands, il laissa son cerveau s'emplir du 
souvenir de la jeune femme. L'équiUbre était rompu, 
la fièvre chaude de jadis le secouait de nouveau. Il 
eut l'idée de se lever, de retourner au passage du 
Pont "Neuf. Il se ferait ouvrir la grille, il irait frapper à 
la petite porte de l'escalier, et Thérèse le recevrait. 
A cette pensée, le sang montait à son cou. 

Sa rêverie avait une lucidité étonnante. Il se voyait 
dans les rues, marchant vite, le long des maisons, et 
il se disait : «c Je prends ce boulevard, je traverse ce 
carrefour, pour être plus tôt arrivé. » Puis la grille du 
passage grinçait, il suivait l'étroite galerie, sombre et 
déserte, en se félicitant de pouvoir monter chez Thé- 
rèse sans être vu de la marchande de bijoux faux ; puis 
il s'imaginait être dans Tallée, dans le petit escalier 
par où il avait passé si souvent. Là , il éprouvait les 
joies cuisantes de jadis, il se rappelait les terreurs 
délicieuses, les voluptés poignantes de l'adultère. Ses 
souvenirs devenaient des réalités qui impressionnaient 
tous ses sens : il sentait l'odeur fade du couloir, il 
touchait les murs gluants , il voyait l'ombre sale qui 
tratnait. Et il montait chaque marche, haletant, pré- 



l/i2 TiiERÈSE RAQUm 

tant l'oreille , contentant déjà ses désirs dans cette 
approche craintive de la femme désirée. Enfin il grat- 
tait k la porte , la porte s'ouvrait, Thérèse était là qui 
l'attendait, en jupon, toute blanche. 

Ses pensées se déroulaient devant lui en spectacles 
réels. Les yeux fixés sur l'ombre, il voyait. Lorsqu'au 
bout de sa course dans les rues, après être entré dans 
le passage et avoir gravi le petit escalier, il crut aper- 
cevoir Thérèse, ardente et pâle, il sauta vivement de 
son lit, en murmurant : « 11 faut que j'y aille , elle 
m'attend. » Le brusque mouvement qu'il venait de 
faire chassa l'hallucination : il sentit le froid du car- 
reau, il eut peur. Il resta un instant immobile, les 
pieds nus, écoutant. Il lui semblait entendre du bruit 
sur le carré. S'il allait chez Thérèse, il lui faudrait 
passer de nouveau devant la porte de la cave, en 
bas ; cette pensée lui fît courir un grand frisson froid 
dans le dos. L'épouvante le reprit, une épouvante béte 
et écrasante. Il regarda avec défiance dans sa cham- 
bre, il y vit traîner des lambeaux blanchâtres de 
clarté; alors, doucement, avec des précautions pleines 
d'une hâte anxieuse, il remonta sur son lit, et, là, se 
pelotonna, se cacha, comme pour se dérober à une 
arme, à un couteau qui l'aurait menacé. 

Le sang s'était porté violemment à son cou, et son 
cou le brûlait. 11 y porta la main, il sentit sous ses 
doigts la cicatrice de la morsure de Camille. Il avait 
presque oublié cette morsure. Il fut terrifié en la re- 
trouvant sur sa peau, il crut qu'elle lui mangeait la 



TBÉKÈSE RAQUIN 143 

chair. Il avait vivement retiré la main pour ne plus la 
sentir, et il la sentait toujours, dévorante, trouant son 
cou. Alors, il voulut la gratter délicatement, du bout 
de l'ongle; la terrible cuisson redoubla. Pour ne pas 
s*arracher la peau, il serra les deux mains entre ses 
genoux repliés. Roidi, irrité, il resta là, le cou rongé, 
les dents claquant de peur. 

Maintenant ses idées s'attachaient à Camille , avec 
une fixité effrayante. Jusque-là, le noyé n'avait pas 
troublé les nuits de Laurent. Et voilà que la pensée de 
Thérèse amenait le spectre de son mari. Le meurtrier 
n*osait plus ouvrir les yeux ; il craignait d'apercevoir 
sa victime dans un coin de la chambre. A un moment, 
il lui sembla que sa couche était étrangement secouée; 
il s'imagina que Camille se trouvait caché sous le 
lit, et que c'était lui qui le remuait ainsi, pour le faire 
tomber et le mordre. Hagard, les cheveux dressés sur 
la tête, il se cramponna à son matelas, croyant que 
les secousses devenaient de plus en plus violentes. 

Puis, il s'aperçut que le lit ne remuait pas. 11 y eut 
une réaction en lui. Il se mît sur son séant, alluma sa 
bougie, en se traitant d'imbécile. Pour apaiser sa fièvre, 
il avala un grand verre d'eau. 

— J'ai eu tort de boire chez ce marchand de vin, 
pensait-il... Je ne sais ce que j'ai, cette nuit. C'est 
bête. Je serai éreinté aujourd'hui à mon bureau. J'au- 
rais dû dormir tout de suite, en me mettant au lit, et 
ne pas penser à un tas de choses : c'est cela qui m'a 
donné l'insomnie... Dormons. 



]Ull THÉRÈSE RAQUIN 

Il souffla de nouveau la lumière, il enfonça la tête 
dans roreiller, un peu rafratchi, bien décidé à ne plus 
penser, à ne plus avoir peur. La fatigue commençait à 
détendre ses nerfs. 

Il ne s'endormit pas de son sommeil ordinaire, lourd 
et accablé ; il glissa lentement à une somnolence vague. 
Il était comme simplement engourdi, comme plongé 
dans un abrutissement doux et voluptueux. II sentait 
son corps en sommeillant ; son intelligence restait 
éveillée dans sa chair morte. Il avait chassé les pen- 
sées qui venaient, il s'était défendu contre la veille. 
Puis, quand il fut assoupi; quand les forces lui man- 
quèrent et que la volonté lui échappa, les pensées re- 
vinrent doucement, une à une, reprenant possession 
de son être défaillant. Ses rêveries recommencèrent. 
Il refît le chemin qui le séparait de Thérèse : il des- 
cendit, passa devant la cave en courant et se trouva 
dehors ; il suivit toutes les rues qu'il avait déjà sui- 
vies auparavant, lorsqu'il rêvait les yeux ouverts ; il 
entra dans le passage du Pont-Neuf, monta le petit 
escalier et gratta à la porte. Mais au lieu de Thérèse, 
au lieu de la jeune femme en jupon, la gorge nue, ce 
fut Camille qui lui ouvrit, Camille tel qu'il l'avait vu à 
la Morgue, verdâtre, atrocement défiguré. Le cadavre 
lui tendait les bras, avec un rire ignoble, en montrant 
un bout de langue noirâtre dans la blancheur des 
dents. 

Laurent poussa un cri et se réveilla en sursaut. Tl 
était trempé d'une sueur glacée. Il ramena la couver- 



THERESE HAQUIN 145 

ture sur ses yeux, en s'injuriant, en se mettant en 
colère contre lui-même. Il voulut se rendormir. 

Il se rendormit comme précédenmient, avec lenteur; 
le même accablement le prit, et dès que la volonté lui 
eut de nouveau échappé dans la langueur du demi* 
sommeil, il se remit en marche, il retourna où le con-« 
duisait son idée fixe, il courut pour voir Thérèse, et ce 
fut encore le noyé qui lui ouvrit la porte. 

Terrifié, le misérable se mit sur son séant, il aurait 
voulu pour tout au monde chasser ce rêve impla- 
cable. Il souhaitait un sommeil de plomb qui écrasât 
ses pensées. Tant qu'il se tenait éveillé, il avait assez 
d'éaergie pour chasser le fantôme de sa victime; 
mais dès qu'il n'était plus maitre de son esprit, son 
esprit le conduistait à l'épouvante en le conduisant à 1^ 
volupté. 

Il tenta encore le sommeil. Alors ce fut une sucqes^ 
sion d'assoupissements voluptueux et de réveils brus*< 
ques et déchirants. Dans son entêtement furieux, tou< 
jours il allait vers Thérèse, toujours il se heurtait 
contre le corps de Camille. A plus de dix reprises, il 
refit le chemin, il partit la chair brûlante , suivit le 
même itinéraire^ eut les mêmes sensations , accomplit 
les mêmes actes, avec une exactitude minutieuse, et, 
à plus de dix reprises, il vit le noyé s'offrir à son em* 
brassement, lorsqu'il étendait les bras pour saisir et 
étreindre sa maîtresse. Ce même dénouement sinistre 
qui le réveillait chaque fois, haletant et éperdu> ne 
décourageait pas son désir ; quelques minutes après, 



U6 TBÉRÈSC lUQUiN 

dès qu*il se rendormait, son désir oubliait le cadavre 
ignoble qui l'attendait, et courait chercher de nouYeau 
le corps chaud et souple d'une femme. Pendant une 
heure» Laurent vécut dans cette suite de cauchemars, 
dans ce mauvais rêve sans cesse répété et sans cesse 
imprévu, qui, à chaque sursaut, le brisait d'une épou- 
vante plus aiguë. 

Une des secousses, la dernière , fut si violente, si 
douloureuse, qu'il se décida à se lever, k ne pas lutter 
davantage. Le jour venait ; une lueur grise et morne 
entrait par la fenêtre du toit qui coupait dansile del 
un carré blanchâtre couleur de cendre. 

Laurent s'habilla lentement , avec une irritation 
sourde. Il était exaspéré de n'avoir pas dormi, exas- 
péré de s'être laissé prendre par une peur qu'il traitait 
maintenant d'enfantillage. Tout en mettant son panta* 
Ion, il s'étirait, il se frottait les membres, il se passait ^ 
les mains sur son visage battu et brouillé par une nuit 
de fièvre. Et il répétait : 

— Je n'aurais pas dû penser à tout ça , j'aurais 
dormi, je serais frais et dispos, à cette heure... Âhl si 
Thérèse avait bien voulu, hier soir, si Thérèse avait 
ooudié avec moi... 

Cette idée, que Thérèse l'aurait empêché d'avoir 
peur, le tranquillisa un peu. Au fond, il redoutait de 
passer d'autres nuits semblables à celle qu'il venait 
d'endurer. 

Il se jeta de l'eau à la face, puis se donna un coup de 
peigne. Ce bout de tcàlette rafraîchit sa tête et dissipa 



THÉRÈ8E RAQUIN 1/|7 

ses dernières terreurs. Il raisonnait librement, il ne 
sentait plus qu'une grande fatigue dans tous ses 
membres. 

— Je ne suis pourtant pas poltron, se disait-il en 
adievant de se vêtir, je ne me moque pas mal de Ca- 
mille* . • C'est absurde de croire que ce pauvre diable 
est sous mon lit. Maintenant, je vais peut-être croire 
cela toutes l^s nuits. . . Décidément il faut que je me 
marie au plus tôt. Quand Thérèse me tiendra dans ses 
bras, je ne penserai guère à Camille. Elle m'embras- 
sera sur le cou, et je ne sentirai plus l'atroce cuisson 
que j'ai éprouvée. . . Voyons donc cette morsure. 

Il s'approcha de son miroir, tendit le cou et regarda. 
La cicatrice était d'un rose pâle. Laurent, jen distin«* 
guant la marque des dents de sa victime, éprouva une 
certaine émo;tion, le sang lui monta à la tête, «et il s'a- 
perçut alors d*un étrange phénomène. La cicatrice fut 
empourprée par le flot qui montait, elle devint vive et 
sanglante, elle se détacha, toute rouge, sur le cou gras 
et1>lanc. En même temps, Laurent ressentit des pico- 
tements aigus, comme si Ton eût enfoncé des aiguilles 
dans la plaie. Il se hâta de relever le col de sa che« 
mise* 

— Bah ! reprit-il 5 Thérèse guérira cela, . . Quelques 
baisers suffiront. . . Que je suis bête de songer à ces 
choses! 

Il mit son chapeau et descendit. 11 avait besoin de 
prendre l'air, besoin de marcher. En passant devant 
la porte de la cave, il sourit ; il s'assura cependant 



1/l8 THÉRÈSE RAQUIN 

de la solidité du crochet qui fermait cette porte. 
Dehors , il marcha à pas lents , dans Tair frais du 
matin, sur les trottoirs déserts. Il était environ cinq 
heures. 

Laurent passa une journée atroce. Il dut lutter 
contre le sommeil accablant qui le saisit dans Taprès- 
midi à son bureau. Sa tète, lourde et endolorie, se 
penchait malgré lui» et il la relevait brusquement, dès 
qu'il entendait le pas d'un de ses chefs. Cette lutte, ces 
secousses achevèrent de briser ses membres, en lui 
causant des anxiétés intolérables. 

Le soir, malgré sa lassitude, il voulut aller voir 
Thérèse. Il la trouva fiévreuse, accablée, lasse comme 
lui. 

— Notre pauvre Thérèse a passé une mauvaise nuit, 
lui dit madame Baquin, lorsqu'il se fut assis« 11 parait 
qu'elle a eu des cauchemars, une insomnie terrible. . « 
A plusieurs reprises, je Vai entendue crier. Ce matin, 
elle était toute malade. 

Pendant que sa tante parlait, Thérèse regardait fixe- 
ment Laurent. Sans doute, ils devinèrent leurs com- 
munes terreurs, car un même frisson nerveux courut 
sur leurs visages. Us restèrent en face l'un de l'autre 
jusqu'à dix Jieures, parlant de banalités, se compre- 
nant, se conjurant tous deux du regard de hâter le 
moment où ils pourraient s'unir contre le noyé. 



XVIII 



Thérèse, elle aussi, avait été visitée par le spectre 
de Camille, pendant cette nuit de fièvre. 

La proposition brûlante de Laurent, demandant un 
rendez-vous, après plus d'une année d'indifférence, 
l'avait brusquement fouettée. La chair s'était mise à 
lui cuire, lorsque, seule et couchée, elle avait songé 
que le mariage devait avoir bientôt lieu. Alors, au 
milieu des secousses de l'insomnie, elle avait vu se 
dresser le noyé; elle s'était, comme Laurent, tordue 
dans le désir et dans l'épouvante, et, comme lui, elle 
s'était dit qu'elle n'aurait plus peur, qu'elle n'éprou- 
verait plus de telles souffrances, lorsqu'elle tiendrait 
son amant entre ses bras. 

11 y avait eu, à la même heure, chez cette femme et 
chez cet homme, une sorte de détraquement nerveux 
qui les rendait, pantelants et terrifiés, à leurs ter- 
ribles amours. Une parenté de sang et de volupté 
s'était établie entre eux. Ils frissonnaient des mêmes 



150 THÉRÈSE RAQUIN 

frissons; leurs cœurs, dans une espèce de fraternité 
poignante, se serraient aux mêmes angoisses. Ils eu- 
rent dès lors un seul corps et une seule âme pour 
jouir et pour souffrir. Cette communauté, cette péné- 
tration mutuelle est un fait de psychologie et de 
physiologie qui a souvent lieu chez les êtres ,que de 
grandes secousses nerveuses heurtent violemment l'un 
à l'autre. 

Pendant plus d'une année, Thérèse et Laurent por- 
tèrent légèrement la chaîne rivée à leurs membres, 
qui les unissait; dans l'affaissement succédant à la 
crise aiguë du meurtre, dans les dégoûts et les besoins 
de calme et d'oubli qui avaient suivi, ces deux forçats 
purent croire qu'ils étaient libres, qu'un lien de fer ne 
les liait plus ; la chaîne détendue traînait à terre; eux, 
ils se reposaient, il^ se trouvaient frappés d'mie sorte 
de stupeur heureuse, ils cherchaient à aimer ailleurs, 
à vivre avec un sage équilibre. Mais le jour où, poussés 
par les faits, ils en étaient venus à échanger de nou- 
veau des paroles ardentes, la chaîne se tendit violem- 
ment, ils reçurent une secousse telle, qu'ils se sen- 
tirent à jamais attachés l'un à l'autre. 

Dès le lendemain, Thérèse se mit à l'œuvre, travailla 
sourdement à amener son mariage avec Laurent. 
C'était là une tâche difficile, pleine de périls. Les 
amants tremblaient de commettre une imprudence, 
d'éveiller les soupçons, de montrer trop brusquement 
l'intérêt qu'ils avaient eu à la mort de Camille. Com- 
prenant qu'ils ne pouvaient parler de mariage, ils arrê- 



TBBUèSE HAQIHN 15i 

tèrent un plan fort sage qui consistait à se Caire offrir 
ta qu'ils n'osaient demander, par madame Raquin elte«- 
même çt par les invités du jeudi. Il ne s'agissait plus 
que de donner Tidée de remarier Thérèse à ces iM^aves 
^ens, surtout de leur faire accroire que cette idée 
venait d'eux et leur apfi^rtenait en propre. 

La comédie fut longue et délicate à jouer. Thérèse 
et Laur^t avaient pris chacun fe rôle qui leur con* 
venait; ils avançaient avec une prudence extrême, cal* 
tailant le moindre geste, la moindre parole. Au fond, 
ils étaient dévorés par une impatience qui roldissait et 
tendait leurs nerfs. Ils vivaient au milieu d-une irri- 
tation continuelle, il leur fallait toute leur lâcheté pour 
s'imposer des airs souriants et paisibles. 

S'ils avaient hâte d'en fmir, c'est qu'ils ne pouvaient 
plus rester séparés et solitaires Chaque nuit, le lloyé 
les visitait^ l'insomnie les couchait sur un lit de char- 
bons ardents et les retournait avec des pinces de feu. 
L'état d'énervement dans lequel ils vivaient, activait 
mcote chaque sôlr la fièvre de leur sang, en dresisant 
devant eux des hallucinations atroées. Thérèse, lorsque 
le crépuscule était venu, n'osait plus monter dans sa 
chambre ; elle éprouvait des angoisses vives, quand il 
lui fallait s'enfermer jusqu'au matin dans cette grande 
pièce, qui s'éclairait de lueurs étranges et se peuplait 
de fantômes, dès que la lumière était éteinte. Elle finit 
par laisser sa bougie allumée, par ne plus vouloir 
dormir, afin de tenir toujours ses yeux grahds ouverts. 
Et quand la fatigue baissait ses paupières, elle voyait 



152 THÉRÈSE RAQDIN 

Camille dans le noir, elle rouvrait les yeux en sursaut. 
Le matin, elle se traînait, brisée, n'ayant sommeillé 
que quelques heures, au jour. Quant à Laurent, il était 
devenu décidément poltron depuis le soir où il avait 
eu peur en passant devant la porte de la cave ; aupara- 
vant, il viviiit avec des confiances de brute ; mainte- 
nant, au moindre bruit, il tremblait, il pâlissait, comme 
un petit garçon. Un Trisson d*e£froi avait brusquement 
secoué ses membres, et ne Tavait plus.quitté. La nuit, 
il souffrait plus encore que Thérèse ; la peur, dans ce 
grand corps mou et lâche, amenait des déchirements 
profonds. Il voyait tomber le jour avec des appréhen* 
sions cruelles. Il lui arriva, à plusieurs reprises, de ne 
pas vouloir rentrer, de passer des nuits entières à mar* 
cher au milieu des rues désertes. Une fois, il resta 
jusqu'au matin sous un pont, par une pluie battante; 
là, accroupi, glacé, n'osant se lever pour remonter sur 
le quai, il regarda, pendant près de six heures, couler 
Teau sale dans Tombre blanchâtre; par moments, des 
terreurs l'aplatissaient contre la terre humide : il lui 
semblait voir, sous l'arche du pont, passer de longues 
traînées de noyés qui descendaient au fil du courant. 
Lorsque la lassitude le poussait chez lui, il s'y enfer- 
mait à double tour, il s'y débattait jusqu'à l'aube, au 
milieu d'accès effrayants de fièvre. Le même cauchemar 
revenait avec persistance : il croyait tomber des bras 
ardents et passionnés de Thérèse entre les bras froids 
et gluants de Camille ; il rêvait que sa maîtresse l'é- 
touffait dans une étreinte chaude, et il rêvait ensuite 



THÉRÈSE RAQUIN 153 

que le noyé le serrait contre sa poitrine pourrie, dans 
un embrassement glacial ; ces sensations brusques et 
alternées de volupté et de dégoût, ces contacts suc- 
cessifs -de chair brûlante d'amour et de chair froide, 
amollie par la vase, le faisaient haleter et frissonner, 
râler d'angoisse. 

Et, chaque jour, l'épouvante des amants grandissait, 
chaque jour leurs cauchemars les écrasaient, les affo- 
laient davantage. Ils ne comptaient plus que sur leurs 
baisers pour tuer l'insomnie. Par prudence, ils n'osaient 
se donner des rendez-vous, ils attendaient le jour du 
mariage comme un jour de salut qui serait suivi d'une 
nuit heureuse. 

C'est ainsi qu'ils voulaient leur union de tout le désir 
qu'ils éprouvaient de dormir un sommeil calme. Pen- 
dant les heures d'indifférence, ils avaient hésité, 
oubliant chacun les raisons égoïstes et passionnées qui 
s'étaient comme évanouies, après les avoir tous deux 
poussés au meurtre. La fièvre les brûlant de nouveau, 
ils retrouvaient, au fond de leur passion et de leur 
égoïsme, ces raisons premières qui les avaient décidés 
à tuer Camille, pour goûter ensuite les joies que, selon 
eux, leur assurait un mariage légitime. D'ailleurs, 
c'était avec un vague désespoir qu'ils prenaient la 
résolution suprême de s'unir ouvertement. Tout au fond 
d'eux, il y avait de la crainte. Leurs désirs frisson- 
naient. Ils étaient penchés, en quelque sorte, l'un sur 
l'autre, comme sur un abîme dont l'horreur les atti- 
rait; ils se courbaient mutuellement, au*dessusde leur 



15/i THÉRÈse RAQUIN 

être, cramponnés, muets, tandis que des vertiges, d'une 
Tolupté cuisante, alanguissaient leurs membres, leur 
donnaient la folie de la chute. Mais en face du moment 
présent, de leur attente anxieuse et de leurs désirs 
peureux, ils sentaient l'impérieuse nécessité de s'aveu- 
gler, de rêver un avenir de félicités amoureuses et de 
jouissances paisibles. Plus ils tremblaient l'un devant 
l'autre, plus ils devinaient l'horreur du gouffre au fond 
duquel ils allaient se jeter, et plus ils cherchaient à se 
faire à eux-mêmes des promesses de bonheur, à étaler 
devant eux les faits invincibles qui les amenaient fata- 
lement au mariage. 

Thérèse désirait uniquement se marier parce qtfelle 
ayait peur et que son organisme réclamait les caresses 
violentes de Laurent. Elle était en proie à une crise 
nerveuse qui la rendait comme folle* A vrai dire, elle 
ne raisonnait guère, elle se jetait dans la passion, l'es- 
prit détraqué par les romans qu'elle venait de lire, la 
chair irritée par les insomnies cruelles qui la tenaient 
éveillée depuis plusieurs semaines. 

Laurent, d'un tempérament plus épais, tout en 
cédant à ses terreurs et à ses désirs, entendait rai- 
sonner sa décision. Pour se bien prouver que son ma- 
riage était nécessaire et qu'il allait enfin être parfaite- 
ment heureux, pour dissiper les craintes vagues qui le 
prenaient, il refaisait tous ses calculs d'autrefois* Son 
père, le paysan de Jeufosse, s'entêtant à ne pas mou- 
rir, il se disait que l'héritage pouvait se faire longtemps 
attendre; il craignait même que cet héritage ne lui 



T^AÈSfS RAQOm 155 

édlMp^èit et n*âllàt èmn leâ pocàies d'un de ses cousins, 
grand gaillard qui piochait la tBrre à la vive sdtbfao- 
tion du vieux Laiirent. E^ lui^ il derait toujours pauvre, 
il vivrait sans femme, dans un grenier, dormant mal, 
mangeant plus mal encore. D'aiUeurs, il comptait lie 
pas travailler toute sa vie ; il commençait à s'entiuyer 
singulièrement à son bureau; la légère beso^e qai'lm 
était confiée, devenait accablaniel pour sa pardssft^ Le 
résultat de ses réflexions était toujours que le suprême 
bonheur consiste à ne rien faire. Alors il se rappelait 
qu'il avait noyé Camille pour épouser Thérèse et ne 
plus rien faire ensuite^ Certes» le déair de posséda à 
lui seul sa maîtresse était entré pour beaucoup dans la 
pensée de son crime , mais il avait éCé conduit au 
meurtre peut-être plus encore par l'espérance de se 
mettre à la place de Camille, de se faire soigner comme 
lui, de goûter une béatitude de toutes les heures ; si la 
passion seule Teût poussé, il n'aurait pas montré tant 
de lâcheté, tant de prudence; la vérité était qu'il avait 
cherché à assurer, par un assassinat, le calme et Toisi- 
veté de sa vie, le contentement durable de ses appétits. 
Toutes ces pensées, avouées ou inconscientes, lui reve- 
naient. Il se répétait, pour s'encourager, qu'il était 
temps de tirer le profit attendu de la mort de Camille. 
Et il étalait devant lui les avantages, les bonheurs de 
son existence future : il quitterait son bureau, il vivrait 
dans une paresse délicieuse ; il mangerait, il boirait, il 
dormirait son soûl ; il aurait sans cesse sous la main 
une femme ardente qui rétablirait Téquilibre de son 



156 THERESE RAQUIN 

sang et de ses nerfs ; bientôt il hériterait des quarante 
et quelques mille francs de madame Baquin, car la 
pauvre vieille se mourait un peu chaque jour; enfin, il 
se créerait une vie de brute heureuse, il oublierait tout. 
A chaque heure, depuis que leur mariage était décidé 
entre Thérèse et lui» Laurent se disait ces choses; il 
cherchait encore d'autres avantages, et il était tout 
joyeux, lorsqu'il croyait avoir trouvé un nouvel argu- 
ment, puisé dans son égoïsme, qui l'obligeait à épouser 
la veuve du noyé. Mais il avait beau se forcer à l'espé- 
rance, il avait beau rêver un avenir gras de paresse et 
de volupté, il sentait toujours de brusques frissons lui 
glacer la peau, il éprouvait toujours, par moments, une 
anxiété qui étouffait la joie dans sa gorge. 



XIX 



Cependant» le travail sourd de Thérèse et de Lau- 
rent amenait des résultats. Thérèse avait pris une atti- 
tude morne et désespérée, qui, au bout de quelques 
jours, inquiéta madame Raquin* La vieille mercière 
voulut savoir ce qui attristait ainsi sa nièce. Alors» la 
jeune femme joua son rôle de veuve inconsolée avec 
une habileté exquise; elle parla d'ennui, d'affaissement, 
de douleurs nerveuses, vaguement^ sans rien préciser. 
Lorsque sa tante la pressait de questions, elle répondait 
qu'elle se portait bien, qu'elle ignorait ce qui l'acca- 
blait ainsi, qu'elle pleurait sans savoir pourquoi. Et 
c'étaient des étouffements continus» des sourires pâles 
et navrants, des silences écrasants de vide et de 
désespérance. Devant cette jeune femme^ pliée sur 
elle-même, qui semblait mourir lentement d'un mal 
inconnu» madame Raquin finit par s'alarmer sérieu- 
sement; elle n'avait plus au monde que sa nièce, 
elle priait Dieu chaque soir de lui conserver cette enfant 



158 THÉRÈSE RAQUIN 

pour lui fermer les yeux. Un peu d*égoïsnie se mêlait 
à ce dernier amour de sa vieillesse. Elle se sentit frap- 
pée dans les faibles consolations qui Taidaient encore 
à vivre, lorsqu'il lui vint à la pensée qu'elle pouvait 
perdre Thérèse et mourir seule au fond de la boutique 
humide du passage. Dès lors, elle ne quitta plus sa 
nièce du regard, elle étudia avec épouvante les tris- 
tesses de la jeune femme, elle se demanda ce qu'elle 
pourrait bien faire pour la guérir de ses désespoirs 
muets. 

En de si graves circonstances , elle crut devoir 
prendre l'avis de son vieil ami Miehaud^ Un jeudi soir, 
elle le retint dans ia boutique et lui dit ses craintes. 

-*- Fardieu, lui répondit le vieillard avec là brutalité 
franche de ses anciennes fonction», je m'aperçois de- 
puis longtemps qne Thérèse bonde, et je sais bien 
ponrqnoi elle a ainsi *la figure tente jaune et toute dm- 
grine. 

— Vous savespeurqtto)? dit la mercière. Parier vHe. 
Si soQS pouvions Is guérir ! 

-«- Ob! le trsHement esl facile, reprit Micbacrd en 
liant. Votre nièce s'enmiie, perce qu^e^ie est seule, le 
soir, ékns sa chambre, depuis bienlM denx ans. Elte a 
besoin d^im mari; cela se voit dans ses yecnt. 

La franchise brutale de Tancîen commissaire fra|:rpa 
douleoreosement madame Raqcm. Elle pensait que )a 
blessure qui saignait toujours en elle, depuis l'affreux 
accident de Saini-Ouen , était tout aussi vive , tout 
aifôst cnieite au fond an ceeur de la jeune veove. Son 



TBBRÈSE RAQilIN 159 

fils mort, il lui semblait qu'il ne pouvait plus exister 
de mari pour sa nièce. Et voilà que Micbaud affirmait, 
avec un gros rire, que Thérèse était malade par besoin 
de mari. 

-^ Mariez-la au plus tôt, dit-il en s'en allant, si vous 
ne voulez pas la voir se dessécher entièrement. Tel est 
mon avis, chère dame, et il est IxHi, croyez-moi. 

Madame Baquin ne put s'habituer tout de suite à la 
pensée que son fils était déjà oublié. Le vieux Mîchaud 
n'avait pas même prononcé le nom de Camille, et il s'é- 
tait mis à plaisanter en parlant de la prétendue maladie 
de Thérèse. Là pauvre mère comprit qu'elle gardait 
seule, au fond de son être, le souvenir vivant de son 
cher enfant. EUe pleura, il lui sembla que Camille ve- 
nait de mourir une seconde fds. Puis, quand elle eut 
bien pleuré, qu'elle fut lasse de regrets, elle songea 
malgré elle aux paroles de Michaud, elle s'accoutuma à 
l'idée d'acheter un peu de bonheur au prix d'un mariage, 
qui, dans les déhcartesses de sa mémoire, tuait de nou- 
veau son fils. Des lâchetés lui venaient, lorsqu'elle se 
trouvait seule en face de Thérèse, morne et accablée, 
au milieu du silence glacial de la boutique. Elle n'était 
pas un de ces esprits roides et secs qui premient une 
joie âpre à vivre d'un désespoir étemel; il y avait en 
elle des souplesses, des dévouements, des effusions, 
tout un tempérament de bonne dame, grasse ^ affable, 
qui la poussait à vivre dans une tendresse active. De- 
puis que sa nièce ne parlait plus et restait là, pâle et 
affaiblie , l'existence devenait int(riér^ble pour die , 



160 TRiRÈSE lUQUIN 

I 

la boutique lui paraissait un tombeau; elle aurait voulu 
une affection chaude autour d'elle, de la vie, des ca- 
resses, quelque chose de doux et de gai qui Taidât à 
attendre paisiblement la mort. Ces désirs inconscients 
lui firent accepter le projet de remarier Thérèse; elle 
oublia même un peu son fils; il y eut, dansi'existence 
morte qu'elle menait, comme un réveil, comme des 
volontés et des occupations nouvelles d'esprit. Elle 
cherchait un mari pour sa nièce, et cela emplissait sa 
tête. Ce choix d'un mari était une grande affaire ; la 
pauvre vieille songeait encore plus à elle qu'à Thérèse ; 
elle voulait la marier de façon à être heureuse elle- 
même, car elle craignait vivement que le nouvel 
époux de la jeune femme ne vint troubler les dernières 
heures de sa vieillesse. La pensée qu'elle allait intro- 
duire un étranger dans son existence de chaque jour 
l'épouvantait ; cette pensée seule l'arrêtait, l'empêchait 
de causer mariage avec sa nièce, ouvertement. 

Pendant que Thérèse jouait, avec cette hypocrisie 
parfaite que son éducation lui avait donnée» la comédie 
de l'ennui et de l'accablement, Laurent avait pris le rôle 
d'homme sensible et serviable. Il était aux petits soins 
pour les deux femmes, surtout pour madame Raquin, 
qu'il comblait d'attentions délicates. Peu h peu, il se 
rendit indispensable dans la boutique; lui seul mettait 
un peu de gaieté au fond de ce trou noir. Quand il 
n'était pas là, le soir, la vieille mercière cherchait 
autour d'elle, mal à l'aise, comme s'il lui manquait 
quelque chose, ayant presque peur de se trouver en 



THÉRÈSE RAQUIN 161 

téte-à-tête avec tes désespoirs de Thérèse. D'ailleurs, 
Laurent ne s'absentait une soirée que pour mieux as- 
seoir sa puissance ; il venait tous les jours à la bouti- 
que en sortant de son bureau, il y restait jusqu'à la 
fermeture du passage. Il faisait les commissions, il 
donnait à madame Raquin, qui ne marchait qu'avec 
peine, les menus objets dont elle avait besoin. Puis il 
s'asseyait, il causait. Il avait trouvé une voix d'acteur, 
douce et pénétrante, qu'il employait pour flatter les 
oreilles et le cœur de la bonne vieille. Surtout, il sem- 
blait s'inquiéter beaucoup de la santé de Thérèse, en 
ami, en homme tendre dont l'âme souffre de la souf- 
france d'autrui. A plusieurs reprises, il prit madame 
Raquin à part, il la terrifia en paraissant très-effrayé 
lui-même des changements, des ravages qu'il disait 
voir sur le visage de la jeune femme. 

— Nous la perdrons bientôt, murmurait-il avec des 
larmes dans la voix. Nous ne pouvons nous dissimuler 
qu'elle est bien malade. Ah I notre pauvre bonheur, 
nos bonnes et tranquilles soirées 1 

Madame Raquin Técoutalt avec angoisse. Laurent 
poussait même Taudace jusqu'à parler de Camille. 

— Voyez-vous, disait-il encore à la mercière, la 
mort de mon pauvre ami a été un coup terrible pour 
elle. Elle se meurt depuis deux ans, depuis le jour fu- 
neste où elle a perdu Camille. Rien ne la consolera, 
rien ne la guérira. 11 faut nous résigner. 

Ces mensonges impudents faisaient pleurer la vieille 
dame à chaudes larmes. Le souvenir de son fils la trou- 



162 THÉaàsE RiQmiv 

blait et l'aveuglait. Chaque fois qu'on prononçait le 
Bom de Caoùlle, elle éclatait en sanglots, elle s'aban- 
donnait, elle aurait embrassé la personne qui nom- 
mait son pauvre enfant. Laurent avait remarqué Feffet 
de trouble et d'attendrissement que ce nom produisait 
sur elle. Il pouvait la faire pleurer à volonté, la briser 
d'une émotion qui lui ôtait la vue nette des ehoses, et 
il abusait de son pouvoir pour la tenir toujours souple 
et endolc^ie dans sa main. Chaque soir, malgré les re- 
ventes sourdes de ses entrailles qui tressaillaient, il 
mettait la conversation sur les rares qualités, sur le 
cœur tendre et l'esprit de Camille ; il vantait sa vic- 
time avec une impudence parfaite. Par moments , 
lorsqu'il rencontrait les regards de Thérèse fixés 
étrangement sur les siens, il frissonnait, il finissait 
par croire lui-même tout le bien qu'il disait du noyé ; 
alors H se taisait, pris brusquement d'une atroce ja- 
lousie, craignant que la veuve n'aimftt l'homme qu'il 
avait jeté à l'eau et qu'il vantait maintenant avec une 
conviction d*halluciné. Pendant toute la conversation, 
madame . Raquin était dans les larmes, ne voyant rien 
autour d'elle. Tout en pleurant, elle songeait que 
Laurent était un cœur aimant et généreux ; lui seul se 
souvenait de son fils, lui seul en parlait encore d'une 
vùix tremblante et émue. Elle edsuyait ses larmes^ elle 
regardait le jeune homme avec une tendresse infinie, 
elle l'aimait comme son propre enfant. 

Un jeudi soir, Michaud et Grivet se trouvaient déjà 
dans la salle à manger, lorsque Laurent entra et s'ap- 



V^-v, 



THÉRÈSE RAQUIN 163 

procba de Thérèse, lui demandant avec une inquiétude 
douce des nouvelles de sa santé. Il s'assit un instant 
à côté d'elle, jouant, pour les personnes qui étaient le, 
son rôle d'ami affectueux et effrayé. Comme les jeunes 
gens étaient près l'un de l'autre, échangeant quelques 
mots, Michaud, qui les regardait, se pencha et dit tout 
bas à la vieille mercière» en lui montrant Laurent : 

— Tenez, voilà le mari qu'il faut à votre nièce. 
Arrangez vite ce mariage. Nous vous aiderons, s'il est 
nécessaire. 

Michaud souriait d'un air de gaillardise; dans sa 
pensée, Thérèse devait avoir besoin d'un mari vigou- 
reux. Madame Raquin fut comme frappée d'un trait de 
lumière ; elle vit d'un coup tous les avantages qu'elle 
retirerait personnellement du mariage de Thérèse et 
de Laurent. Ce mariage ne ferait que resserrer les 
liens qui les unissaient déjà, elle et sa nièce, à l'ami 
de âon fils, à l'excellent cœur qui venait les distraire, 
le soir. De cette façon, elle n'introduirait pas un étran- 
ger chez elle, elle ne courrait pas le risque d'être mal- 
heureuse ; au contraire, tout en donnant un soutien 
à Thérèse, elle mettrait une joie de plus autour de sa 
vieillesse, elle trouverait un second fils dans ce garçon 
qui depui§*trois ans lui témoignait une affection filiale. 
Puis il lui semblait que Thérèse serait moins infidèle 
au souvenir de Camille en épousant Laurent. Les reli- 
gions du cœur ont des délicatesses étranges. Madame 
Raquin, qui aurait pleuré en voyant un inconnu em- 
brasser la jeune veuve, ne sentait en elle aucune ré- 



16/l THERèSB RAQ0IN 

volte à la pensée de la livrer aux embrassements de 
Tancien camarade de son fils. Elle pensait, comme 
on dit, que cela ne sortait pas de la famille. 

Pendant toute la soirée, tandis que ses invités 
jouaient aux dominos, la vieille mercière regarda le 
couple avec des attendrissements qui firent devi- 
née au jeune homme et à la jeune femme que leur 
.comédie avait réussi et que le dénouaient était proche. 
Michaud, avant de se retirer, eut une courte conver- 
sation à voix basse avec madame Raquin ; puis il prit 
avec affectation le bras de Laurent et déclara qu'il 
allait raccompagner un bout de chemin. Laurent, en 
s*éloignant, échangea un rapide regard avec Thérèse, 
un regard plein de recommandations pressantes. 

Michaud s'était chargé de tàter le terrain. 11 trouva 
le jeune homme très-dévoué pour ces dames, mais 
très-surpris du projet d'un mariage entre Thérèse et 
lui. Laurent ajouta, d'une voix émue, qu'il aimait 
comme une sœur la veuve de son pauvre ami, et qu'il 
croirait commettre un véritable sacrilège en l'épou- 
sant. L'ancien commissaire de police insista ; il donna 
cent bonnes raisons pour obtenir un consentement, il 
parla même de dévouement, il alla jusqu'à dire au 
jeune homme que son devoir l^ii dictait de* rendre un 
fils à madame Raquin et un époux à Thérèse. Peu à 
peu, Laurent se laissa vaincre ; il feignit de céder à 
l'émotion, d'accepter la pensée de mariage, comme 
une pensée tombée du ciel, dictée par le dévouement 
et le devoir, ainsi que le disait le vieux Michaud. 



THÉRÈSE RAQUEN 165 

Quand celui-ci eut obtenu un oui formel, il quitta 
son compagnon, en se frottant les mains ; il venait, 
croyait-il, de remporter une grande victoire, il s'ap- 
plaudissait d'avoir eu le premier l'idée de ce mariage 
qui rendrait aux soirées du jeudi toute leur ancienne 
joie. 

Pendant que Michaud causait ainsi avec Laurent, en 
suivant lentement les quais, madame Raquin avait une 
conversation presque semblable avec Thérèse. Au 
moment où sa nièce, pâle et chancelante comme tou- 
jours, allait se retirer, la vieille mercière la retint un 
instant. Elle la questionna d'une voix tendre, elle la 
supplia d'être franche, de lui avouer les causes de cet 
ennui qui la pliait. Puis^ comme elle n'obtenait que 
des réponses vagues, elle parla des vides du veuvage, 
elle en vint peu à peu à préciser l'offre d'un nouveau 
mariage, elle fmit par demander nettement à Thérèse 
si elle n'avait pas le secret désir de se remarier. Thé« 
rèse se récria, dit qu'elle ne songeait pas à cela et 
qu'elle resterait fidèle à Camille. Madame Raquin se 
mit à pleurer. Elle plaida contre son cœur, elle fit en* 
tendre que le désespoir ne peut être éternel; enfin, 
en réponse à un cri de la jeune femme disant que ja- 
mais elle ne remplacerait Camille, elle nomma brus- 
quement Laurent. Alors, elle s'étendit avec un flot de 
paroles sur la convenance, sur les avantages d'une 
pareille union ; elle vida son âme, répéta tout haut ce 
qu'elle avait pensé durant la scârée; elle peijgnit, avec 
un naif égoïsme, le tableau de ses derniers bonheurs, 



166 THÉRÈSE RAQUIN 

entre ses deux obers enfants. Thérèse l'écoutait, la 
tète basse, résignée et docile, prête à contenter ses ' 
moindres souhaits. 

— J'aime Laurent comme un frère, dit-elle doulou- 
reusement^ lorsque sa tante se tut. Puisque vous le 
désirez, je tâcherai de l'aimer comme un époux. Je 
veux vous rendre heureuse... J'espérais que vous me 
laisseriez pleuurer en paix, mais j'essuierai mes larmes, 
puisqu'il s'agit de votre boiiheur. 

Elle embrassa la vieille dame, qui demeura surprise 
et effrayée d'avoir été la première à oublier son fils. 
En se mettant au lit, madame Raquin sanglota amère- 
ment en s'accusant d'être moins forte que Thérèse, de 
vouloir par égoïsme un mariage que la jeune veuve 
acceptait par simple abnégation. 

Le lendemain matin, Michaud et sa vieille amie 
eurent une courte conversation dans le passage, de- 
vant la porte de la boutique. Ils se communiquèrent 
le résultat de leurs démarches, et convinrent de mener 
les choses rondement, en forçant les jeunes gens à se 
fiancer, le soir même. 

Le sdr, à cinq heures, Michaud était déjà dans le 
magasin, lorsque Laurent entra. Dès que le jeune 
homme fut assis, l'ancien commissaire de police lui 
dit à l'oreille : 
— Elle accepte. 

Ce mot brutal fut entendu de Thérèse, qui resta pâle, 
les yeux impudemment fixés sur Laurent. Les deux 
amants se regardèrent pendant quelques secondes^ 



THERESE RAQOIN 167 

comme pour se consulter. Ils comprirent jtot» deux 
qu'il fallait accepter la position sans hésiter et en finir 
d'un coup. Laurent, se levant, alla prendre la main de 
madame Raquin, qui faisait tous ses efforts pour rete- 
nir ces larmes. 

-^ Chère mère» lui dit'^l en souriant, . j*ai causé de 
votre bonheur avec M. Micbaud, hier soir. Vos enfants 
veulent vous rendre heureuse. 

La pauvre vieille, en s'entendant appeler a chère 
mère, » laissa couler ses larmes. Elle saisit vivement 
la main de Thérèse et la mit dans celle de Laurent, 
sans pouvoir parler. 

Les deux amants eurent un frisson en sentant leur 
peau se toucher. Ils restèrent les doigts serrés et brû- 
lants, dans une étreinte nerveuse. Le jeune homme 
reprit d'une voix hésitante : 

— Thérèse, voulez-vous que nous fassions à votre 
tante une existence gaie et paisible ! 

— Oui, répondit la jeune femme faiblement, nous 
avons une tâche à remplir. 

Alors Laurent se tourna vers madame Raquin et 
ajouta, très'-pàle : 

— Lorsque Camille est tombé à l'eau, il m'a crié t 
« Sauve ma femme, je te la confie. » Je crois accom-» 
plir ses demiera vœux en épousant Thérèse^ 

Thérèse lâcha la main de Laurent, en entendant ces 
mots* Elle avait reçu comme un coup dans la poitrine. 
L'impudence de son ainant l'écrasa. SUe le regarda 



168 THÉRÈSE BAQUirC 

avec des yeux hébétés, tandis que madame Raquin, 
que les sanglots étouffaient, balbutiait : 

— Ouij oui, mon ami, épousez-la, rendez-la heu- 
reuse, mon fils vous remerciera du foqd de sa tombe. 

Laurent sentit qu'il fléchissait, il s'appuya sur le 
dossier d'une chaise. Michaud, qui, lui aussi, était éaiu 
aux larmes, le poussa vers Thérèse, en disant : 

=— Embrassez-vous, ce seront vos fiançailles. 

Le jeune homme fut pris d'un étrange malaise en 
posant ses lèvres sur les joues de la veuve, et celle-ci 
se recula brusquement, comme brûlée par les deux 
baisers de son amant. C'étaient les premières caresses 
que cet homme lui faisait devant témoins ; tout son 
sang lui monta à la face, elle se sentit rouge et ardente, 
elle qui ignorait la pudeur et qui n'avait jamais rougi 
dans les hontes de ses amours. 

■ 

Après cette crise, les deux meurtriers respirèrent. 
Leur mariage était décidé, ils touchaient enfin au but 
qu'ils poursuivaient depuis si longtemps. Tout fut ré- 
glé le soir même. Le jeudi suivant, le mariage fut an- 
noncé i Grivet, à Olivier et à sa femme. Michaud, en 
donnant cette nouvelle, était ravi; il se frottait les 
mains et répétait : 

— C'est mcH qui ai pensé à cela, c'est moi qui les ai 
mariés... Vous verrez le joli couple ! 

Suzanne vint embrasser silencieusement Thérèse. 
Cette pauvre créature, toute morte et toute blanche, 
s'était prise d'amitié pour la Jeune veuve, sombre et 
roide. Elle l'aimait en enfant, avec une sorte de ter- 



THÉRÈSE RAQUIN 169 

reur respectueuse. Olivier complimenta la tante et la • 
nièce, Grivct hasarda quelques plaisanteries épicées 
qui eurent un succès médiocre. En somme, la compa- 
gnie se montra enchantée, ravie, et déclara que tout 
était pour le mieux ; k vrai dire, la compagnie se voyait 
déjà à la noce* 

L'attitude de Thérèse et de Laurent resta digne et 
savante. Ils se témoignaient une amitié tendre et pré- 
venante, simplement. Ils avaient Tair d*accomplir un 
acte de dévouement suprême. Rien dans leur physio- 
nomie ne pouvait faire soupçonner les terreurs,, les 
désirs qui les secouaient. Madame Raquin les regar- 
dait avec de pâles sourires, avec des bienveillances 
molles et reconnaissantes. 

11 y avait quelques formalités k remplir. Laurent 
dut écrire k son père pour lui demander son consen- 
tement. Le vieux paysan de Jeufosse, qui avait presque 
oublié qu'il eût un fils k Paris, lui répondit, en quatre 
lignes, qu'il pouvait se marier et se faire pendre, s'il 
voulait; il lui fit comprendre que, résolu k ne jamais 
lui donner un sou, il le laissait maître de son corps et 
l'autorisait k commettre toutes les folies du monde. 
Une autorisation ainsi accordée inqaiéta singulière- 
ment Laurent. 

Madame Raquin, après avoir lu la lettre de ce père 
dénaturé, eut un élan de bonté qui la poussa k faire 
une sottise. Elle mit sur la tète de sa nièce les qua- 
rante et quelques mille francs qu'elle possédait, elle 
se dépouilla entièrement pour les nouveaux époux, se 

10 



170 TMBRKSB RAQUIN 

fConfiant à leur bon cœur, voulant lenir d'eux toute sa 
félicité. Laurent n'apportait rien à la communauté ; il 
fit même entendre qu'il ne garderait pas toujours son 
emploi et qu'il se remettrait peut-être à la peinture. 
D'ailleurs, l'avenir de la petite famille était assuré ; 
les rentes des quarante et quelques mille francs, 
jointes aux bénéfices du commerce de mercerie, de- 
vaient faire vivre aisément trois personnes. Ils au*- 
raient tout juste assez pour être heureux. 

Les préparatifs de mariage furent pressés. On abré* 
gea les formalités autant qu'il fut possible. On eût dit 
que chacun avait bâte de pousser Laurent dans la 
chambre de Thérèse. Le jour désiré vint enfin. 



XX 



Le matin, Laurent et Thérèse, chacun dans sa 
chambre, s'éveillèrent avec la même pensée de joie 
profonde : tous deux se dirent que leur dernière nuit 
de terreur était finie. Us ne coucheraient plus seuls, 
ils se défendraient mutuellement contre le noyé. 

Thérèse regarda autour d'elle et eut un étrange sou- 
rire en mesurant des yeux son grand lit. Elle se leva, 
puis s'babill^ lentement, en attendant Suzanne qui 
devait venir Talder à faire sa toilette de mariée. 

Laurent se mit sur son séant. Il resta ainsi quelques 
minutes, faisant ses adieux à son grenier qu'il trouvai|. 
ignoble. Ëofin, il allait quitter ce chenil et avoir une 
femme à lui. On était en décembre. 11 frissonnait. Il 
sauta sur le carreau, en se disant qu'il aurait chaud le 
soir. 

Madame Raquin, sachant combien il était gêné, lui 
avait glissé dans la main, huit jours auparavant, une 
bourse contenant cinq cents francs, toutes ses écono- 



172 THÉRÈSE RAQDIN 

mies. Le jeune homme avait accepté carrément et 
s'était fait habiller de neuf. L'argent de la vieille mer- 
cière lui avait en outre permis de donner à Thérèse les 
cadeaux d'usage. 

Le pantalon noir, l'habit, ainsi que le gilet blanc, la 
chemise et la cravate de fme toile, étaient étalés sur 
deux chaises. Laurent se savonna, se parfuma le corps 
avec un flacon d'eau de Cologne, puis il procéda mi- 
nutieusement k sa toilette. Il voulait être beau. Comme 
il attachait son faux-col, un faux-col haut et roide, il 
éprouva une souffrance vive au cou ; le bouton du 
faux-col lui échappait des doigts, il s'impatientait, et 
il lui semblait que l'étoffe amidonnée lui coupait la 
chair. Il voulut voir, il leva le menton : alors, il aper- 
çut la morsure de Camille toute rouge ; le faux-col 
avait légèrement écorché la cicatrice. Laurent serra 
les lèvres et devint pâle ; la vue de cette tache, qui lui 
marbrait le cou, l'effraya et l'irrita, à cette heure. 11 
froissa le faux-col, en choisit un autre qu'il mit avec 
mille précautions. Puis il acheva de s'habiller. Quand 
il descendit, ses vêtements neufs le tenaient tout roide ; 
il n'osait tourner la téte^ le cou emprisonné dans des 
toiles gommées. A chaque mouvement qu'il faisait, un 
pli de ces toiles pinçait la plaie que les dents du noyé 
avaient creusée dans sa chair. Ce fut en souffrant de 
ces sortes de piqûres aiguës qu'il monta en voiture et 
alla chercher Thérèse pour la conduire à la mairie et 
à l'église. 

Il prit en passant un employé du chemin de fer 



THÉRÈSE RAQUIN 173 

d*Orléans et le vieux Michaud, qui devaient lui servir 
de témoins. Lorsqu'ils arrivèrent à la boutique, tout le 
monde était prêt : il y avait là Grivet et Olivier, té- 
moins de Thérèse, et Suzanne, qui regardaient la ma- 
riée comme les petites filles regardent les poupées 
qu'elles viennent d'habiller. Madame Raquin, bien que 
ne pouvant plus marcher, voulut accompagner partout 
ses enfants. On la hissa dans une voiture, et l'on 
partit. 

Tout se passa convenablement à la mairie et à 
l'église. L'attitude calme et modeste des époux fut re- 
marquée et approuvée. Il prononcèrent le oui sacra- 
mentel avec une émotion qui attendrit Grivet lui- 
même. Ils étaient comme dans un rêve. Tandis qu'ils 
restaient assis ou agenouillés côte à côte, tranquille- 
ment, des pensées furieuses les traversaient malgré 
eux et les déchiraient. Ils évitèrent de se regarder en 
face. Quand ils remontèrent en voiture, il leur sem- 
bla qu'ils étaient plus étrangers l'un à l'autre qu'aupa- 
ravant. 

Il avait été décidé que le repas se ferait en famille, 
dans un petit restaurant, sur les hauteurs de Belle- 
ville. Les Michaud et Grivet étaient seuls invités. En 
attendant six heures, la noce se promena en voiture 
tout le long des boulevards; puis elle se rendit à la 
gargote où une table de sept couverts était dressée 
dans un cabinet peint en jaune, qui puait la poussière 
et le vin. 

Le repas fut d'une gaieté médiocre. Les époux 

10. 



17& THRBÈSE BAQUm 

étaient graves, pensifs, ilâ éprouvaient depuis lé matin 
des sensations étranges, dont ils ne cherchaient pas 
eUx-4Bémes à se rendre compte. Ils s'étaient trouvés 
étourdis, dès les premières heures, par la rapidité des 
formalités et de la cérémonie qui venaient de les lier 
k jamaid. Puis, la longue promenade sur les boulevards 
les avait comme bercés et endormis ; il leur semblait 
cpie cette promenade avait duré des mois entiers; 
d'ailleurs, ils s'étaient laissé aller sans impatience 
dans la monotonie des rues, regardant les boutiques et 
les passants avec des yeux morts, pris d'un engourdis- 
sement qui les hébétait et qu'ils tâchaient de secouer 
en essayant des éclats de rire. Quand ils étaient en- 
trés dans le restaurant, une fatigue accablante pesait à 
leurs épaules, une stupeur croissante les envahissait. 
Placés à table en face Tun de Tautre, ils souriaient 
d'un air contraint et retombaient toujours dans une 
rêverie lourde; ils mangeaient, ils répondaient, ils re- 
muaient les membres comme des machines. Au milieu 
de la lassitude paresseuse de leur esprit, une même 
série de pensées fuyantes revenaient sans cesse. Us 
étaient mariés et ils n'avaient pas conscience d'un 
nouvel état ; cela les étonnait profondément. Ils s'ima- 
ginaient qu'un abtme les séparait encore ; par moments, 
ils se demandaient comment ils pourraient franchir cet 
abtme. ils croyaient être avant le meurtre, lorsqu*un 
obstacle matériel se dressait entre eux. Puis, brus- 
quement, ils se rappelaient qu'ils coucheraient en* 
semble, le soir, dans quelques heures ; alors ils se re- 



THÉRÈSE BAQÛIN 175 

gardaient, étonnés, ne comprenant plus pourquoi cela 
leur serait permis. Ils ne sentaient pas leur union, ils 
rêvaient au contraire qu'on venait de les écarter vio- 
lemment et de les jeter loin l'un de Tautre. 

Les invités, qui ricanaient bêtement autour d'eux, 
ayant voulu les entendre se tutoyer, pour dissiper 
toute gêne, ils balbutièrent, ils rougirent, ils ne purent 
jamais se résoudre à se traiter en amants, devant le 
monde. 

Dans l'attente leurs désirs s'étaient usés, tout le 
passé avait disparu* Us perdaient leurs violents appé- 
tits de volupté, ils oubliaient même leur joie du matin, 
cette joie profonde qui les avait pris à la pensée 
qu'ils n'auraient plus peur désormais. Ils étaient sim- 
plement las et ahuris de tout ce qui se passait ; les 
faits de la journée tournaient dans leur tête, incom- 
'préhensibles et monstrueux* Ils restaient là, muets, 
souriants, n'attendant rien, n'espérant rien. Au fond 
de leur accablement, s'agitait une anxiété vaguement 
douloureuse. 

Et Laurent, à chaque mouvement de son cou, éprou- 
vait une cuisson ardente qui lui mordait la chair; son 
faux-col coupait et pinçait la morsure de Camille. 
Pendant que le maire lui lisait le code, pendant que le 
prêtre lui parlait de Dieu, à toutes les minutes de cette 
longue journée, il avait senti les dents du noyé qui lui 
entraient dans la peau. 11 s'imaginait par moments 
qu'un filet de sang lui coulait sur la poitrine et allait 
tacher, de rouge la blancheur de son gilet. 



176 THÉRÈSE RAQtnN 

Madame Raquin fut intérieurement reconnaissante 
aux époux de leur gravité ; une joie bruyante aurait 
blessé la pauvre mère; pour elle, son fils était là, invi- 
sible, remettant Thérèse entre les mains de Laurent. 
Grivet n'avait pas les mêmes idées ; il trouvait la noce 
triste, il cherchait vainement à Tégayer, malgré les 
regards de Michaùd et d'Olivier qui le clouaient sur sa 
chaise toutes les fois qu'il voulait se dresser pour dire 
quelque sottise. Il réussit cependant à se lever une 
fois. Il porta un toast. 

— Je bois aux enfants de monsieur et de madame, 
dit-il d'un ton égrillard* 

Il fallut trinquer. Thérèse et Laurent étaient deve- 
nus extrêmement pâles, en entendant la phrase de 
Grivet. Ils n'avaient jamais songé qu'ils auraient peut- 
être des enfants. Celte pensée les traversa comme un 
frisson glacial. Ils choquèrent leur verre d*un mouve-^ 
ment nerveux, ils s'examinèrent, surpris, effrayés 
d'être le, face à face. 

On se leva de table de bonne heure. Les invités 
voulurent accompagner les époux jusqu'à la chambre 
nuptiale. Il n'était guère plus de neuf heures et demie 
lorsque la noce rentra dans la boutique du passage. 
La marchande de bijoux faux se trouvait encore au ' 
fond de son armoire, devant la boite garnie de velours 
bleu. Elle leva curieusement la tête^ regardant les 
nouveaux mariés avec un sourire. Ceux-ci surprirent 
son regard, et en furent terrifiés. Peut-être cette 
vieille femme avait-elle eu connaissance de leurs ren- 



THÉRÈSE RAQDIN 177' 

dez-vous, autrefois, en voyant Laurent se glisser dans 
la petite allée. 

Thérèse se retira presque sur-le-champ, avec ma- 
dame Raquin et Suzanne. Les hommes restèrent dans 
la salle à manger, tandis que la mariée faisait sa toi- 
lette de nuit. Laurent, mou et affaissé, n'éprouvait pas 
la moindre impatience ; il écoutait complaisamment les 
grosses plaisanteries du vieux Michaud et de Grivet, 
qui s*en donnaient à cœur joie, maintenant que les 
dames n'étaient plus là. Lorsque Suzanne et ma- 
dame Raquin sortirent de la chambre nuptiale, et que 
la vieille mercière dit d'une voix émue au jeune 
homme que sa femme l'attendait, il tressaillit, il resta 
un instant effaré; puis il serra fiévreusement les mains 
qu'on lui tendait, et il entra chez Thérèse en se tenant 
à la porte, comme un homme ivre. 



XXI 



Laurent ferma soigneusement la porte derrière lui, 
«t demeura un instant appuyé contre cette porte, re- 
gardant dans la chambre d*un air inquiet et embar- 
rassé. 

Un feu clair flambait dans la cheminée , jetant de 
larges clartés jaunes qui dansaient au plafond et sur 
les murs. La pièce était ainsi éclairée d'une lueur vive 
et vacillante ; la lampe, posée sur une table, pâlissait 
au milieu de cette lueur. Madame Raquin avait voulu 
arranger coquettement la chambre , qui se trouvait 
toute blanche et toute parfumée, comme pour servir 
de nid à de jeunes et fraîches amours; elle s'était 
plu à ajouter au lit quelques bouts de dentelle et à 
garnir de gros bouquets de roses les vases de la che- 
minée. Une chaleur douce, des senteurs tièdes traî- 
naient. L'air était recueilli et apaisé, pris d'une sorte 
d'engourdissement voluptueux. Au milieu du silence 
frissonnant, les pétillements du foyer jetaient de petits 



THBRÈSK BAOUIN 179 

bruits SÇÇ6, On eût dit un désert heureux, un coin 
ignoré, chaud et sentant bon, fermé à tous les cris du 
dehors, un de ces coins faits et apprêtés pour les sen» 
sualités et les besoins de mystère de la passion. 

Tb^èae était assise sur une chaise basse, à droite 
de la cheminée. Le menton dans la main^ elle regar- 
dait les flammes vives, fixement. Elle ne tourna pas la 
tète quand Laurent entra. Vêtue d'un Jupon et d'une 
camisole bordés de dentelle, elle était d'une blancheur 
crue sous Tardente clarté du foyer. Sa camisole glis- 
sait, et un bout d'épaule passait, rose, à demi caché 
par une mèche noire de chçveux. 

Laurent fit quelques pas sans parler. II êta son ha- 
Uit et son gilet. Quand il fut en manches de chemise, 
il regarda de nouveau Thérèse qui n'avait pas bougé. 
Il semblait hésiter. Puis il aperçut le bout d'épaulé, et 
il se baissa en frémissant pour coller ses lèvres à ce 
n^orceau de peau nue. La jeune femme retira son 
épaule en se retournant brusquement. Bile fixa sur 
Uturent un regards! étrange de répugnaîncô et d^elfrbi, 
qu'il recala, troublé et mal à l'aise, comme pris lui^ 
naéme de terreur et de dégoût. 

L Laurent s'assit en face de Thérèse, dé l'autre côté 
de la cheminée. Ils restèrent ainsi, muets, immobiles, 
pendant cinq grandes minutes. Par instants, des jets 
de flammes rougeàtres s'échappaient du bois, et alors 
des reflets sanglants couraient sur le visage des meur- 
triers. 
Il y avait près de deux ans que les amants ne s'é-* 



180 THÉRÈSE RÂQUIN 

taient trouvés enfermés dans la même chambre, sans 
témoins, pouvant se livrer Tun à Tautre. Ils n'avaient 
plus eu de rendez-vous d'amour depuis le jour où Thé- 
rèse était venue rue Saint-Victor, apportant à Laurent 
ridée du meurtre avec elle. Une pensée de prudence 
avait sevré leur chair. A peine s'étaient-ils permis de 
loin en loin un serrement de main, un baiser furtif. 
Après le meurtre de Camille, lorsque de nouveaux dé- 
sirs les avaient brûlés, ils s'étaient contenus, attendant 
le soir des noces, se promettant des voluptés folles, 
lorsque l'impunité leur serait assurée. Et le soir des 
noces venait enfin d'arriver, et ils restaient face à face, 
anxieux, pris d'un malaise subit. Us n'avaient qu'à al- 
longer les bras pour se presser dans une étreinte pas- 
sionnée, et leurs bras semblaient mous, comme déjà 
las et rassasiés d'amour. L'accablement de la journée 
les écrasait de plus eh plus. Ils se regardaient sans 
désir, avec un embarras peureux, souffrant de rester 
ainsi silencieux et froids. Leurs rêves brûlants aboutis- 
saient à une étrange réalité : il suffisait qu'ils eussent 
réussi à tuer Camille et à se marier ensemble, il suf-< 
fisait que la bouche de Laurent eût effleuré l'épaule de 
Thérèse, pour que leur luxure fût contentée jusqu'à 
l'écœurement et à l'épouvante. 

Ils se mirent à chercher désespérément en eux un 
peu de cette passion qui les brûlait jadis. II leur sem- 
blait que leur peau était vide de muscles, vide de 
nerfs. Leur embarras, leur inquiétude croissaient; ils 
avaient une mauvaise honte de rester ainsi muets et 



THÉRÈSE RAQUIN 181 

moraes en face l'un de Tautre. Ils auraient voulu avoir 
la force de s'étreindre et de se briser, afin de ne point 
passer à leurs propres yeux pour des imbéciles. Hé 
quoil ils s'appartenaient, ils avaient tué un homme et 
joué une atroce comédie pour pouvoir se vautrer avec 
impudence dans un assouvissement- de toutes les 
heures, et ils se tenaient là, aux deux coins d'une 
cheminée, roides , épuisés , l'esprit troublé, la chair 
morte. Un tel dénoûment finit par leur paraître d'un 
ridicule horrible et cruel. Alors Laurent essaya de 
parler d'amour, d'évoquer les souvenirs d'autrefois , 
faisant appel à son imagination pour ressusciter ses 
tendresses. 

— Thérèse, dit-il en se penchant vers la jeune 
femme, te souviens-tu de nos après-midi dans cette 
chambre?... Je venais par cette porte... Aujourd'hui, 
je suis entré par celle-ci... Nous sommes libres, nous 
allons pouvoir nous aimer en paix^ 

Il parlait d'une voix hésitante, mollement. La jeune 
femme, accroupie sur la chaise basse, regardait tou- 
jours la flamme, songeuse, n'écoutant pas. Laurent 
continua : 

— Te rappelles-tu? J'avais un rêve, je voulais passer 
une nuit entière avec toi, m'endormir dans tes bras et 
me réveiller le lendemain sous tes baisers. Je vais 
contenter ce rêve. 

Thérèse fit un mouvement, comme surprise d'en- 
tendre une voix qui balbutiait à ses oreilles; elle se 
tourna vers Laurent sur le visage duquel le foyer en- 

11 



182 THÉRÈSE RAQUIN 

voyait en ce moment un large reflet rougeâtre; elle 
regarda ce visage sanglant, et frissonna. 

Le jeune homme reprit, plus troublé, plus in- 
quiet : 

— Nous avons réussi, Thérèse, nous avons brisé 
tous les obstacles, et nous nous appartenons... L'ave- 
nir est à nous, n'est-ce pas? un avenir de bonheur 
tranquille, d'amour satisfait... Camille n'est plus là... 

Laurent s'arrêta, la gorge sèche, étranglant, ne 
pouvant continuer. Au nom de Camille, Thérèse avait 
reçu un choc aux entrailles. Les deux meurtriers se 
contemplèrent, hébétés, pâles et tremblants. Les 
clartés jaunes du foyer dansaient toujours au plafond 
et sur les murs, l'odeur tiède des roses traînait, les 
pétillements du bois jetaient de petits bruits secs dans 
le silence. 

Les souvenirs étaient lâchés. Le spectre de Camille 
évoqué venait de s'asseoir entre les nouveaux époux, 
en face du feu qui flambait. Thérèse et Laurent retrou- 
vaient la senteur froide et humide du noyé dans l'air 
chaud qu'ils respiraient; ils se disaient qu'un cadavre 
était là, près d'eux, et ils s'examinaient l'un l'autre, 
sans oser bouger. Alors toute la terrible histoire de 
leur crime se déroula au fond de leur mémoire. Le 
nom de leur victime suffit pour les emplir du passé, 
pour les obliger à vivre de nouveau les angoisses 
de l'assassinat. Ils n'ouvrirent pas les lèvres, ils se re- 
gardèrent, et tous deux eurent à la fois le môme cau- 
chemar> tous deux entamèrent mutuellement des yeux 



THÉRÈSE RAQUIN 18S 

la même histoire cruelle. Cet édiange de regards terri- 
fiés, ce récit muet qu'ils allaient se faire du meurtre, 
leur causa une appréhension aiguë, intolérable. Leurs 
nerfs qui se tendaient les menaçaient d*une crise; 
ils pouvaient crier, se battre peut-être. Laurent, pour 
chasser les souvenirs, s'arracha violemment à Textase 
épouvantée qui le tenait sous le regard de Thérèse ; 
il fit quelques pas dans la chambre; il retira ses 
bottes et mit des pantoufles; puis il revint s'asseoir 
au coin de la cheminée, il essaya de parler de choses 
indifférentes. 

Thérèse comprit son désir. Elle s'efforça de répondre 
à ses questions. Us causèrent de la pluie et du beau 
temps. Ils voulurent se forcer à une causerie banale. 
Laurent déclara qu'il faisait chaud dans la chambre, 
Thérèse dit que cependant des courants d'air passaient 
sous la petite porte de l'escalier. Et ils se retournè- 
rent vers la petite porte avec un frémissement subit. 
Le jeune homme se hâta de pafler des roses, du feu, 
de tout ce qu'il voyait; la jeune femme faisait effort, 
trouvait des monosyllabes, pour ne pas laisser tomber 
la conversation. Ils s'étaient reculés l'un de l'autre; ils 
prenaient des airs dégagés; ils tâchaient d'oublier qui 
ils étaient et de se traiter comme des étrangers qu'un 
hasard quelconque' aurait mis face à face. 

Et malgré eux, par un étrange phénomène, tandis 
qu'ils prononçaient des mots vides » ils devinaient mu-^ 
tuellement les pensées qu'ils cachaient sous la banalité 
de leurs paroles. Us songeaient invinciblement à Ca- 



18/( THÉRÈSE RAQUm 

mille. Leurs yeux se continuaient le récit du passé; 
ils tenaient toujours du regard une conversation suivie 
et muette, sous leur conversation à haute voix qui se 
traînait au hasard. Les mots qu'ils jetaient ça et là ne 
signifiaient rien, ne se liaient pas entre eux, se démen- 
taient; tout leur être s'employait à l'échange silen- 
cieux de leurs souvenirs épouvantés. Lorsque Laurent 
parlait des ruses ou du feu, d'une chose ou d'une 
autre, Thérèse entendait parfaitement qu'il lui rappe- 
lait la lutte dans la barque, la chute sourde de Camille; 
et, lorsque Thérèse répondait un oui ou un non à une 
question insignifiante, Laurent comprenait qu'elle di- 
sait se souvenir ou ne pas se souvenir d'un détail du 
crime. Us causaient ainsi, à cœur ouvert, sans avoir 
besoin de mots, parlant d'autre chose. N'ayant d'ail- 
leurs pas conscience des paroles qu'ils prononçaient, 
ils suivaient leurs pensées secrètes, phrase à phrase ; 
ils auraient pu brusquement continuer leurs confi- 
dences à voix haute, sans cesser de se comprendre. Cette 
sorte de divination, cet entêtement de leur mémoire à 
leur présenter sans cesse l'image de Camille, les affo- 
laient peu à peu; ils voyaient bien qu'ils se devinaient, 
et que, s'ils ne se taisaient pas, les mots allaient monter 
d'eux-mêmes à leur bouche, nommer le noyé, décrire 
l'assassinat. Alors ils serrèrent fortement les lèvres, ils 
cessèrent leur causerie. 

Et dans le silence accablant qui se fit, les deux 
meurtriers s'entretinrent encore de leur victime. Il 
leur sembla que leurs regards pénétraient mutuelle-; 



THÉRÈSE RAQUIN 185 

ment leur chair et enfonçaient en eux des phrases 
nettes et aiguës. Par moment, ils croyaient s'entendre 
parler à voix haute ; leurs sens se faussaient, la vue 
devenait une sorte d*ouïe , étrange et délicate ; ils li- 
saient si nettement leurs pensées sur leurs visages, 
que ces pensées prenaient un son étrange, éclatant, 
qui secouait tout leur organisme. Us ne se seraient 
pas mieux entendus s'ils s'étaient crié d'une voix dé- 
chirante : «c Nous avons tué Camille, et son cadavre 
est là, étendu entre nous, glaçant nos membres. » Et 
les terribles confidences allaient toujours, plus visibles, 
plus retentissantes, dans l'air calme et moite de la 
chambre. 

Laurent et Thérèse avaient commencé le récit muet 
au jour de leur première entrevue dans la boutique* 
Puis les souvenirs étaient venus un à un, en ordre; 
ils s'étaient conté les heures de volupté, les moments 
d'hésitation et de colère, le terrible instant du meurtre. 
C'est alors qu'ils avaient serré les lèvres, cessant de 
causer de ceci et de cela, par crainte de nommer 
tout à coup Camille sans le vouloir. Et leurs pensées, 
ne s'arrétant pas, les avaient promenés ensuite dans 
les angoisses, dans l'attente peureuse qui avait suivi 
l'assassinat. Ils arrivèrent ainsi à songer au cadavre 
du noyé étalé sur une dalle de la Morgue. Laurent, 
dans un regard, dit toute son épouvante à Thérèse, et 
Thérèse poussée à bout, obligée par une main de fer 
de desserrer les lèvres, continua brusquement la con- 
versation à voix haute : 



186 THÉRÈSE lUQmN 

— Tu Tas vu à la Morgue? demanda-t^elle à Lau- 
rent, sans nommer CamiUe. 

Laurent paraissait s'attendre à cette question. Il la 
lisait depuis un motnent sur le visage blanc de la j^une 
femme. 

— Oui, répondit-il d une voix étranglée'. 

Les meurtriers eurent un frisson. Us se rappro- 
chèrent du feu; ils étendirent leurs mains devant 
la flamme, comme si un souffle glacé eût subitement 
passé dans la chambre chaude. Ils gardèrent un ins-< 
tant le silence, pelotonnés, accroupis. Puis Thérèse 
reprit sourdement : 

— Paraissait-il avoir beaucoup souffert? 

Laurent ne put répondre. Il fît un geste d'effroi, 
comme pour écarter une vision ignoble. Il se leva, alla 
vers le lit, et revint avec violence, les bras ouverts, 
s'avançant vers Thérèse. 

— Ëmbrasse-moi, lui dit-il en tendant le cou. 
Thérèse s'était levée, toute pâle dans sa toilette de 

nuit ; elle se renversait à demi, le coude posé sur le 
marbre de la cheminée. Elle regarda le cou de Lau- 
rent. Sur la blancheur de la peau, elle venait d'a- 
percevoir une tache rose. Le flot de sang qui mon- 
tait, agrandit cette tache, qui devint d'un rouge 
ardent. 

— Embrasse-moi, embrasse-moi, répétait Laurent, 
le visage et le cou en feu. 

La jeune femme renversa la tète davantage, pour 
éviter un baiser, et, appuyant le bout de son doigt 



THÉRÈSE RAQUIN 187 

sur la morsure de Camille, elle demanda à son mari : 

— Qu'as-lu là ? je ne te connaissais pas cette bles- 
sure. 

Il sembla à Laurent que le doigt de Thérèse lui 
trouait la gorge. Au contact de. ce doigt, il eut un 
brusque mouvement de recul, en poussant un léger 
cri de douleur. 

— Ça, dit-il en balbutiant, ça... 

Il hésita, mais il ne put mentir, il dit la vérité malgré 
lui. 

— C'est Camille qui m'a mordu, tu sais, dans la 
barque. Ce n'est rien, c'est guéri... Embrasse-moi, 
embrasse-moi. 

Et le misérable tendait son cou qui le brûlait. Il dé- 
sirait que Thérèse le baisât sur la cicatrice, il comptait 
que le baiser de cette femme apaiserait les mille pi- 
qûres qui lui déchiraient la chair. Le menton levé, le 
cou en avant, il s'offrait. Thérèse, presque couchée 
sur le marbre de la cheminée, fit un geste de suprême 
dégoût et s'écria d'une voix suppliante : 

— Ohl non, pas là... Il y a du sang. 

Elle retomba sur la chaise basse, frémissante le 
front entre les mains. Laurent resta stupide. Il abaissa 
le menton, il regarda vaguement Thérèse. Puis, tout 
d'un coup, avec une étreinte de béte fauve, il lui 
prit la tète dans ses larges mains, et, de force, lui 
appliqua les lèvres sur son cou, sur la morsure de 
Camille. II garda, il écrasa un instant cette tête de 
femme contre sa peau. Thérèse s'était abandonnée. 



188 THERESE RAQDIN 

elle poussait des plaintes sourdes, elle étouffait sur le 
cou de Laurent. Quand elle se fut dégagée de ses 
doigts, elle s*essuya violemment la bouche, elle cracha 
dans le foyer. Elle n'avait pas prononcé une parole. 

Laurent, honteux de sa brutalité, se mit à marcher 
lentement, allant du lit à la fenêtre. La souffrance 
seule, l'horrible cuisson lui avait fait exiger un baiser 
de Thérèse, et, quand les lèvres de Thérèse s'étaient 
trouvées froides sur la cicatrice brillante, il avait souf- 
fert davantage. Ce baiser obtenu par la violence venait 
de le briser. Pour rien au monde, il n'aurait voulu en 
recevoir un second, tant le choc avait été douloureux. 
Et il regardait la femme avec laquelle il devait vivre et 
qui frissonnait, pliée devant le feu, lui tournant le dos ; 
il se répétait qu'il n'aimait plus cette femme et que 
cette femme ne l'aimait plus. Pendant près d'une heure, 
Thérèse resta affaissée, Laurent se promena de long en 
large, silencieusement. Tous deux s'avouaient avec 
terreur que leur passion était morte, qu'ils avaient tué 
leurs désirs en tuant Camille. Le feu se mourait dou- 
cement ; un grand brasier rose luisait sur les cendres. 
Peu à peu la chaleur était devenue étouffante dans la 
chambre; les fleurs se fanaient, alanguissant Tair épais 
de leurs senteurs lourdes. 

Tout à coup Laurent crut avoir une hallucination. 
Comme il se tournait, revenant de la fenêtre au lit, il 
vit Camille dans un coin plein d'ombre, entre la che- 
minée et l'armoire à glace. La face de sa victime était 
verdâtre et convulsionnée, telle qu'il l'avait aperçue 



THÉRÈSE RAQDIN 189 

sur une dalle de la Morgue. 11 demeura cloué sur le 
tapis, défaillant, s'appuyant contre un meuble. Au râle 
sourd qu'il poussa, Thérèse leva la tête. 

— Là, là, disait Laurent d'une voix terrifiée. 

Le bras tendu, il montrait le coin d*oa)bre dans 
lequel il apercevait le visage sinistre de Camille. Thé- 
rèse , gagnée par l'épouvante , vint se serrer contre 
lui. 

— C'est son portrait , murmura-t-elle à voix basse, 
comme si la figure peinte de son ancien mari eût pu 
l'entendre, 

— Son portrait, répéta Laurent dont les cheveux 
se dressaient. 

— Oui, tu sais, la peinture que tu as faite. Ma tante 
devait le prendre chez elle, à partir d'aujourd'hui. Elle 
aura oublié de le décrocher. 

— Bien sûr, c'est son portrait... 

Le meurtrier hésitait à reconnaître la toile. Dans son 
trouble, il oubliait qu'il avait lui-même dessiné ces 
traits heurtés, étalé ces teintes sales qui l'épouvan- 
taient. L'effroi lui faisait voir le tableau tel qu'il était, 
ignoble, mal bâti, boueux, montrant sur un fond noir 
une face grimaçante de cadavre. Son œuvre Tétonnait 
et l'écrasait par sa laideur atroce ; il y avait surtout les 
deux yeux blancs flottant dans les orbites molles et 
jaunâtres, qui lui rappelaient exactement les yeux 
pourris du noyé de la Morgue. 11 resta un moment 
haletant, croyant que Thérèse mentait pour le rassurer. 
Puis il distingua le cadre, il se calma peu à peu. 

11. 



190 THÉRÈSE RAQDIN 

— Va le décrocher, dit- il tout bas à la jeune 
femme. 

— Oh ! non> j'ai peur, répondit celle-ci avec un 
frisson. 

Laurent se remit à trembler. Par instants, le cadre 
disparaissait, il ne voyait plus que les deux yeux 
blancs qui se fixaient sur lui, longuement. 

— Je t'en prie, reprit-il en suppliant sa compagne, 
va le décrocher. 

— Non, non. 

— Nous le tournerons contre le mur, nous n'aurons 
plus peur. 

— Non, je ne puis pas. 

Le meurtrier, lâche et humble, poussait la jeune 
femme vers la toile, se cachait derrière elle, pour se 
dérober aux regards du noyé. Elle s'échappa, et il 
voulut payer d'audace ; il s'approcha du tableau, levant 
la main» cherchant la clou. Mais le portrait eut un re- 
gard si écrasant, si ignoble, si long, que Laurent, 
après avoir voulu lutter de fixité avec lui, fut vaincu 
et recula, accablé, en murmurant : 

— Non, tu as raison, Thérèse, nous ne pouvons 
pas... Ta tante le décrochera demain. 

Il reprit sa marche de long en large, baissant la 
tête, sentant que le portrait le regardait, le suivait des 
yeux. Il ne pouvait s'empêcher, par instants, de jeter 
un coup d'oeil du côté de la toile ; alors, au fond de 
l'ombre , il apercevait toujours les regards ternes et 
morts du noyé. La pensée que Camille était là, dans 



THÉRÈSE RAQUIN 191 

un coin, le. guettant, assistant à sa nuit de noces, les 
examinant, Thérèse et lui, acheva de rendre Laurent 
fou de terreur et de désespoir. 

Un fait, dont tout autre aurait souri, lui fit perdre 
entièrement la tête. Comme il se trouvait devant la 
cheminée, il entendit une sorte de grattement, Il pàlit, 
il s'imagina que ce grattement venait du portrait, que 
Camille descendait de son cadre. Puis il comprit que 
le bruit avait lieu à la petite porte donnant sur Tes- 
calier. Il regarda Thérèse que la peur reprenait. 

— Il y a quelqu'un dans l'escalier, murmura-t^ih 
Qui peut venir par là ? 

La jeune femme ne répondit pas. Tous deux son- 
geaient au noyé, une sueur glacée mouillait leurs 
tempes. Ils se réfugièrent au fond de la chambre, 
s'attendant à voir la porte s'ouvrir brusquement en 
laissant tomber sur le carreau le cadavre de Camille. 
Le bruit conthiuant plus sec , plus irrégulier, ils pen- 
sèrent que leur victime écorchail le bois avec ses 
ongles pour entrer. Pendant près de cinq minutes, ils 
n'osèrent bouger. Enfin un miaulement se fit entendre, 
Laurent, en s'approchant , reconnut le chat tigré de 
madame Raquin , qui avait été enfermé par mégarde 
dans la chambre, et qui tentait d'en sortir en secouant 
la petite porte avec ses griffes. François eut peur de 
Laurent ; d'un bond, il sauta sur une chaise ; le poil 
hérissé, les pattes roidies, il regardait son nouveau 
raattre en face, d'un air dur et cruel. Le jeune homme 
n'aimait pas les chats, François l'effrayait presque. 



192 THÉRÈSE RAQUm 

Dans cette heure de fièvre et de crainte» il crut que le 
chat allait lui sauter au visage pour venger Camille. 
Cette béte devait tout savoir : il y avait des pensées 
dans ses yeux ronds, étrangement dilatés. Laurent 
baissa les paupières, devant la fixité de ces regards 
de brute. Comme il allait donner un coup de pied à 
François : 

-» Ne lui fais pas de mal, s'écria Thérèse. 

Ce cri lui causa une étrange impression. Une idée 
absurde lui emplit la tête. 

— Camille est entré dans ce chat, pensa- t-il. II fau- 
dra que je tue cette bête... Elle a Tair d'une per- 
sonne. 

Il ne donna pas le coup de pied, craignant d'entendre 
François lui parler avec le son de voix de Camille. 
Puis il se rappela les plaisanteries de Thérèse , aux 
temps de leurs voluptés, lorsque le chat était témoin 
des baisers qu'ils échangeaient. 11 se dit alors que cette 
béte en savait trop et qu'il fallait la jeter par la fenêtre. 
Mais il n'eut pas le courage d'accomplir son dessein. 
François gardait une attitude de guerre ; les griffes 
allongées, le dos soulevé par une irritation sourde, il 
suivait les moindres mouvements de son ennemi avec 
une tranquillité superbe. Laurent fut gêné par l'éclat 
métallique de ses yeux ; il se hâta de lui ouvrir la porte 
de la salle à manger, et le chat s'enfuit en poussant un 
miaulement aigu. 

Thérèse s'était assise de nouveau devant le foyer 
éteint. Laurent reprit sa marche du lit à la fenêtre. 



TnÉRÈSE RAQUIN 193 

C'est ainsi qu'ils attendirent le jour. Us ne songèrent 
pas à se coucher; leur chair et leur cœur étaient bien 
morts. Un seul désir les tenait, le désir de sortir de 
cette chambre où ils étouffaient. Us éprouvaient un 
véritable malaise à être enfermés ensemble, à respirer 
le même air ; Us auraient voulu qu*U y eût là quelqu'un 
pour rompre leur tête-à-tête, pour les tirer de l'em- 
barras cruel où ils étaient, en restant l'un devant 
l'autre sans parler, sans pouvoir ressusciter leur pas- 
sion. Leurs longs sUences les torturaient ; ces sUences 
étaient lourds de plaintes amères et désespérées, de 
reproches muets, qu'Us entendaient distinctement dans 
l'air tranquille. 

Le jour vint enfin, sale et blanchâtre, amenant avec 
lui un froid pénétrant. 

Lorsqu'une clarté pâle eut empli la chambre, Lau- 
rent qui grelottait se sentit plus calme. U regarda 
en face le portrait de CamiUe, et le vit tel qu'il était, 
banal et puérU ; il le décrocha en haussant les épaules, 
en se traitant de bête. Thérèse s'était levée et défai- 
sait le lit pour tromper sa tante, pour faire croire à 
une nuit heureuse. 

— Ah ça, lui dit brutalement Laurent, j'espère que 
nous dormirons ce soir?.. Ces enfantUlages-là ne peu- 
vent durer. 

Thérèse lui jeta un coup d'œil grave et profond. 

— Tu comprends, continua-t-il, je ne me suis pas 
marié pour passer des nuits blanches... Nous sommes 
des enfants... C'est toi qui m'as troublé, avec tes airs 



194 



THERESE RAQUIN 



de Tautre monde. Ce soir, tu tâcheras d*étre gaie et de 
ne pas m'effrayer. 

11 se força à rire, sans savoir pourquoi il riait. 

— Je tâcherai, reprît sourdement la jeune femme. 

Telle fut la nuit de noces de Thérèse et de Laurent: 



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Les nuits suivantes furent encore plus cruelles. Les 
meurtriers avaient voulu être deux, la nuit, pour se 
défendre contre le noyé, et, par un étrange effet, de- 
puis qu'ils se trouvaient ensemble, ils frissonnaient 
davantage. Ils s'exaspéraient, ils irritaient leurs nerfs, 
ils subissaient des crises atroces de souffrance et de 
terreur, en échangeant une simple parole, un simple 
regard. A la moindre conversation qui s'établissait entre 
eux, au moindre téte-à-tête qu'ils avaient, ils voyaient 
rouge, ils déliraient. 

La nature sèche et nerveuse de Thérèse avait agi 
d'une façon bizarre sur la nature épaisse et sanguine 
de Laurent. Jadis, aux jours de passion, leur diffé- 
rence de tempérament avait fait de cet homme et de 
cette femme un couple puissamment lié, en établissant 
entre eux une sorte d'équilibre, en complétant pour 
ainsi dire leur organisme. L'amant donnait de son 
sang, l'amante de §es nerfs, et ils vivaient l'un dans 



196 THÉRÈSE RAQUIN 

Tautre, ayant besoin de leurs baisers pour régulariser 
le mécanisme de leur être. Mais un détraquement ve- 
nait de se produire ; les nerfs surexcités de Thérèse 
avaient dominé. Laurent s'était trouvé tout d*un coup 
jeté en plein éréthisme nerveux; sous l'influence ar- 
dente de la jeune femme, son tempérament était de- 
venu peu à peu celui d'une fille secouée par une né- 
vrose aiguë. Il serait curieux d'étudier les changements 
qui se pro'duisent parfois dans certains organismes, à 
la suite de circonstances déterminées. Ces change- 
ments, qui partent de la chair, ne tardent pas à se 
communiquer au cerveau, à tout l'individu. 

Avant de connaître Thérèse, Laurent avait la lour- 
deur, le calme prudent, la vie sanguine d'un fils de 
paysan. Il dormait, mangeait, buvait en brute. A toute 
heure, dans tous les faits de l'existence journalière, il 
respirait d'un souffle large et épais, content de lui, un 
peu abêti par sa graisse. A peine, au fond de sa chair 
alourdie, sentait-il parfois des chatouillements. C'é- 
taient ces chatouillements que Thérèse avait dévelop- 
pés en horribles secousses. Elle avait fait pousser dans 
ce grand corps, gras et mou, un système nerveux 
d'une sensibilité étonnante. Laurent qui, auparavant, 
jouissait de la vie plus par le sang que par les nerfs 
eut des sens moins grossiers. Une existence nerveuse, 
poignante et nouvelle pour lui, lui fut brusquement 
révélée, aux premiers baisers de sa maltresse. Cette 
existence décupla ses voluptés, donna un caractère si 
aigu à ses joies, qu il en fut d'abord comme affolé ; il 



THÉRÈSE RAQUIN 197 

s'abandonna éperdument à ces crises d'ivresse que 
jamais son sang ne lui avait procurées. Alors eut lieu 
en lui un étrange travail; les nerfs se développèrent» 
remportèrent sur l'élément sanguin, et ce fait seul 
modifia sa nature. Il perdit son calme, sa lourdeur, il 
ne vécut plus une vie endormie. Un moment arriva où 
les nerfs et le sang se tinrent en équilibre ; ce fut là 
un moment de jouissance profonde, d'existence par- 
faite. Puis les nerfs dominèrent , et il tomba dans les 
angoisses qui secouent les corps et les esprits détra- 
qués. 

C'est'ainsi que Laurent s'était mis à trembler devant 
un coin d'ombre, comme un enfant poltron. L'être fris- 
sonnant et hagard, le nouvel individu qui venait de se 
dégager en lui du paysan épais et abruti, éprouvait les 
peurs, les anxiétés des tempéraments nerveux. Toutes 
les circonstances, les caresses fauves de Thérèse, la 
fièvre du meurtre, l'attente épouvantée de la volupté, 
l'avaient rendu comme fou, en exaltant ses sens, ^n 
frappant à coups brusques et répétés sur ses nerfs. 
Enfin l'insomnie était venue fatalement, apportant avec 
elle rhallucination. Dès lors, Laurent avait roulé 
dans la vie intolérable, dans l'effroi éternel où il se 
débattait. 

Ses remords étaient purement physiques. Son corps, 
ses nerfs irrités et sa chair tremblante avaient seuls 
peur du noyé. Sa conscience n'entrait pour rien dans 
ses terreurs , il n'avait pas le moindre regret d'avoir 
tué Camille; lorsqu'il était calme, lorsque le spectre ne 



198 THÉRÈSE RAQIim 

se trouvait pas là, il aurait commis de nouveau le 
meurtre, s'il avait pensé que son intérêt l'exigeât. 
Pendant le jour, il se raillait de ses effrois, il se pro- 
mettait d'être fort, il gourmandait Thérèse, qu'il accu- 
sait de le troubler; selon lui, c'était Thérèse qui fris- 
sonnait, c'était Thérèse seule qui amenait des scènes 
épouvantables, le soir, dans la chambre. Et, dès que la 
nuit tombait, dès qu'il était enfermé avec sa femme, 
des sueurs glacées montaient à sa peau, des effrois 
d'enfant le secouaient. Il subissait ainsi des crises pé- 
riodiques, des crises de nerfs qui revenaient tous les 
soirs, qui détraquaient ses sens, en lui montrant la face 
verte et ignoble de sa victime. On eût dit les accès 
d'une effrayante maladie, d'une sorte d'hystérie du 
meurtre. Le nom de maladie, d'affection nerveuse était 
réellement le seul qui convint aux épouvantes de Lau- 
rent. Sa face se convulsionnait, ses membres se roidis- 
saient; on voyait que les nerfs se nouaient en lui. Le 
corps souffrait horriblement, l'âme restait absente. Le 
misérable n'éprouvait pas un repentir ; la passion de 
Thérèse lui avait communiqué un mal effroyable, et 
c'était tout. 

Thérèse se trouvait, elle aussi, en proie à des se- 
cousses profondes. Mais, chez elle, la nature première 
n'avait fait que s'exalter outre mesure. Depuis l'âge de 
dix ans, cette femme était troublée par des désordres 
nerveux, dus en partie à la façon dont elle grandissait 
dans l'air tiède et nauséabond de la chambre où râlait 
le petit Camille. Il s'amassait en elle des orages, des 



THÉRÈSE RAQUIN 199 

fluides puissants qui devaient éclater plus tard en vé- 
ritables tempêtes. Laurent avait été pour elle ce qu'elle 
avait été pour Laurent, une sorte de choc brutal. Dès 
la première étreinte d'amour, son tempérament sec et 
voluptueux s'était développé avec une énergie sau- 
vage; elle n'avait plus vécu que pour la passion. S*a- 
bandonnant de plus en plus aux fièvres qui la brû- 
laient, elle en était arrivée à une sorte de stupeur 
maladive. Les faits Técrasaient, tout la poussait à la 
folie. Dans ses effrois, elle se montrait plus femme que 
son nouveau mari; elle avait de vagues remords, des 
regrets inavoués; il lui prenait des envies de se jeter 
à genoux et d'implorer le spectre de Camille, de lui 
demander grâce eh lui jurant de l'apaiser par son re- 
pentir. Peut-être Laui'ent s'apercevait-il de ces lâche- 
tés de Thérèse. Lorsqu'une épouvanté commune les 
agitait, il s'en prenait à elle, il la traitait avec bru- 
talité. 

Les premières nuits, ils ne purent se coucher. Ils 
attendirent le jour, assis devant le feu, se promenant 
de long en large, comme le jour des noces. La pensée 
de s'étendre côte à côte sur le lit leur causait une sorte 
de répugnance effrayée. D'un accord tacite, ils évi- 
tèrent de s'embrasser, ils ne regardèrent même pas la 
couche que Thérèse défaisait le matin. Quand la fa- 
tigue les accablait, ils s'endormaient pendant une ou 
deux heures dans des fauteuils, pour s'éveiller en sur- 
saut, sous le coup du dénoûment sinistre de quelque 
cauchemar. Au réveil, les membres roidis et brisés, le 



200 THÉRÈSE RAQUIN 

visage marbré de taches livides, tout grelottants de 
malaise et de froid, ils se contemplaient avec^stupeur, 
étonnés de se voir là, ayant vis-à-vis Tun de Vautre des 
pudeurs étranges, des hontes de montrer leur écœure- 
ment et leur terreur. 

Us luttaient d'ailleurs contre le sommeil autant qu'ils 
pouvaient. Ils s'asseyaient aux deux coins de la che- 
minée et causaient de mille riens, ayant grand soin de 
ne pas laisser tomber la conversation. Il y avait un 
large espace entre eux, en face du foyer. Quand ils 
tournaient la tête, ils s'imaginaient que Camille avait 
approché un siège et qu'il occupait cet espace, se 
chauffant les pieds d'une façon lugubrement gogue- 
narde. Cette vision qu'ils avaient eue le soir des noces» 
revenait chaque nuit. Ce cadavre qui assistait, muet et 
railleur, à leurs entretiens, ce corps horriblement dé- 
figuré qui se tenait toujours là, les accablait d'une 
continuelle anxiété. Ils n'osaient bouger, ils s'aveu- 
glaient à regarder les flammes ardentes, et, lorsque 
invinciblement ils jetaient un coup d'œii craintif à côté 
d'eux, leurs yeux, irrités par les charbons ardents, 
créaient la vision et lui donnaient des reflets rou- 
geâtres. 

Laurent finit par ne plus vouloir s'asseoir, sans 
avouer à Thérèse la cause de ce caprice. Thérèse com- 
prit que Laurent devait voir Camille, comme elle le 
voyait; elle déclara à son tour que la chaleur lui 
faisait mal, qu'elle serait mieux à quelques pas de 
la cheminée. Elle poussa son fauteuil au pied du lit et 



THÉRÈSE BAQUIN 201 

y resta affaissée, tandis que son mari reprenait ses 
promenades dans la chambre. Par moments, il ouvrait 
)a fenêtre, il laissait les nuits froides de janvier emplir 
la pièce de leur souffle glacial. Cela calmait sa fièvre. 

Pendant une semaine, les nouveaux époux passèrent 
ainsi les nuits entières. Ils s'assoupissaient, ils se re- 
posaient un peu dans la journée, Thérèse derrière le 
comptoir de la boutique, Laurent à son bureau. La 
nuit, ils appartenaient à la douleur et à la crainte. Et 
le fait le plus étrange était encore l'attitude qu'ils gar- 
daient vis-à-vis Tun de l'autre. Us ne prononçaient pas 
un mot d'amour, ils feignaient d'avoir oublié le passé; 
ils semblaient s'accepter, se tolérer, comme des ma- 
lades éprouvant une pitié secrète pour leurs souffrances 
communes. Tous les deux avaient l'espérance de cacher 
leurs dégoûts et leurs peurs^ et aucun des deux ne pa- 
raissait songer à l'étrangeté des nuits qu'ils passaient, 
et qui devaient les éclairer mutuellement sur l'état vé- 
ritable de leur être. Lorsqu'ils restaient debout jusqu'au 
matin, se parlant à peine, pâlissant au moindre bruit, 
ils avaient l'air de croire que tous les nouveaux époux 
se conduisent ainsi, les premiers jours de leur mariage. 
C'était l'hypocrisie maladroite de deux fous. 

La lassitude les écrasa bientôt à tel point qu'ils se 
décidèrent, un soir, à se coucher sur le lit. Ils ne se 
déshabillèrent pas, ils se jetèrent tout vêtus sur le 
couvre-pied, craignant que leur peau ne vint à se tou- 
cher. Il leur semblait qu'ils recevraient une secousse 
douloureuse au moindre contact. Puis, lorsqu'ils eurent 



202 THÉaèSB RAQUIN 

sommeiilé ainsi, pendant deux nuits, d'un sommeil 
jpquiet, ils se hasardèrent à quitter leurs vêtements et 
à se couler entre les draps. Mais ils restèrent écartés 
l'un de Vautre, ils prirent des précautions pour ne 
point se heurter. Thérèse montait la première et allait 
se mettre au fond, contre le mur. Laurent attendait 
qu'elle se fût bien étendue ; alors il se risquait à s'é- 
tendre lui-même sur le devant du lit, tout au bord. 11 y 
avait entre eux une large place. Là couchait le cadavre 
de Camille. 

Lorsque les deux meurtriers étaient allongés sous le 
même drap, et qu'ils fermaient les yeux, ils croyaient 
sentir le corps humide de leur victime, couché au mi- 
lieu du lit, qui leur glaçait la chair. C'était comme un 
obstacle ignoble qui les séparait. La fièvre, le délire 
les prenait, et cet obstacle devenait matériel pour eux ; 
ils touchaient le corps, ils le voyaient étalé, pareil à 
un lambeau verdâtre et dissous, ils respiraient l'odeur 
infecte de ce tas de pourriture humaine ; tous leurs 
sens s'hallucinaient, donnant une acuité intolérable 
à leurs sensations. La présence de cet immonde com- 
pagnon de lit les tenait immobiles, silencieux, éper- 
dus d'angoisse. Laurent songeait parfois à prendre 
violemment Thérèse dans ses bras; mais il n'osait 
bouger, il se disait qu'il ne pouvait allonger la main 
sans saisir une poignée de la chair molle de Camille* 
Il pensait alors que le noyé venait se, coucher entre 
eux, pour les empêcher de s'étreindre. Il finit par 
comprendre que le noyé était jaloux* 



THÉRÈSE RAQUIN 203 

Parfois, cependant, ils cherchaient à échanger un 
baiser timide pour voir ce qui arriverait. Le jeune 
homme raillait sa femme en lui ordonnant de Tembras- 
ser. Mais leurs lèvres étaient si froides, que la mort 
semblait s'être placée entre leurs bouches. Des nausées 
leur venaient, Thérèse avait un frisson d'horreur, et 
I^urent, qui entendait ses dents claquer, s*emportait 
contre elle. 

— Pourquoi trembles-tuî lui criait-iL Aurais-tu peur 
de Camille?... Va, le pauvre homme ne sent plus ses 
os, à cette heure* 

Ils évitaient tous deux de se confier la cause de leurs 
frissons. Quand une hallucination dressait devant Tun 
d'eux le masque blafard du noyé, il fermait les yeux, 
il se renfermait dans sa terreur, n'osant parler à 
l'autre de sa vision, par crainte de déterminer une 
crise encore plus terrible. Lorsque Laurent, poussé à 
bout, dans une rage de désespoir, accusait Thérèse 
d'avoir peur de Camille, ce nom, prononcé tout haut, 
amenait un redoublement d'angoisse. Le meurtrier 
délirait. 

— Oui, oui y balbutiait-il en s'adressant à la jeune 
femme, tu as peur de Camille... Je le vois bien, par- 
bleu!.». Tu es une sotte, tu n'as pas pour deux sous 
de courage. Ehl dors tranquillement. Crois-tu que ton 
premier mari va vçnir te tirer par les pieds, parce que 
je suis couché avec toi... 

Cette pensée^ cette supposition que le noyé pouvait 
venir leur tirer les pieds, faisait dresser les cheveux 



20k THÉRÈSE RAQUIN 

de Laurent. Il continuait, avec plus de violence, en se 
déchirant lui-même : 

— Il faudra que je te mène une nuit au cimetière... 
Nous ouvrirons la bière de Camille, et tu verras quel 
tas de pourriture ! Alors tu n'auras plus peur, peut- 
être... Va, il ne sait pas que nous l'avons jeté à l'eau. 

Thérèse, la tête dans les draps, poussait des plaintes 
étouffées. 

— Nous l'avons jeté à l'eau parce qu'il nous gênait, 
reprenait son mari... Nous l'y jetterions encore, n'est- 
ce pas?... Ne fais donc pas l'enfant comme ça. Sois 
forte. C'est bête de troubler notre bonheur Vois- 
tu, ma bonne, quand nous serons morts, nous ne 
nous trouverons ni plus ni moins heureux dans la 
terre, parce que nous avons lancé un imbécile à la 
Seine» et nous aurons joui librement de notre amour, 
ce qui est un avantage... Voyons, embrasse-moi. 

La jeune femme l'embrassait, glacée, foUe^ et il était 
tout aussi frémissant qu'elle. 

Laurent, pendant plus de quinze jours, se demanda 
comment il pourrait bien faire pour tuer de nouveau 
Camille. Il l'avait jeté à l'eau, et voilà qu'il n'était pas 
assez mort, qu'il revenait toutes les nuits se coucher 
dans le lit de Thérèse. Lorsque les meurtriers croyaient 
avoir achevé l'assassinat et pouvoir se livrer en paix 
aux douceurs de leurs tendresses, leur victime res- 
suscitait pour glacer leur couche. Thérèse n'était pas 
veuve, Laurent se trouvait être l'époux d'une femme 
qui avait déjà pour mari un noyé. 



XXIII 



Peu à peu, Laurent en vint à la folie furieuse. Il ré- 
solut de chasser Camille de son lit. Il s'était d'abord 
couché tout habillé, puis il avait évité de toucher la 
peau de Thérèse. Par rage, par désespoir, il voulut 
enfin prendre sa femme sur sa poitrine, et Técraser 
plutôt que de la laisser au spectre de sa victime. Ce 
fut une révolte superbe de brutalité. 

En somme, Tespérance que les baisers de Thérèse le 
guériraient de ses insomnies l'avait seule amené dans 
ta chambre de la jeune femme. Lorsqu'il s'était trouvé 
dans cette chambre, en mattre, sa chair, déchirée par 
des crises plus atroces, n'avait même plus songé à 
tenter la guérison. Et il était resté comme écrasé pen- 
dant trois semaines, ne se rappelant pas qu'il avait 
tout fait pour posséder Thérèse, et ne pouvant la tou- 
cher sans accroître ses souffrances, maintenant qu'il la 
possédait. 

L'excès de ses angoisses le fit sortir de cet abrutis- 

is 



206 THÉRÈSE RÂQUIN 

sèment. Dans le premier moment de stupeur, dans 
l'étrange accablement de la nuit de noces, il avait pu 
oublier les raisons qui venaient de le pousser au ma- 
riage. Mais sous les coups répétés de ses mauvais 
rêves, une irritation sourde l'envahit, qui triompha de 
ses lâchetés et lui rendit la mémoire. Il se souvint qu*il 
s'était marié pour chasser ses cauchemars, en serrant 
sa femme étroitement. Alors il prit brusquement Thé- 
rèse entre ses bras, une nuit, au risque de passer sur 
le corps du noyé, et la tira à lui avec violence. 

La jeune femme était poussée à bout, elle aussi; elle 
se serait jetée dans la flamme, si elle eût pensé que la 
flamme purifiât sa chair et la délivrât de ses maux. Elle 
rendit à Laurent son étreinte, décidée à être brûlée 
par les caresses de cet homme ou à trouver en elles un , 
soulagement. 

Et ils se serrèrent dans tin embrassement horrible. 
La douleur et l'épouvante leur tinrent lieu de désirs. 
Quand leurs membres se touchèrent, ils crurent qu'ils 
étaient tombés sur un brasier. Ils poussèrent un cri et 
se pressèrent davantage, afin de ne pas laisser entre 
leur chair de place pour le noyé. Et ils sentaient tou* 
jours des lambeaux de Camille, qui s'écrasait ignoble- 
ment entre eux, glaçant leur peau par endroits, tandis 
que le reste de leur corps brûlait. 

Leurs baisers furent affreusement cruels. Thérèse 
chercha des lèvres la morsure de Camille sur le cou 
gonflé et roidî de Laurent, et elle y colla sa bouche 
avec emportement* Lk était la plaie vive ; cette bles- 



THÉRÈSE RAQUIN 207 

sure guérie, les meurtriers dormiraient en paix. La 
jeune femme comprenait cela, elle tentait de cautériser* 
le mal sous le feu de ses caresses. Mais elle se brûla 
les lèvres, et Laurent la repoussa violemment» en jetant 
une plainte sourde; il lui semblait qu'on lui appliquait 
un fer rouge sur le cou. Thérèse, affolée, revint, vou- 
lut baiser encore la cicatrice ; elle éprouvait une volupté 
acre à poser sa bouche sur cette peau où s'étaient en- 
foncées les dents de Camille. Un instant, elle eut la 
pensée de mordre son mari à cet endroit, d'arracher un 
large morceau de chair, de faire une nouvelle bles- 
sure, plus profonde, qui emporterait les marques de 
l'ancienne. Et elle se disait qu'elle ne pâlirait plus alors 
en voyant l'empreinte de ses propres dents. Mais Lau« 
rent défendait son cou contre ses baisers; il éprouvait 
des cuissons trop dévorantes, il la repoussait chaque 
fois qu'elle allongeait les lèvres. Ils luttèrent ainsi , 
râlant, se débattant dans l'horreur de leurs caresses. 

Ils sentaient bien qu'ils ne faisaient qu'augmenter 
leurs souffrances. Ils avaient beau se briser dans des 
étreintes terribles, ils criaient de douleur, ils se brû- 
laient et se meurtrissaient, mais ils ne pouvaient apai- 
ser leurs nerfs épouvantés. Chaque embrassement ne 
donnait que plus d'acuité à leurs dégoûts. Tandis qu'ils 
échangeaient ces baisers affreux, ils étaient en proie à 
d'effrayantes hallucinations; ils s'imaginaient que le 
noyé les tirait par les pieds et imprimait au lit de vio- 
lentes secousses. 
^ Us se lâchèrent un moment. Ils avaient des repu- 



208 THÉRÈSE RAQDCV 

gnanoes, des révdtes nerveuses inYindUes. Piiisi]s ne 
Youlurent pas £tre yaincos ; ils se rqnrent dans une 
nouvelle étreinte et furent &icare oUigës de se lâcher, 
conune si des pointes rougies étaient entrées dans leurs 
membres. A plusieurs fois, ils tentèrent ainsi de triom- 
pher de leurs dégoûts, de tout oublier en lassant, en 
brisant leurs ner£s. Et, chaque fois, leurs nerb s'irri- 
tèrent et se tendirent en leur causant des ezaq>érations 
telles qu'ils seraient peut-être morts d'énervement 
s'ils étaient restés dans les bras l'un de l'autre. Ce 
combat contre leur propre corps les avait exaltés jus- 
qu'à la rage; ils s'entêtaient, ils voulaient l'emporter. 
Enfin une crise plus aiguë les brisa; ils reçurent un 
choc d'une violence inouïe et crurent qu'ils allaient 
tomber du haut mal. 

Rejetés aux deux bords de la couche, brûlés et meur- 
tris, ils se mirent à sangloter. 

Et, dans leurs sanglots, il leur sembla entendre les 
rires de triomphe du noyé, qui se glissait de nouveau 
sous le drap avec des ricanements. Us n'avaient pu le 
chasser du lit ; ils étaient vaincus. Camille s'étendit 
doucement entre eux, tandis que Laurent pleurait son 
impuissance et que Thérèse tremblait qu'il ne prit au 
cadavre la fantaisie de profiter de sa victoire pour la 
serrer à son tour entre ses bras pourris, en maître légi- 
time. Ils avaient tenté un moyen suprême; devant leur 
défaite, ils comprenaient que, désormais, ils n'oseraient 
plus échanger le moindre baiser. La crise de l'amour 
fou qu'ils avaient essayé de déterminer pour tuer leurs 



THÉRÈSE RAQUIN 209 

terreurs» venait de les plonger plus profondément dans 
répouvante. En sentant le froid du cadavre, qui, main- 
tenanty devait les séparer à jamais, ils versaient des 
larmes de sang, ils se demandaient avec angoisse ce 
qu'ils allaient devenir. 



is. 



XXIV 



Ainsi que l'espérait le vieux Michaud en travaillant 
au mariage de Thérèse et de Laurent, les soirées du 
jeudi reprirent leur ancienne gaieté, dès le lendemain 
de la noce. Ces soirées avaient couru un grand péril, 
lors de la mort de Camille. Les invités ne s'étaient plus 
présentés que craintivement dans cette maison en deuil ; 
chaque semaine^ ils tremblaient de recevoir un congé 
définitif. La pensée que la porte de la boutique finirait 
sans doute par se fermer devant eux épouvantait Mi- 
chaud et Grivet, qui tenaient à leurs habitudes avec 
rinstinct et Tentétement des brutes. Ils se disaient que 
la vieille mère et la jeune veuve s'en iraient un beau 
matin pleurer leur défunt à Vernon ou ailleurs, et qu'ils 
se trouveraient ainsi sur le pavé, le jeudi soir, ne 
sachant que faire; ils se voyaient dans le passage, 
errant d'une façon lamentable, rêvant à des parties de 
dominos gigantesques. En attendant ces mauvais jours^ 



th]£rèse RAQuur 211 

ils jouissaient timidement de leurs derniers bonheurs» 
ils venaient d*un air inquiet et doucereux à la bou- 
tique, en se répétant chaque fois qu'ils n'y reviendraient 
peut-être plus. Pendant plus d'un an, il eurent ces 
craintes, ils n'osèrent s'étaler et rire en face des larmes 
de madame Raquin et des silences de Thérèse. Ils ne se 
sentaient plus chez eux» comme au temps de Camille; 
ils semblaient, pour ainsi dire, voler chaque soirée 
qu'ils passaient autour de la table de la salle à manger. 
C'est dans ces circonstances désespérées que l'égoïsme 
du vieux Michaud lé poussa à faire un coup de maître 
en mariant la veuve du noyé. 

Le jeudi qui suivit le mariage, Grivet et Michaud 
firent une entrée triomphale. Ils avaient vaincu. La 
salle à manger leur appartenait de nouveau, ils ne crai- 
gnaient plus qu'on les en congédiât. Ils entrèrent en 
gens heureux, ils s'étalèrent, ils dirent à la file leurs 
anciennes plaisanteries. A leur attitude béate et con- 
fiante, on voyait que, pour eux, une révolution venait 
de s'accomplir. Le souvenir de Camille n'était plus là ; 
le mari mort, ce spectre qui les glaçait, avait été chassé 
par le mari vivant. Le passé ressuscitait avec ses joies. 
Laurent remplaçait Camille, toute raison de s'attrister 
disparaissait, les invités pouvaient rire sans chagriner 
personne, et même ils devaient rire pour égayer Tex- 
cellente famille qui voulait bien les recevoir. Dès lors, 
Grivet et Michaud, qui depuis près de dix-huit mois 
venaient sous prétexte de consoler madame Raquin, 
purent mettre leur petite hypocrisie de côté et venir 



212 THÉRÈSE RAQUIN 

franchement pour s'endormir l'mi en face de l'autre, 
au bruit sec des dominos. 

Et chaque semaine ramena un jeudi soir, chaque 
semaine réunit une fois autour de la table ces têtes 
mortes et grotesques qui exaspéraient Thérèse jadis. 
La jeune fenmie parla de mettre ces gens à la 
porte; ils l'irritaient avec leurs éclats de rire bétes, 
avec leurs réflexions sottes. Mais Laurent lui fit com- 
prendre qu'un pareil congé serait une faute; il fallait 
autant que possible que le présent ressemblât au 
passé; il fallait surtout conserver l'amitié de la police, 
de ces imbéciles qui les protégeaient contre tout soup- 
çon. Thérèse plia; les invités, bien reçus, virent avec 
béatitude s'étendre une longue suite de soirées tièdes 
devant eux. 

Ce fut vers cette époque que la vie des époux se 
dédoubla en quelque sorte. 

Le matin, lorsque le jour chassait les effrois de la 
nuit, Laurent s'habillait en toute hâte. Il n'était à son 
aise, il ne reprenait son calme égoïste que dans la 
salle à manger, attablé devant un énorme bol de café 
au lait, que lui préparait Thérèse. Madame Raquin, im- 
potente, pouvant à peine descendre à la boutique, le 
regardait manger avec des sourires maternels. II ava- 
lait du pain grillé, il s'emplissait l'estomac, il se ras- 
surait peu à peu. Après le café, il buvait un petit verre 
de cognac. Cela le remettait complètement. Il disait : 
< A ce soir » à madame Raquin et à Thérèse, sans ja- 



THERESE RAQUiN 213 

mais les embrasser, puis il se rendait à son bureau en 
flânant. Le printemps venait; les arbres des quais se 
couvraient de feuilles, d'une légère dentelle d'un vert 
pâle. En bas, la rivière coulait avec des bruits cares^ 
sants; en haut, les rayons des premiers soleils avaient 
des tiédeurs douces. Laurent se sentait renaître dans 
l'air frais; il respirait largement ces souffles de vie 
jeune qui descendent des cieux d'avril et de mai; il 
cherchait le soleil, s'arrêtait pour regarder les reflets 
d'argent qui moiraient la Seine, écoutait les bruits 
des quais, se laissait pénétrer par les senteurs acres' 
du matin^ jouissait par tous ses sens de la matinée 
claire et . heureuse. Certes, il ne songeait guère à 
Camille; quelquefois il lui arrivait de contempler ma- 
chioalement la Morgue, de l'autre- côté de l'eau; il 
pensait alors au noyé en homme courageux qui pense- 
rait à une peur béte qu'il aurait eue. L'estomac plein, 
le visage rafraîchi, il retrouvait sa tranquillité épaisse, 
il arrivait à son bureau et y passait la journée entière 
à bâiller, à attendre l'heure de la sortie. Il n'était plus 
qu'un employé comme les autres, abruti et ennuyé, 
ayant la tête vide. La seule idée qu'il eût alors était 
l'idée de donner sa démission et de louer un atelier ; il 
rêvait vaguement une nouvelle existence de paresse, 
et cela suffisait pour l'occuper jusqu'au 8<Mr. Jamais le 
souvenir de la boutique du passage ne venait le trou- 
bler. Le soir, après avoir désiré l'heure de la sortie 
depuis le matin^ il sortait avec regret, il reprenait les 
quais, sourdement troublé Q.t inquiet. Il avait beau 



21 & THÉRÈSE RAQUIN 

marcher lentement, il lui fallait enfin rentrer à la bou- 
tique. Là, répouvante l'attendait. 

Thérèse éprouv2\^t les mêmes sensations. Tant que 
Laurent n'était pas auprès d'elle, elle se trouvait à 
l'aise. Elle avait congédié la femme de ménage, disant 
que tout traînait, que tout était sale dans la boutique 
et dans l'appartement. Des idées d'ordre lui venaient. 
La vérité était qu'elle avait besoin de marcher, d'agir, 
de briser ses membres roidis. Elle tournait toute la 
matinée, balayant, époussetant, nettoyant les cham- 
bres, lavant la vaisselle, faisant des besognes qui l'au- 
raient écœurée autrefois. Jusqu'à midi, ces soins de 
ménage la tenaient sur les jambes, active et muette, 
sans lui laisser le temps de songer à autre chose qu'aux 
toiles d'araignée qui pendaient du plafond et qu'à la 
graisse qui salissait les assiettes. Alors elle se mettait 
en cuisine, elle préparait le déjeuner. A table, madame 
Raquin se désolait de la voir toujours se lever pour 
aller prendre les plats; elle était émue et fâchée de 
l'activité que déployait sa nièce; elle la grondait, et 
Thérèse répondait qu'il fallait faire des économies. 
Après le repas, la jeune femme s'habillait et se décidait 
enfin à rejoindre sa tante derrière le comptoir. Là, des 
somnolences la prenaient; brisée par les veilles, elle 
sommeillait, elle cédait à l'engourdissement volup- 
tueux qui s'emparait d'elle, dès qu'elle était assise. Ce 
n'étaient que de légers assoupissements, plein^s d'un 
charme vague, qui calmaient ses nerfs, La pensée de 
Camille. s'en allait; elle coûtait ce repos profond des 



THÉRÈSE RAQUIN 215 

malades que leurs douleurs quittent tout d*un coup. 
Elle se sentait la chair assouplie, Tesprit libre, elle 
s^enfonçait dans une sorte de néant tiède et réparateur. 
Sans ces quelques moments de calme, son organisme 
aurait éclaté sous la tension de son système nerveux; 
elle y puisait les forces nécessaires pour souffrir encore 
et s'épouvanter la nuit suivante. D'ailleurs, elle ne 
s'endormait point, elle baissait à peine les paupières, 
perdue au fond d'un rêve de paix ; lorsqu'une cliente 
entrait, elle ouvrait les yeux, elle servait les quelques 
sous de marchandise demandés, puis retombait dans 
sa rêverie flottante. Elle passait ainsi trois ou quatre 
heures, parfaitement heureuse, répondant par mono- , 
syllabes à sa tante, se laissant aller avec une véritable 
jouissance aux évanouissements qui lui étaient la pen- 
sée et qui l'affaissaient sur elle-même. Elle jetait à 
peine, de loin en loin, un coup d'oeil dans le passage, 
se trouvant surtout à l'aise par les temps gris, lors- 
qu'il faisait noir et qu'elle cachait sa lassitude au fond 
de l'ombre. Le passage humide, ignoble, traversé par 
un peuple de pauvres diables mouillés, dont les para- 
pluies s'égouttaient sur les dalles , lui semblait l'allée 
d'un mauvais lieu, une sorte de corridor sale et sinistre 
où personne ne viendrait la chercher et la troubler. 
Par moments, en voyant les lueurs terreuses qui traî- 
naient autour d'elle, en sentant l'odeur acre de Thu- 
midité, elle s'imaginait qu'elle venait d'être enterrée 
vive ; elle croyait se trouver dans la terre, au fond 
d'une fosse commune où grouillaient des morts. Et celle 



216 THÉRÈSE BAQUHI 

pensée k consolait, l'apaisait; elle se disait qu*elle 
était en sAreté maintenant, qu'elle allait mourir, 
qu'elle ne souffrirait plus. D'autres fois, il lui fallait 
tenir les yeux ouverts; Suzanne lui rendait visite et 
restait à broder auprès du comptoir toute l'après-midi. 
La femme d'Olivier, avec son visage mou, avec ses 
gestes lents^ plaisait maintenant à Thérèse, qui éprou- 
vait un étrange soulagement à regarder cette pauvre 
créature toute dissoute ; elle en avait fait son amie, elle 
aimait à la vdr à son côté, souriant d'un sourire p&le, 
vivant à demi , mettant dans la boutique une fade 
senteur de cimetière. Quand les yeux bleus de Su- 
zanne, d*une transparence vitreuse, se fixaient sur les 
siens, elle éprouvait au fond de ses os un froid bien- 
faisant. Thérèse attendait ainsi quatre heures. A ce 
moment, elle se remettait en cuisine, elle cherchait de 
nouveau la fatigue, elle préparait le dîner de Laurent 
avec une hâte fébrile. Et quand son mari paraissait sur 
le seuil de la porte, sa gorge se serrait, l'angoisse tor- 
dait de nouveau tout son être. 

Chaque jour, les sensations des époux étaient à peu 
près les mêmes. Pendant la journée, lorsqu*iIs ne se 
trouvaient pas face à face, ils goûtaient des heures 
délicieuses de repos; le soir, dès qu'ils étaient réunis, 
un malaise poignant les envahissait. 

C'étaient d'ailleurs de calmes soirées. Thérèse et 
Laurent, qui frissonnaient à la pensée de rentrer dans 
leur chambre, faisaient durer la veillée le plus long- 
temps possible. Madame Raquin, à demi couchée au 



THÉflÈSE RAQUIN 217 

fond d*ua large fauteuil, était placée entre eux et cau- 
sait de sa voix placide. Elle parlait de Vernon, pensant 
toujours à son fils, mais évitant de le nommer, par 
une sorte de pudeur; elle souriait à ses chers enfants, 
elle faisait pour eux des projets d'avenir. La lampe 
jetait sur sa face blanche des lueurs pâles ; ses paroles 
prenaient une douceur extraordinaire dans l'air mort 
et silencieux. Et, à ses côtés, les deux meurtriers, 
muets, immobiles, semblaient l'écouter aveè recueille- 
ment; à la vérité, ils ne cherchaient pas à suivre le 
sens des bavardages de la bonne vieille, ils étaient 
simplement heureux de ce bruit de paroles douces qui 
les empêchait d'entendre l'éclat de leurs pensées. Ils 
n'osaient se regarder, ils regardaient madame Raquin 
pour avoir une contenance. Jamais ils ne parlaient 
de se coucher ; ils seraient restés la jusqu*au matin, 
dans le radotage caressant de l'ancienne mercière, 
dans l'apaisement qu'elle mettait autour d'elle, si elle 
n'avait [)as témoigné elle-même le désir de gagner son 
lit. Alors seulement ils quittaient la salle c^i manger et 
rentraient chez eux avec désespoir, comme on se jette 
au fond d'un gouffre. 

A ces soirées intimes, ils préférèrent bientôt de 
beaucoup les soirées du jeudi. Quand ils étaient seuls 
avec madame Raquin, ils ne pouvaient s'étourdir; le 
mince filet de voix de leur tante , sa gaieté attendrie 
n'étouffaient pas les cris qui les déchiraient. Ils sen- 
taient venir l'heure du coucher, ils frémissaient lors- 
que, par hasard, ils rencontraient du regard la porte 

13 



218 THÉRÈSE RAQUIN 

de leur chambre ; rattente de l'instant où ils seraient 
seuls devenait de plus en plus cruelle, à mesure que 
la soirée avançait. Le jeudi, au contraire, ils se gri- 
maient de sottise, ils oubliaient mutuellement leur pré- 
sence, ils souffraient moins. Thérèse elle-même finit 
par souhaijter ardemment les jours de réception. Si 
Michaud et Grivet n'étaient pas venus, elle serait allée 
les chercher. Lorsqu'il y avait des étrangers dans la 
salle à manger, entre elle et Laurent, elle se sentait 
plus calme; elle aurait voulu qu'il y eût toujours là des 
invités, du bruit, quelque chose qui l'étourdtt et Tiso- 
làt. Devant le monde, elle montrait une sorte de gaieté 
nerveuse. Laurent retrouvait, lui aussi, ses grosses 
plaisanteries de paysan, ses rires gras, ses farces d'an- 
cien rapin. Jamais les réceptions n'avaient été si gaies 
ni si bruyantes. 

C'est ainsi qu'une fois par semaine, Laurent et Thé- 
rèse pouvaient rester face à face sans frissonner. 
. Bientôt une crainte les prit. La paralysie gagnait 
peu à peu madame Raquin, et ils prévirent le jour où 
elle serait clouée dans son fauteuil, impotente et hé- 
bétée. La pauvre vieille commençait à balbutier des 
lambeaux de phrase qui se cousaient mal les uns aux 
autres ; sa voix faiblissait, ses membres se mouraient 
un à un. Elle devenait une chose. Thérèse et Laurent 
voyaient avec effroi* s'en aller cet être qui les séparait 
encore et dont la voix les tirait de leurs mauvais rêves. 
Quand l'intelligence aurait abandonné l'ancienne mer- 
cière et qu'elle resterait muette et roidie au fond de 



THÉRtoR RAQUIN 219 

son fauteuil, ils se trouveraient seuls; l^soir» ils ne 
pourraient plus échapper à un téte«à-téte redoutable. 
Alors leur épouvante commencerait à six heures, au 
lieu de commencer à minuit ; ils en deviendraient fous. 

Tous leurs efforts tendirent à conserver à madame 
Raquin une santé qui leur était si précieuse. Ils firent 
venir des médecins^ ils furent aux petits soins auprès 
d*elle, ils trouvèrent même dans ce métier de garder 
malade un oubli , un apaisement qui les engagea à 
redoubler de zèle. Ils ne voulaient pas perdre un tiers 
qui leur rendait les soirées supportables ; ils ne vou« 
laient pas que la salle à manger, que la maison tout 
entière devint un lieu cruel et sinistre comme leur 
chambre. Madame Raquin fut singulièrement touchée 
des soins empressés qu'ils lui prodiguaient ; elle s*ap^ 
plaudissait, avec des larmes, de les avoT unis et de 
leur avoir abandonné ses quarante et quelques mille 
francs. Jamais, après la mort de son fils, elle n'avait 
compté sur une pareille affection à ses dernières 
heures ; sa vieillesse était tout attiédie par la tendresse 
de ses chers enfants. Elle ne sentait pas la paralysie 
implacable qui, malgré tout, la roidissait davantage 
chaque jour. 

Cependant Thérèse et Laurent menaient leur double 
existence. Il y avait en chacun d'eux comme deux êtres 
bien distincts : un être nerveux et épouvanté qui fris- 
sonnait dès que tombait le crépuscule, et un être 
engourdi et oublieux, qui respirait à Taise dès que se 
levait le soleil. Ils vivaient deux vies, ils criaient d'an* 



220 THÉRÈSE RAQUIN 

goisse, seuf à seule, et ils souriaient paisiblement 
lorsqu'il y avait du monde. Jamais leur visage, en 
public, ne laissait deviner les souffrance^ qui venaient 
de les déchirer dans l'intimité ; ils paraissaient calmes 
et heureux, ils cachaient instinctivement leurs maux. 

Personne n'aurait soupçonné, à les voir si tran- 
quilles pendant le jour, que des hallucinations les tor- 
turaient chaque nuit. On les eût pris pour un ménage 
béni du ciel, vivant en pleine félicité. Grivet les appe- 
lait galamment ^ les tourtereaux. » Lorsque leurs yeux 
étaient cernés par des veilles prolongées, il les plai- 
santait, il demandait à quand le baptême. Et toute la 
société riait. Laurent et Thérèse pâlissaient à peine , 
parvenaient à sourire ; ils s'habituaient aux plaisante- 
ries risquées du vieil employé. Tant qu'ils se trou- 
vaient dans la salle à manger, ils étaient maîtres de 
leurs terreurs. L'esprit ne pouvait deviner l'effroyable 
changement qui se produisait en eux, lorsqu'ils s*en- 
fermaient dans la chambre à coucher. Le jeudi soir 
surtout, ce changement était d'une brutalité si violente 
qu'il semblait s'accomplir dans un monde surnaturel. 
Le drame de leurs nuits, par son étrangeté, par ses 
emportements sauvages, dépassait toute croyance et 
restait profondément caché au fond de leur être endo- 
lori. Ils auraient parlé qu'on les eût crus fous. 

— Sont-ils heureux, ces amoureux-là! disait souvent 
le vieux Michaud. Ils ne causent guère, mais ils n'en 
pensent pas moins. Je parie qu'ils se dévorent de ca- 
resses, quand nous ne sommes plus là. 



THÉBÈSE RAQUIN 221 

Telle était Topinion de toute la société. Il arriva que 
Thérèse et Laurent furent donnés comme un ménage 
modèle. Le 'passage du Pont-Neuf entier célébrait 
l'affection, le bonheur tranquille, la lune de miel éter- 
nelle des deux époux. Eux seuls savaient que le cada- 
vre de Camille couchait entre eux; eux seuls sentaient, 
sous la chair calme de leur visage, les contractions 
nerveuses qui, la nuit, tiraient horriblement leurs traits 
et changeaient l'expression placide de leur physio- 
nomie en un masque ignoble et douloureux. 



XXV 



Au bout de quatre mois, Laurent songea à retirer les 
bénéfices qu'il s'était promis de son mariage. Il aurait 
abandonné sa femme et se serait enfui devant le 
spectre de Camille, trois jours après la noce, si son 
intérêt ne l'eût pas cloué dans la boutique du passage. 
Il acceptait ses nuits de terreur, il restait au milieu 
des angoisses qui Tétouffaient, pour ne pas perdre les 
profits de son crime. En quittant Thérèse, il retombait 
dans la misère, il était forcé de conserver son emploi; 
en demeurant auprès d'elle , il pouvait au contraire 
contenter ses appétits de paresse, vivre grassement, 
sans rien faire , sur les rentes que madame Raqain 
avait mises au nom de sa femme. Il est à croire qu'il 
se serait sauvé avec les quarante mille francs, s'il avait 
pu les réaliser ; mais la vieille mercière, conseillée par 
Michaud, avait eu la prudence de sauvegarder dans le 
contrat les intérêts de sa nièce. Laurent se trouvait 
ainsi attaché à Thérèse par un lien puissant. En dé- 



THÊhKSE RAQUIN 225 

dommagement de ses nuits atroces, il voulut au moins 
se faire entretenir dans une oisiveté heureuse, bien 
nourri, chaudement vêtu, ayant en poche Targent 
nécessaire pour contenter ses caprices. A ce prix seul, 
il consentait à coucher avec le cadavre du noyé. 

Un soir, il annonça à madame Raquin et h sa femme 
qu'il avait donné sa démission et qu'il quitterait son 
bureau à la fin de la quinzaine. Thérèse eut un geste 
d'inquiétude. Il se hâta d'ajouter qu'il allait louer un 
petit atelier où il se remettrait à faire de la peinture. 
11 s'étendit longuement sur les ennuis de son emploi, 
sur les larges horizons que l'art lui ouvrait; mainte- 
nant qu'il avait quelques sous et qu'il pouvait tenter 
le succès, il voulait voir s'il n'était pas capable de 
grandes choâes. La tirade qu'il déclama à ce propos 
cachait simplement une féroce envie de reprendre son 
ancienne vie d'atelier. Thérèse, les lèvres pincées, ne 
répondit pas ; elle n'entendait point que Laurent lui 
dépensât la petite fortune qui assurait sa liberté. Lors- 
que son mari la pressa de questions, pour obtenir son 
consentement, elle fit qtielques réponses sèches ; elle 
lui donna à comprendre que^ s'il quittait son bureau, 
il ne gagnerait plus rien et serait complètement à sa 
charge. Tandis qu'elle parlait, Laurent la regardait 
d'une façon aiguë qui la troubla et arrêta dans sa gorge 
le refus qu'elle allait formuler; elle crut lire dans les 
yeux de son complice cette pensée menaçante : « Je 
dis tout, si tu ne consens pas. v Elle se mit à balbu-* 
tier. Madame Raquin s'écria alors que le désir de son 



224 THÉRÈSE RAQUIN 

cher flls était trop juste, et qu*il fallait lui donner les 
moyens de devenir un homme de talent. La bonne 
dame gâtait Laurent comme elle avait gâté Camille ; 
elle était tout amollie par les caresses que lui prodi- 
guait le jeune homme, elle lui appartenait et se ran- 
geait toujours à son avis. 

Il fut donc décidé que l'artiste louerait un atelier et 
qu'il toucherait cent francs par mois pour les divers 
frais qu'il aurait à faire. Le budget de la famille fut 
ainsi réglé : les bénéfices réalisés dans le commerce 
de mercerie payeraient le loyer de la boutique et de 
l'appartement, et suffiraient presque aux dépenses 
journalières du ménage; Laurent prendrait le loyer 
de son atelier et ses cent francs par mois sur les deux 
mille et quelques cents francs de rente ; le reste de 
ces rentes serait appliqué aux besoins communs. De 
cette façon, on n'entamerait pas le capital. Thérèse 
se tranquillisa un peu. Elle fit jurer à son mari de ne 
jamais dépasser la somme qui lui était allouée. D'ail- 
leurs, elle se disait que Laurent ne pouvait s'em- 
parer des quarante mille francs sans avoir sa signa- 
ture , et elle se promettait bien de ne signer aucun 
papier. 

Dès le lendemain, Laurent loua, vers le bas de la rue 
Mazarine , un petit atelier qu'il convoitait depuis un 
mois. 11 ne voulait pas quitter son emploi sans avoir 
un refuge pour passer tranquillement ses journées, loin 
de Thérèse. Au bout de la quinzaine , il fit ses adieux 
à ses collègues. Grivet fut stupéfait de son départ. Un 



THÉRÈSE RAQOIN 225 

jeune homme, disait-il, qui avait devant lui un si bel 
avenir, un jeune homme qui en était arrivé, en quatre 
années, au chiffre d'appointements que lui, Grivet, 
avait mis vingt ans à~ atteindre ! Laurent le stupéfia 
encore davantage en lui disant qu'il allait se remettre 
tout entier a la peinture. 

Enfin Tartiste s'installa dans son atelier. Cet atelier 
était une sorte de grenier carré, long et large d'envi- 
ron cinq ou six mètres ; le plafond s'inclinait brusque- 
ment, en pente raide, percé d'une large fenêtre qui 
laissait tomber une lumière blanche et crue sur le 
plancher et sur les murs noirâtres. Les bruits de la 
rue ne montaient pas jusqu'à ces hauteurs. La pièce, 
silencieuse, blafarde, s'ouvrant en haut sur le ciel, 
ressemblait à un trou , à un caveau creusé dans une 
argile grise. Laurent meubla ce caveau tant bien que 
mal ; il y apporta deux chaises dépaillées, une table 
qu'il appuya contre un mur pour qu'elle ne se laissât 
pas glisser à terre, un vieux buffet de cuisine, sa boîte 
à couleurs et son ancien chevalet ; tout le luxe du lieu 
consista en un vaste divan qu'il acheta trente francs 
chez un brocanteur. 

11 resta quinze jours sans songer seulement à tou- 
cher à ses pinceaux. Il arrivait entre huit et neuf 
heures, fumait, se couchait sur le divan, attendait 
midi, heureux d'être au matin et d'avoir encore devant 
lui de longues heures de jour. A midi, il allait déjeu- 
ner, puis il se hâtait de revenir, pour être seul, pour ne 
plus voir le visage pâle de Thérèse. Alors il digérait, 

13. 



226 THéiièSE RAQom 

il donnait, il se vautrait jusqu'au soir. Son atelier était 
un lieu de paix où il ne tremblait pas. Un jour sa femme 
lui demanda à visiter son cher refuge. 11 refusa , et 
comme, malgré son refus, elle vint frapper à sa porte, 
il n'ouvrit pas ; il lui dit le soir qu'il avait passé la 
journée au musée du Louvre. Il craignait que Thérèse 
n'introduisit avec elle le spectre de Camille. 

L'oisiveté finit par loi peser. Il acheta une toile et 
des couleurs, il se mit à l'œuvre. N'ayant pas assez 
d'argent pour payer des modèles, il résolut de peindre 
au gré de sa fantaisie, sans se soucier de la nature. Il 
entreprit une tête d'homme. 

D'ailleurs, il ne de clottra plus autant ; il travailla 
pendant deux ou trois heures chaque matin et employa 
ses après-midi à flâner ici et là, dans Paris et dans la 
banlieue. Ce fut en rentrant d'une de ces longues pro- 
menades qu'il rencontra, devant l'Institut, son ancien 
ami de collège, qui avait obtenu un joli succès de ca- 
maraderie au dernier Salon. 

— Comment, c'est toi! s'écria le peintre. Ah! mon 
pauvre Laurent, je ne t'aurais jamais reconnu. Tu as 
maigri. 

— Je me suis marié, répondit Laurent d'un ton em- 
barrassé. 

— Marié, toi ! Ça ne m'étonne plus de te voir tout 
dr6Ie... Et que fais-tu maintenant? 

— J'ai loué un petit atelier ; je peins un peu , le 
matin. 

Laurent conta son mariage en quelques mots ; puis 



X 



THÉRÈSE RAQUIN 227 

il^poôa ses projeta d'avenir d*une voix fiévreuse. Son 
aàùi le regardait d'un air étonné qui le troublait etl'in- 
/quiétait, La vérité était que le peintre ne retrouvait 
pas dans le mari de Thérèse le garçon épais et com- 
— mOB-^a'ii avait connu autrefois. Il lui semblait que 
Laurent prenait des allures distinguées ; le visage s'était 
aminci et avait des pâleurs de bon goût, le corps entier 
se tenait plus digne et plus souple. 

^- Mais tu deviens joli garçon, ne put s*empécher de 
s'écrier Tarliste, tu as uûe tenue d'ambassadeur. C'est 
du dernier chic. A quelle école es-tu donc? 

L'examen qu'il subissait pesait beaucoup à Laurent. 
H n'osait s'éloigner d'une façon brusque. 

— Veux-tu monter un instant à mon atelier, de- 
manda-t-il enfin à son ami, qui ne le quittait pas. 

— Volontiers, répondit celui-ci. 

Le peintre, ne se rendant pas compte des change- 
ments qu'il observait, était désireux de visiter l'atelier 
de son ancien camarade. Certes, il ne montait pas cinq 
étages pour voir les nouvelles œuvres de Laurent, qui 
allaient sûrement lui donner des nausées; il âvâit la 
seule envie de contenter sa curiosités 

Quand il fut monté et qu'il eut jeté un coup d'œil 
sur les toiles accrochées aux murs, son étonnement 
redoubla. 11 y avait là cinq études, deux tètes de 
femme et trois têtes d'homme, peintes avec une véri- 
table énergie ; l'allure en était grasse et solide, cha- 
que morceau s'enlevait par taches magnifiques sur 
les fonds d'un gris clair. L'artiste s'approcha vive- 



228 TfiEHÊSE RAQDIN 

ment, et, stupéfait, ne cherchant même pas à cacher 
sa surprise : 

— C'est toi qui as fait cela? demanda-t-il à Lau- 
rent. 

— Oui, répondit celui-ci. Ce sont des esquisses qui 
me serviront pour un grand tableau que je prépare. 

— Voyons, pas de blague, tu es vraiment Fauteur 
de ces machines-là ? 

— £h ! oui. Pourquoi n'en serais-je pas l'auteur? 
Le peintre n'osa répondre : c Parce que ces toiles 

sont d'un artiste, et que tu n'as jamais été qu'un ignoble 
maçon. » 11 resta longtemps en silence devant les 
études. Certes, ces études étaient gauches, mais elles 
avaient une étrangeté, un caractère si puissant qu'elles 
annonçaient un sens artistique des plus développés. 
On eût dit de la peinture vécue. Jamais l'ami de Lau- 
rent n'avait vu des ébauches si pleines de hautes pro- 
messes. Quand il eut bien examiné les toiles, il se 
tourna vers l'auteur : 

— Là, franchement, lui dit-il, je ne t'aurais pas cru 
capable de peindre ainsi. Où diable as-tu appris à avoir 
du talent? Ça ne s'apprend pas d'ordinaire. 

Et il considérait Laurent, dont la voix lui semblait 
plus douce, dont chaque geste avait une sorte d'élé- 
gance. Il ne pouvait deviner l'effroyable secousse oui 
avait changé cet homme, en développant en lui des 
nerfs de femme, des sensations aiguëset délicates. Sans 
doute un phénomène étrange s'était accompli dans 
l'organisme du meurtrier de Camille. Il est difficile à 



THÉRÈSE RAQUIN 229 

Tanalyse de pénétrer à de telles profondeurs. Laurent 
était peut-être devenu artiste comme il était dévenu 
peureux, à la suite du grand détraquement qui avait 
bouleversé sa chair et son esprit. Auparavant, il étouf- 
fait sous le poids lourd de son sang, il restait aveuglé 
par l'épaisse vapeur de santé qui l'entourait ; mainte- 
nant, maigri, frissonnant, il avait la verve inquiète, les 
sensations vives et poignantes des tempéraments ner- 
veux. Dans la vie de terreur qu'il menait , sa pensée 
délirait et montait jusqu'à l'extase du génie; la ma- 
ladie en quelque sorte morale, la névrose dont tout 
son être était secoué, développait en lui un sens ar- 
tistique d'une lucidité étrange ; depuis qu'il avait tué, 
sa chair s'était comme allégée, son cerveau éperdu lui 
semblait immense, et, dans ce brusque agrandisse- 
ment de sa pensée, il voyait passer des créations 
exquises, des rêveries de poète. Et c'est ainsi que ses 
gestes avaient pris une distinction subite , c'est ainsi 
que ses œuvres étaient belles, rendues tout d'un coup 
personnelles et vivantes. 

Son ami n'essaya pas davantage ie s'expliquer la 
naissance de cet artiste. Il s'en alla avec son étonne- 
ment. Avant de partir, il regarda encore les toiles et 
dit à Laurent : 

— Je n'ai qu'un reproche à te faire, c'est que toutes 
tes études ont un air de famille. Ces cinq têtes se 
ressemblent. Les femmes elles-mêmes prennent je ne 
sais quelle allure violente qui leur donne l'air d'hom- 
mes déguisés.. . Tu comprends, si tu veux faire un 



230 THÉRÈSE RAQUIN 

tableau avec ce» ébaucbeft*là, il faudra changer queU 
que&^unes des physionomie»; tes personnages ne peu- 
vent pas être tous frères, cela ferait rire. 

Il sortit de Fatelier, et ajouta sur le carré» en 
riant : 

— Vrai, mon vieux, ça me fait plaisir de t'avoir vu* 
Maintenant je vais croire aux miracles... Bon Dieul 
est-tu comme il faut l 

Il descendit. Laurent rentra dans Tatelier, vivement 
troublé. Lorsque son ami lui avait fait Tobservation 
que toutes ses têtes d*étude avaient un air de famille, il 
s'était brusquement tourné pour cacher sa pâleur « 
C'est que déjà cette ressemblance fatale l'avait frappé. 
H revint lentement se placer devant les toiles ; à me- 
sure qu'il les contemplait, qu'il passait de l'une à 
l'autre, une sueur glacée lui mouillait le d08. 

— 11 a raison, murmura-t-il, ils se ressemblent 
tous... Ils ressemblent à Camille. 

Il se recula , il s'assit sur le divan , sans pouvoir 
détacher les yeux des têtes d'étude. La première était 
une face de vieillard, avec une longue barbe blandie ; 
sous cette barbe blanche, l'artiste devinait le menton 
maigre de Camille. La seconde représentait une jeune 
fille blonde, et cette jeune fille le regardait avec les 
yeux bleus de sa victime. Les trois autres figures 
avaient chacune quelque trait du noyé. On eût dit 
Camille grimé en vieillard, en jeune fille, prenant le 
déguisement qu'il plaisait au peintre de lui donner, 
mais gardant toujours le caractère général de sa phy- 



THÉRÈSE RAQUIN ' 231 

sionomie» Il existait une autre ressemblance terrible 
entre ces têtes : elles paraissaient souffrantes et ter- 
rifiées, elles étaient comme écrasées sous le même 
sentiment d'horreur. Chacune avait un léger pli à 
gauche de la bouche, qui tirait les lèvres et les faisait 
grimacer. Ce pU, que Laurent se rappela avoir vu sur 
la face convulsionnée du noyé, les frappait d*un signe 
d'ignoble parenté. 

Laurent comprit qu'il avait trop regardé Camille 
à la Morgue. L'image du cadavre s'était gravée pro- 
fondément en lui. Maintenant, sa main, sans qu'il en 
eût conscience, traçait toujours les lignes de ce visage 
atroce dont le souvenir le suivait partout. 

Peu à peu, le peintre, qui se renversait sur le di- 
van, crut voir les figures s'animer. Et il eut cinq 
Camille devant lui, cinq Camille que ses propres 
doigts avaient puissamment créés , et qui , par une 
étrangeté effrayante, prenaient tous les âges et tous 
les sexes. Il se leva , il lacéra les toiles et les jeta 
dehors. Il se disait qu'il mourrait d'effroi dans son 
atelier, s'il le peuplait lui-même des portraits de sa 
victime. 

Une crainte venait de le prendre : il redoutait de ne 
pouvoir plus dessiner une tête, sans dessiner celle du 
noyé. Il voulut savoir tout de suite s'il était maître de 
sa main. Il posa une toile blanche sur son chevalet; 
puis, avec un bout de fusin, il indiqua une figure en 
quelques traits. La figure ressemblait à Camille. Lau- 
rent effaça brusquement cette esquisse et en tenta une 



232 THÉRÈSE RAQUIN 

autre. Pendant une heure, il se débattit contre la fata- 
lité qui poussait ses doigts. A chaque nouvel essai, il 
revenait à la tête du noyé. II avait beau tendre sa 
volonté, éviter les lignes qu'il connaissait si bien; mal- 
gré lui, il traçait ces lignes, il obéissait à ses muscles, 
à ses nerfs révoltés. Il avait d'abord jeté les croquis 
rapidement ; il s'appliqua ensuite à conduire le fusain 
avec lenteur. Le résultat fut le même : Camille, gri- 
maçant et douloureux, apparaissait sans cesse sur la 
toile. L'artiste esquissa successivement les tètes les 
plus diverses, des tètes d'anges, de vierges avec des 
auréoles, de guerriers romains coiffés de leur casque, 
d'enfants blonds et roses, de vieux bandits couturés 
de cicatrices; toujours, toujours le noyé renaissait, il 
était tour à tour ange, vierge, guerrier, enfant et 
bandit. Alors Laurent se jeta dans la caricature, il 
exagéra les traits, il fit des profils monstrueux, il in- 
venta des têtes grotesques, et il ne réussit qu'à rendre 
plus horribles les portraits frappants de sa victime. H 
finit par dessiner des animaux , des chiens et des 
chats ; les chiens et les chats ressemblaient vague- 
ment à Camille. 

Une rage sourde s'était emparée de Laurent. Il creva 
la toile d*un coup de poing, en songeant avec déses- 
poir à son grand tableau. Maintenant il n'y fallait plus 
penser; il sentait bien que, désormais, il ne dessine- 
rait plus que la tète de Camille, et, comme le lui avait 
dit son ami, des figures qui se ressembleraient toutes, 
feraient rire. 11 s'imaginait ce qu'aurait été son œuvre; 



THÉRÈSE RAQUIN 233 

il voyait sur les épaules de ses personnages, des hom- 
mes et des femmes, la face blafarde et épouvantée 
du noyé ; l'étrange spectacle qu'il évoquait ainsi lui 
parut d'un ridicule atroce et l'exaspéra. 

Ainsi il n'oserait plus travailler, il redouterait tou- 
jours de ressusciter sa victime au moindre coup de 
pinceau. S'il voulait vivre paisible dans son atelier, il 
devrait ne jamais y peindre. Cette pensée que ses 
doigts avaient la faculté fatale et inconsciente de re- 
produire sans cesse le portrait de Camille lui fit regar- 
der sa main avec terreur. Il lui semblait que cette 
main ne lui appartenait plus. 



XXVI 



La crise dont madame Raquia était menacée se Aé- 
Clara. Brusquement, la paralysie, qui depuis plusieurs 
mois rampait le long de ses membres, toujours près 
de rétreindre, la prit à la gorge et lui lia le corps. Un 
^oir, comme elle s'entretenait paisiblement avec Thé- 
rèse et F^aurent, elle resta, au milieu d'une phrase, la 
bouche béante : il lui semblait qu'on l'étranglait. 
Quand elle voulut crier, appeler au secours, elle ne 
put balbutier que des sons rauques. Sa langue était 
devenue de pierre. Ses mains et ses pieds s'étaient 
roidis. Elle se trouvait frappée de mutisme et d'immo- 
bilité. 

Thérèse et Laurent se levèrent, effrayés devant ce 
coup de foudre, qui tordit la vieille mercière en moins 
de cinq secondes. Quand elle fut roide et qu'elle fixa 
sur eux des regards suppliants, ils la pressèrent de 
questions pour connaître la cause de sa souffrance. 
Elle ne put répondre, elle continua aies regarder avec 



THÉRÈSE RAQUIN 235 

uoe angoisse profonde. Us comprirent alors qu'ils 
n'avaient plus qu'un cadavre devant eux, un cadavre 
vivant à moitié qui les voyait et les entendait, mais qui 
ne pouvait leur parler. Cette crise les désespéra : au 
fond^ ils se souciaient peu des douleurs de la paraly* 
tique, ils pleuraient sur eux« qui vivraient désormais 
dans un éternel tète-à-téte. 

Dès ce jour, la vie des époux devint intolérable. Us 
passèrent des soirées cruelles, en face de la vieille im-* 
potente qui n'endormait plus leur effroi de ses doux 
radotages. Elle gisait dans un fauteuil, comme un pa^ 
quet. comme une chose, et ils restaient seuls , aux 
deux bouts de la table, embarrassés et inquiets. Ce 
cadavre ne les séparait plus ; par moments, ils l'on* 
bliaient, ils le confondaient avec les meubles. Alors 
leurs épouvantes de la nuit les prenaient , la salle à 
manger devenait, comme la chambre, un lieu terrible 
où se dressait le spectre de CamiUe. Us souffrirent 
ainsi quatre ou cinq heures de plus par jour< Dès le 
crépuscule, ils frissonnaient, baissant Vabat-jour de 
la lampe pour ne pas se voir* tâchant de croire que 
madame Raquin allait parler et leur rappeler ainsi 
sa présence. S'ils la gardaient, s'ils ne se débarras- 
saient pas d'elle, c'est que ses yeux vivaient encore , 
et qu'ils éprouvaient parfois quelque soulagement à les 
regarder se mouvoir et briller. 

Us plaçaient toujours la vieille impotente sous la 
clarté crue de la lampe, afin de bien éclairer son visage 
et de l'avoir sans cesse devant eux. Ce visage mou et 



236 THÉRÈSE RAQUIN 

blafard, eût été un spectacle insoutenable pour d'au- 
tres, mais ils éprouvaient un tel besoin de compagnie, 
qu'ils y reposaientleurs regards avec une véritable joie. 
On eût dit le masque dissous d'une morte, au milieu 
duquel on aurait mis deux yeux vivants; ces yeux 
seuls bougeaient, roulant rapidement dans leur orbite; 
les joues, la bouche étaient comme pétrifiées, elles gar- 
daient une immobilité qui épouvantait. Lorsque ma- 
dame Raquin se laissait aller au sommeil et baissait 
les paupières, sa face, alors toute blanche et toute 
muette, était vraiment celle d'un cadavre ; Thérèse et 
Laurent, qui ne sentaient plus personne avec eux, fai- 
saient du bruit jusqu'à ce que la paralytique eût relevé 
les paupières et les eût regardés. Ils Tobligeaient ainsi 
à rester éveillée. 

Ils la considéraient comme une distraction qui les 
tirait de leurs mauvais rêves. Depuis qu'elle était in- 
firme, il fallait la soigner ainsi qu'un enfant. Les soins 
qu'ils lui prodiguaient les forçaient à secouer leurs 
pensées. Le matin, Laurent la levait, la portait dans 
son fauteuil, et, le soir, il la remettait sur son lit; elle 
était lourde encore, il devait user de toute sa force 
pour la prendre délicatement entre ses bras et la 
transporter. C'était également lui qui roulait son fau- 
teuil. Les autres soins regardaient Thérèse : elle habil- 
lait l'impotente, elle la faisait manger, elle cherchait à 
comprendre ses moindres désirs. Madame Raquin con- 
serva pendant quelques jours l'usage de ses mains, 
elle put écrire sur une ardoise et demander ainsi ce 



TflÉRÈSE RAQUIN 237 

dont elle avait besoin ; puis ces mains moururent, il lui 
devint impossible de les soulever et de tenir un crayon; 
dès lors, elle n'eut plus que le langage du regard, il 
fallut que sa nièce devinât ce qu'elle désirait. La jeune 
femme se voua au rude métier de garde-malade ; cela 
lui créa une occupation de corps et d'esprit qui lui fit 
grand bien. 

Les époux, pour ne point rester face à face roulaient 
dès le matin, dans la salle à manger , le fauteuil de la 
pauvre vieille. Ils l'apportaient entre eux, comme si 
elle eût été nécessaire à leur existence ; ils la faisaient 
assister à leur repas, à toutes leurs entrevues. Us 
feignaient de ne pas comprendre, lorsqu'elle témoi- 
gnait le désir de passer dans sa chambre. Elle n'était 
bonne qu'à rompre leur téte-à-téte, elle n'avait pas le 
droit de vivre à part. A huit heures, Laurent allait à 
son atelier, Thérèse descendait à la boutique, la 
paralytique demeurait seule dans la salle à manger 
jusqu'à midi; puis, après le déjeuner, elle se trouvait 
seule de nouveau jusqu'à six heures. Souvent, pendant 
la journée, sa nièce montait et tournait autour d'elle, 
s'assurant si elle ne manquait de rien. Les amis de la 
famille ne savaient quels éloges inventer pour exalter 
les vertus de Thérèse et de Laurent. 

Les réceptions du jeudi continuèrent^ et Timpotente 
y assista, comme par le passé. On approchait son fau- 
teuil de la table; de huit heures à onze heures, elle 
tenait les yeux ouverts, regardant tour à tour les in- 
vités avec des lueurs pénétrantes. Les premiers jours. 



2S8 THâRÈSE RAQUIN 

le vieux Midiaud et Grivet demeurèrent un peu em* 
barrasses en face du cadavre de leur vieille amie; ils 
ne savaient quelle contenance tenir, ils n'éprouvaient 
qu'un chagrin médiocre, et ils se demandaient dans 
quelle juste mesure il était convenable de s'attrister. 
Fallait-il parler à cette face morte, fallait-il ne pas 
s'en occuper du tout? Peu à peu, ils prirent le parti de 
traiter madame Raquin comme si rien ne lui était ar- 
rivé. Ils finirent par feindre d'ignorer complètement 
son état. Ils causaient avec elle, faisant les demandes 
et les réponses^ riant pour elle et pour eux, ne se 
laissant jamais démonter par l'expression -rigide de 
son visage. Ce fut un étrange spectacle; ces hommes 
avaient l'air de parler raisonnablement à une statue^ 
comme les petites filles parlent à leur poupée. rLa 
paralytique se tenait roide et muette devant eux, et 
ils bavardaient, et ils multipliaient les gestes» ayant 
avec elle des conversations très-animées. Michaud et 
Grivet s'applaudirent de leur excellente tenue. En agis- 
sant ainsi, ils croyaient faire preuve de politesse ; ils 
s'évitaient, en outre, l'ennui des condoléances d'usage. 
Madame Raquin devait être flattée de se voir traitée en 
personne bien portante, et, dès lors, il leur était per- 
mis de s'égayer en sa présence sans le moindre scru-^ 
pule. . 

Grivet eut une manie. Il affirma qu'il s'entendait 
parfaitement avec madame Raquin, qu'elle ne pouvait 
le regarder sans qu'il comprît sur-le-champ ce qu'elle 
désirait. C'était encore là une attention délicate. Seu<« 



THÉRÈSE RAQUIN 239 

Ieii\ent, à chaque fois, Grivet se trompait. Souvent, il 
interrompait la partie de dominos, il examinait la pa- 
ralitique dont les yeux suivaient paisiblement le jeu, 
et il déclarait qu'elle demandait telle ou telle chose. 
Vérification faite^ madame Raquin ne demandait rien 
du tout ou demandait une chose toute différente. Cela 
ne décourageait pas Grivet, qui lançait un victorieux : 
« Quand Je vous le disais! » et qui recommençait 
quelques minutes plus tard. C'était une bien autre 
affaire lorsque Timpotente témoignait ouvertement un 
désir ; Thérèse, Laurent, les invités nommaient Tun 
après l'autre les objets qu'elle pouvait souhaiter. Gri- 
vet se faisait alors remarquer par la maladresse de ses 
offres. Il nommait tout ce qui lui passait par la tête, 
au hasard, offrant toujours le contraire de ce que ma- 
dame Raquin désirait. Ce qui ne lui empêchait pas de 
répéter : 

— Moi, je lis dans ses yeux comme dans un livre. 
Tenez, elle me dit que j*ai raison... N'est-ce pas, chère 
dame... Oui, oui. 

D'ailleurs, ce n'était pas une chose facile que de 
saisir les souhaits de la pauvre vieille. Thérèse seule 
avait cette science. Elle communiquait assez aisément 
avec cette intelligence murée, vivante encore et en- 
terrée au fond d'une chair morte. Que se passait-il 
dans cette misérable créature qui. vivait juste assez 
pour assister à la vie sans y prendre part ? Elle voyait, 
elle entendait, elle raisonnait sans doute d'une façon 
nette et claire, et elle n'avait plus le geste, elle n'avait 



2/i0 THÉRÈSE RAQUIN 

plus la voix pour exprimer au dehors les pensées qui 
naissaient en elle. Ses idées l'étouffaient peut-être. Elle 
n*aurait pu lever la main, ouvrir la bouche, quand 
même un de ses mouvements, une de ses paroles eût 
décidé des destinées du monde. Son esprit était comme 
un de ces vivants qu'on ensevelit par mégarde et 
qui se réveillent dans la nuit de la terre, à deux ou 
trois mètres au-dessous du sol; ils crient^ ils se débat- 
tent, et Ton passe sur eux sans entendre leurs atroces 
lamentations. Souvent, Laurent regardait madame Ra- 
quin, les lèvres serrées, les mains allongées sur les 
genoux^ mettant toute sa vie dans ses yeux vifs et 
rapides, et il se disait : 

— Qui sait à quoi elle peut penser toute seule... 
11 doit se passer quelque drame cruel au fond de cette 
morte. 

Laurent se trompait, madame Raquin était heureuse, 
heureuse des soins et de Taffection de ses chers en- 
fants. Elle avait toujours rêvé de finir comme cela, 
lentement, au milieu de dévouements et de caresses. 
Certes, elle aurait voulu conserver la parole pour re- 
mercier ses amis qui l'aidaient à mourir en paix. Mais 
elle acceptait son état sans révolte ; la vie paisible et 
retirée qu'elle avait toujours menée, les douceurs de 
son tempérament lui empêchaient de sentir trop ru- 
dement les souffrances du mutisme et de l'immobilité. 
Elle était redevenue enfant, elle passait des journées 
sans ennui, à regarder devant elle, à songer au passé. 
Elle finit même par goûter des charmes à rester 



THÉRÈSE RAQUIN 2k\ 

bien sage dans son fauteuil , comme une petite fille. 

Ses yeux prenaient chaque jour une douceur, une 
clarté plus pénétrantes. Elle en était arrivée à se ser- 
vir de ses yeux comme d*une main, comme d*une 
bouche, pour demander et remercier. Elle sup- 
pléait ainsi, d'une façon étrange et charmante, aux 
organes qui lui faisaient défaut. Ses regards étaient 
beaux d'une beauté céleste, au milieu de sa face dont 
les chairs pendaient molles et grimaçantes. Depuis 
que ses lèvres tordues et inertes ne pouvaient plus 
sourire, elle souriait du regard, avec des tendresses 
adorables; des lueurs humides passaient, et des rayons 
d'aurore sortaient des orbites. Rien n'était plus singu- 
lier que ces yeux qui riaient comme des lèvres dans 
ce visage mort; le bas du visage restait morne et 
blafard, le haut s'éclairait divinement. C'était surtout 
pour ses chers enfants qu'elle mettait ainsi toutes ses 
reconnaissances, toutes les affections de son âme dans 
un simple coup d'oeil. Lorsque, le soir et le ma- 
tin, Laurent la prenait entre ses bras pour la trans- 
porter, elle le remerciait avec amour par des regards 
pleins d'une tendre effusion. 

Elle vécut ainsi pendant plusieurs semaines, atten- 
dant la mort, se croyant à l'abri de tout nouveau 
malheur. Elle pensait avoir payé sa part de souf- 
france. Elle se trompait. Un soir, un effroyable coup 
l'écrasa. 

Thérèse et Laurent avaient beau la mettre entre 
ux , en pleine lum ière, elle ne vivait plus assez pour 

11 



2/i2 THtRÈSX RAQurn 

les séparer et les défendre contre leurs angoisses. 
Quand ils oubliaient qu'elle était là, qu'elle les voyait 
et les entendait, la folie les prenait, ils apercevaient 
Camille et cherchaient à le chasser. Alors, ils balbu^ 
tiaient, ils laissaient échapper malgré eux des aveux^ 
des phrases qui finirent par tout révéler à madame 
Raquin. Laurent eut une sorte de crise pendant laquelle 
il parla comme un halluciné. Brusquement, la paraly- 
tique comprit. 

Une effrayante contraction passa sur son visage, et 
elle éprouva une telle secousse, que Thérèse crut 
qu'elle allait bondir et crier. Puis elle retomba dans 
une rigidité de fer. Cette espèce de choc fut d'autant 
plus épouvantable qu'il sembla galvaniser un cadavre. 
La sensibilité, un instant rappelée, disparut; l'impo*- 
tente demeura plus écrasée, plus blafarde. Ses yeux, 
si doux d'ordinaire, étaient devenus noirs et durs, pa- 
reils à des morceaux de métal. 

Jamais désespoir n'était tombé plus rudement dans 
un être. La sinistre vérité,comme un éclair, brûla les 
yeux de la paralytique et entra en elle avec le beurt 
suprême d'un coup de foudre. Si elle avait pu se lever, 
jeter le cri d'horreur qui montait à sa gorge, maudire 
les assassins de son fils, elle eût moins souffert. Mais, 
après avoir tout entendu, tout compris, il lui fallut 
rester immobile et muette, gardant en elle Téclat de 
sa douleur. Il lui sembla que Thérèse et Laurent l'a- 
vaient liée, clouée sur son fauteuil pour l'empêcher de 
s'élancer, et qu'ils prenaient un atroce plaisir à lui 



THÉRÈSE RAQinN 2/î3 

répéter : « Nous avons tué Camille, » après avoir posé 
sur ses lèvres un bâillon qui étouffait ses sanglots. 
L'épouvante, Tangoisse couraient furieusement dans 
son corps sans trouver une issue. £Ue faisait des ef- 
forts surhumains pour soulever le poids qui l'écrasait, 
pour dégager sa gorge et donner ainsi passage au flot 
de son désespoir. Et vainement elle tendait ses der- 
nières énergies; elle sentait sa langue froide contre 
son palais , elle ne pouvait s'arracher de la mort. Une 
impuissance de cadavre la tenait rigide. Ses sensations 
ressemblaient à celles d'un homme tombé en léthargie 
qu'on enterrerait et qui, bâillonné par les liens de sa 
chair, entendrait sur sa tète le bruit sourd des pelletées 
de sable. 

Le ravage qui se fit dans son cœur fut plus terrible 
encore. Elle sentit en elle un écroulement qui la brisa. 
Sa vie entière était désolée, toutes ses tendresses, 
toutes ses bontés, tous ses dévouements venaient d'être 
brutalement renversés et foulés aux pieds. Elle avait 
mené une vie d'affection et de douceur, et, à ses heures 
dernières, lorsqu'elle allait emporter dans la tombe la 
croyance aux bonheurs calmes de l'existence, une voix 
lui criait que tout est mensonge et que tout est crime. 
Le voile qui se déchirait lui montrait, au delà des 
amours et des amitiés qu'elle avait cru voir, un spec- 
tacle effroyable de sang et de honte. Elle eût injurié 
Dieu, si elle avait pu crier un blasphème. Dieu l'avait 
trompée pendant plus de soixante ans, en la traitant 
en petite fille douce et bonne, en amusant ses yeux 



2iil THÉRÈSE RAQOlIf 

par des tableaux mensongers de joie tranquiUe. Et elle 
était demeurée enfant, croyant sottonent à mille 
choses niaises, ne voyant pas la vie réelle se traîner 
dans la boue sanglante des passions. Dieu était mau- 
vais ; il aurait dû lui dire la vérité plus lot, ou la laisser 
s*en aller avec ses innocences et son aveuglement. 
Maintenant, il ne lui restait qu'à mourir en niant Ta- 
mour, en niant l'amitié, en niant le dévouement. Rien 
n'existait que le meurtre et la luxure. 

Hé quoi ! Camille était mort sous les coups de Thé- 
rèse et de Laurent, et ceux-ci avaient conçu le crime 
au milieu des hontes de Tadultère! 11 y avait pour 
madame Raquin un tel abime dans cette pensée, qu'elle 
ne pouvait la raisonner ni la saisir d'une façon nette et 
détaillée. Elle n'éprouvait qu'une sensation, celle d'une 
chute horrible; il lui semblait qu'elle tombait dans un 
trou noir et froid. Et elle se disait : « Je vais aller me 
briser au fond. » 

Après la première secousse, la monstruosité du crime 
lui parut invraisemblable. Puis elle eut peur de de- 
venir folle , lorsque la conviction de l'adultère et du 
meurtre s'établit en elle, au souvenir de petites circon- 
stances qu'elle ne s'était pas expliquées jadis. Thérèse 
et Laurent étaient bien les meurtriers de Camille, Thé- 
rèse qu'elle avait élevée, Laurent qu'elle avait aimée 
en mère dévouée et tendre. Cela tournait dans sa tête 
comme une roue immense, avec un bruit assourdis- 
sant. Elle devinait des détails si ignobles, elle descen- 
dait dans une hypocrisie si grande, elle assistait en 



THÉRÈSE RAQUIN 245 

pensée à un double spectacle d'une ironie si atroce, 
qu'elle eût voulu mourir pour ne plus penser. Une 
seule idée, machinale et implacable, broyait son cer- 
veau avec une pesanteur et un entêtement de meule. 
Elle se répétait : «Ce sont mes enfants qui ont tué mon 
enfant, » et elle ne trouvait rien autre chose pour ex- 
primer son désespoir. 

Dans le brusque changement de son cœur, elle se 
cherchait avec égarement et ne se reconnaissait plus; 
elle restait écrasée sous l'envahissement brutal des 
pensées de vengeance qui chassaient toute la bonté de 
sa vie. Quand elle eut été transformée, il fit noir en* 
elle ; elle sentit nattre dans sa chair mourante un nou- 
vel être, impitoyable et cruel, qui aurait voulu mordre 
les assassins de son fils. 

Lorsqu'elle eut succombé sous l'étreinte accablante 
de la paralysie, lorsqu'elle eut compris qu'elle ne pou- 
vait sauter à la gorge de Thérèse et de Laurent, 
qu'elle rêvait d*étrangler, elle se résigna au silence et 
à rimmobilité, et de grosses larmes tombèrent lente- 
ment de ses yeux. Rien ne fut plus navrant que ce 
désespoir muet et immobile. Ces larmes qui coulaient 
une à une sur ce visage mort dont pas une ride ne 
bougeait, cette face inerte et blafarde qui ne pouvait 
pleurer par tous ses traits et où les yeux seuls san- 
glotaient, offraient un spectacle poignant. 

Thérèse fut prise d'une pitié épouvantée. 

— Il faut la coucher, dit-elle à Laurent en lui mon- 
trant sa tante. 

14. 



2/i6 THÉRÈSE REQUIN 

Laurent se hâta de rouler la paralytique dans sa 
chambre. Puis il se baissa pour la prendre entre ses bras. 
A ce moment, madame Raquin espéra qu*un ressort 
puissant allait la mettre sur ses pieds; elle tenta un 
effort suprême. Dieu ne pouvait permettre que Lau- 
rent la serrât contre sa poitrine ; elle comptait que la 
foudre allait Técraser. s*il avait cette impudence mons^ 
trueuse. Mais aucun ressort ne la poussa, et le ciel 
réserva son tonnerre. Elle resta affaissée, passive, 
comme un paquet de linge. Elle fut saisie, soulevée, 
transportée par l'assassin ; elle éprouva Tangoisse de 
se sentir, molle et abandonnée, entre les bras du 
meurtrier de Camille. Sa tête roula sur Tépaule de 
Laurent, qu'elle regarda avec des yeux agrandis par 
l'horreur. 

— Va, va, regarde-moi bien, murmura-t-il, tes yeux 
ne me mangeront pas... 

Et il la jeta brutalement sur le lit. L'impotente y 
tomba évanouie. Sa dernière pensée avait été une pen- 
sée de terreur et de dégoût. Désormais, il lui faudrait, 
matin et soir, subir l'étreinte immonde des bras de 
Laurent. 



XXVII 



Une cride d'épouvante avait seule pu amener les 
époux à parler^ à faire des aveux en présence de ma** 
dame Raquin. Us n'étaient cruels ni Tun ni Tautre ; ils 
auraient évité une semblable révélation par humanité, 
si leur sûreté ne leur eût pas déjà fait une loi de gar-* 
der le silence. 

Le jeudi suivant, ils furent singulièrement inquiets. 
Le matin, Thérèse demanda à Laurent s'il croyait pni^ 
dent de laisser la paralytique dans la salle à manger 
pendant la soirée. Elle savait tout, elle pourrait donner 
réveil. 

— Bah ! répondit Laurent, il lui est impossible de 
remuer le petit doigt. Comment veux-tu qu'elle ba- 
varde? 

— Elle trouvera peut^tre un moyen, répondit Tbé^ 
rèse. Depuis l'autre soir, je lis dans ses yeux une pen^ 
sée implacable. 



2^48 THÉRÈSE RAQUIN 

— Non, vois-tu, le médecin m'a dit que tout était 
bien fini pour elle. Si elle parle encore une fois, elle 
parlera dans le dernier hoquet de Tagonie... Elle n'en 
a pas pour longtemps, va. Ce serait béte de charger 
encore notre conscience en Tempéchant d'assister à 
cette soirée... 

Thérèse frissonna. 

— Tu ne m'as pas comprise, cria-t-elle. Oh ! tu as 
raison, il y a assez de sang... Je voulais te dire que 
nous pourrions enfermer ma tante dans sa chambre 
et prétendre qu'elle est plus souffrante, qu'elle dort. 

— C'est cela, reprit Laurent, et cet imbécile de 
Michaud entrerait carrément dans la chambre pour 
voir quand même sa vieille amie... Ce serait une ex- 
cellente façon pour nous perdre. 

Il hésitait, il voulait paraître tranquille, et l'anxiété 
le faisait balbutier. 

— Il vaut mieux laisser aller les événements, con- 
tinua-t-il. Ces gens-là sont bêtes comme des oies ; ils 
n'entendront certainement rien aux désespoirs muets 
de la vieille. Jamais ils ne se douteront de la chose, 
car ils sont trop loin de la vérité. Une fois l'épreuve 
faite, nous serons tranquilles sur les suites de notre 
imprudence... Tu verras, tout ira bien. 

Le soir, quand les invités arrivèrent^ madame Ra- 
quin occupait sa place ordinaire, entre le poêle et la 
table. Laurent et Thérèse jouaient la belle humeur, ca- 
chant leurs frissons, attendant avec angoisse l'incident 
qui ne pouvait manquer de se produire. Ils avaient 



THÉRÈSE RAQUIN '2li9 

baissé très-bas Tabat-jour de la lampe ; la toile cirée 
seule était éclairée. 

Les invités eurent ce bout de causerie banale et 
bruyante qui précédait toujours la première partie de 
dominos. Grivet et Michaud ne manquèrent pas d'a- 
dresser à la paralytique les questions d'usage sur sa 
santé, questions auxquelles ils firent eux-mêmes des 
réponses excellentes, comme ils en avaient l'habitude. 
Après quoi, sans plus s'occuper de la pauvre vieille, 
la compagnie se plongea dans le jeu avec délices. 

Madame Raquin, depuis qu'elle connaissait l'horrible 
secret, attendait fiévreusement cette soirée. Elle avait 
réuni ses dernières forces pour dénoncer les coupa- 
bles. Jusqu'au dernier moment, elle craignit de ne 
pas assister à la réunion ; elle pensait que Laurent la 
ferait disparaître, la tuerait peut-être, ou tout au 
moins l'enfermerait dans sa chambre. Quand elle vit 
qu'on la laissait là, quand elle fut en présence des 
invités, elle goûta une joie chaude en songeant qu'elle 
allait tenter de venger son fils. Comprenant que sa 
langue était bien morte, elle essaya d'un nouveau lan- 
gage. Par une puissance de volonté étonnante, elle 
parvint à galvaniser en quelque sorte sa main droite, à 
la soulever légèrement de son genou où elle était tou- 
jours étendue, inerte ; elle la fit ensuite ramper peu à 
peu le long d'un des pieds de la table, qui se trouvait 
devant elle, et parvint à la poser sur la toile cirée. Là, 
elle agita faiblement les doigts comme pour atth*er 
l'attention. 



2!i0 THÉRÈSE RAQDIN 

Quand les joueurs aperçurent au milieu d'eux cette 
main de morte, blanche et molle, ils furent très-sur- 
pris. Grivet s'arrêta, le bras en Tair, au moment où il 
allait poser victorieusement le double-six. Depuis son 
attaque, l'impotente n'avait plus remué les mains. 

— Hé! voyez donc, Thérèse, cria Michaud, voilà 
madame Raquin qui agite les doigts... Elle désire sans 
doute quelque chose. 

Thérèse ne put répondre ; elle avait suivi, ainsi que 
Laurent, le. labeur de la paralytique, elle regardait la 
main de sa tante^ blafarde sous la lumière crue de la 
lampe, comme une main vengeresse qui allait parler. 
Les deux meurtriers attendaient, haletants. 

— Pardieu ! oui, dit Grivet, elle désire quelque 
chose... Oh! nous nous comprenons bien tous les 
deux... Elle veut jouer aux dominos... Hein! n'est-ce 
pas, chère dame ? 

Madame Raquin fît un signe violent de dénégation. 
Elle allongea un doigt, replia les autres, avec des 
peines infinies, et se mit à tracer péniblement des 
lettres sur la table. Elle n'avait pas indiqué quelques 
traits, que Grivet s'écria de nouveau avec triomphe : 

— Je comprends : elle dit que je fais bien de poser 
le double-six. 

L'impotente jeta sur le vieil employé un regard ter- 
rible et reprit le mot qu'elle voulait écrire. Mais, à 
chaque instant, Grivet l'interrompait en déclarant que 
c'était inutile, qu'il avait compris, et il avançait une 
sottise. Michaud finit par le faire taire. 



THÉRÈSE RAQUXN 251 

— Que diaWe! laissez parler madame Raquin, dit- 
il. Parlez, ma vieille amie. 

Et il regarda sur la toile cirée, comme il aurait 
prêté l'oreille. Mais les doigts de la paralytique se las- 
saient, ils avaient recommencé un mot à plus de dix 
reprises, et ils ne traçaient plus ce mot qu'en s'éga- 
rant à droite et à gauche. Michaud et Olivier se pen- 
chaient, ne pouvant lire, forçant l'impotente à tou- 
jours reprendre les premières lettres. 

— Ah! bien, s'écria tout à coup Olivier, j'ai lu, 
cette fois... Elle vient d'écrire votre nom, Thérèse... 
Voyons : « Thérèse et... » Achevez, chère dame. 

Thérèse faillit crier d'angoisse. Elle regardait les 
doigts de sa santé glisser sur la toile cirée, et il lui 
semblait que ces doigts traçaient son nom et l'aveu de 
son crime en caractères de feu. Laurent s'était levé 
violemment, se demandant s'il n'allait pas se précipi- 
ter sur la paralytique et lui briser le bras. Il crut que 
tout était perdu, il sentit sur son être la pesanteur et 
le froid du châtiment, en voyant cette main revivre 
pour révéler l'assassinat de Camille. 

Madame Raquin écrivait toujours, d'une façon de 
plus en plus hésitante. 

— C'est parfait, je lis très- bien, reprit Olivier au 
bout d'un instant, en regardant les époux. Votre tante 
écrit vos deux noms : « Thérèse et Laurent.,. » 

La vieille dame fit coup sur coup des signes d'affir- 
mation, en jetant sur les meurtriers des regards qui 
les écrasèrent. Puis elle voulut achever. Mais ses 



252 THÉRÈSE RAOlilM 

doigts s*étaient roidis, la voiontë suprême qui les gal- 
vanisait, lui échappait; elle sentait la paralysie re- 
monter lentement le long de son bras, et de nouveau 
s*emparer de son poignet. EDe se hâta, elle traça en- 
core un mot. 
Le vieux Michaud lut à haute voix : 

— « Thérèse et Laurent ont,.. » 
Et Olivier demanda : 

— Qu'est-ce qu'ils ont, vos cbers enfants? 

Les meurtriers, pris d'une terreur folle, furent sur 
le point d'achever la phrase tout haut. Us contem- 
plaient la main vengeresse avec des yeux fixes et 
troubles, lorsque, tout d'un coup, cette main fut prise 
d'une convulsion et s'aplatit sur la table ; elle glissa 
et retomba le long du genou de l'impotente, comme 
une masse de chair inanimée. La paralysie était re- 
venue et avait arrêté le châtiment. Michaud et Olivier 
se rassirent, désappointés, tandis que Thérèse et Lau- 
rent goûtaient une joie si acre, qu'ils se sentaient dé- 
faillir sous le flux brusque du sang qui battait dans 
leur poitrine. 

Grivet était vexé de ne pas avoir été cru sur parole. 
Il pensa que le moment était venu de reconquérir son 
infaillibilité en complétant la phrase inachevée de ma- 
dame Raquin. Comme on cherchait le sens de cette 
phrase : 

— C'est très-clair, dit-il, je devine la phrase en- 
tière dans les yeux de madame. Je n'ai pas besoin 
qu'elle écrive sur une table, moi ; un de ses regards 



THÉRÈSE RAQUIN 253 

me suffit... Elle a voulu dire : « Thérèse et Laurent 
ont bien soin de moi. i» 

Grivet dut s'applaudir de son imagination, car toute 
la société fut de son avis. Les invités se mirent à faire 
réloge des époux, qui se montraient si bons pour la 
pauvre dame. 

— Il est certain, dit gravement le vieux Michaud, 
que madame Raquin a voulu rendre hommage aux 
tendres attentions que lui prodiguent ses enfants. Gela 
honore toute la famille. 

Et il ajouta en reprenant ses dominos : 

-^ Allons, continuons. Où en étions-nous?... Grivet 
allait poser le double- six, je crois. 

Grivet posa le double-six. La partie continua, stu- 
pide et monotone. 

La paralytique regardait sa main, abtmée dans un 
affreux désespoir. Sa main venait de la trahir. Elle la 
sentait lourde comme du plomb, maintenant ; jamais 
plus elle ne pourrait la soulever. Le ciel ne voulait pas 
que Camille fût vengé, il retirait à sa mère le seul 
moyen de faire connaître aux hommes le meurtre dont 
il avait été la victime. Et la malheureuse se disait 
qu'elle n'était plus ijonne qu'à aller rejoindre son en- 
fant dans la terre. Elle baissa les paupières, se sentant 
inutile désormais, voulant se croire déjà dans la nuit 
du tombeau. 



16 



XXVIIl 



Depuis deux mois^ Thérèse et Laurent se débattaient 
dans les angoisses de leur union. Ils souffraient l'un 
par Tautre. Alors la haine monta lentement en eux, ils 
finirent par se jeter des regards de colère, pleins de 
menaces sourdes. 

La haine-devait forcément venir. Us s'étaient aimés 
comme des brutes, avec une passion chaude, toute de 
sang ; puis, au milieu des énervements du crime, leur 
amour était devenu de la peur, et ils avaient éprouvé 
une sorte d'effroi physique de leurs baisers ; aujour- 
d'hui, sous la souffrance que le mariage, que la vie en 
commun leur imposait, ils se révoltaient et s'empor- 
taient. 

Ce fut une haine atroce, aux éclats terribles. Ils 
sentaient bien qu*ils se gênaient Tun Tautre ; ils se di- 
saient qu'ils mèneraient une existence tranquille, s'ils 
n'étaient pas toujours là face à face. Quand ils étaient 
en présence, il leur semblait qu'un poids énorme les 



THÉRÈSE RAQUIN 255 

étouffait, et ils auraient voulu écarter ce poids, l'a- 
néaniir ; leurs lèvres se pinçaient, des pensées de vio- 
lence passaient dans leurs yeux clairs, il leur prenait 
des envies de s*entre-dévorer. 

Au fond, une pensée unique les rongeait : ils s'irri- 
taient contre leur crime, ils se désespéraient d*avoir 
à jamais troublé leur vie. De là venaient toute leur 
colère et toute leur haine. Ils sentaient que le mal 
était incurable, qu'ils souffriraient jusqu'à leur mort 
du meurtre de Camille, et cette idée de perpétuité 
dans la souffrance les exaspérait* Ne sachant sur qui 
frapper, ils s'en prenaient à eux-mêmes, ils s'exé- 
craient. 

Ils ne voulaient pas reconnaître tout haut que leur 
mariage était le châtiment fatal du meurtre ; ils se 
refusaient à entendre la voix intérieure qui leur criait 
la vérité, en étalant devant eux l'histoire de leur viej 
Et pourtant, dans les crises d'emportement qui les 
secouaient, ils lisaient chacun nettement au fond de 
leur colère, ils devinaient les fureurs de leur être 
égoïste qui les avait poussés à l'assassinat pour con- 
tenter ses appétits, et qui ne trouvait dans l'assassinat 
qu'une existence désolée et intolérable. Ils se souve- 
naient du passé, ils savaient que leur espérance trom- 
pée de luxure et de bonheur paisible les amenait seule 
aux remords ; s'ils avaient pu s'embrasser en paix et 
vivre en joie, ils n'auraient point pleuré Camille, ils 
se seraient engraissés de leur crime. Mais leur corps 
s'était révolté, refusant le mariage, et ils se deman- 



256 THÉRÈSE RAQUIN 

daient avec terreur oli allaient les conduire Tépou- 
vante et le dégoût. Ils n'apercevaient qu*un avenir 
effroyable de douleur, qu'un dénoûment sinistre et 
violent. Alors, comme deux ennemis qu'on aurait atta- 
chés ensemble et qui feraient de vains efforts pour se 
soustraire à cet embrassement forcé, ils tendaient 
leurs muscles et leurs nerfs, ils se roidissaient sans 
parvenir à se délivrer. Puis, comprenant que jamais 
ils n'échapperaient à leur étreinte, irrités par les cor- 
' des qui leur coupaient la chair, écœurés de leur con- 
tact, sentant à chaque heure croître leur malaise, ou- 
bliant qu'ils s'étaient eux-mêmes liés l'un à l'autre, et 
ne pouvant supporter leurs liens un instant de plus, ils 
s^adressaient des reproches sanglants, ils essayaient 
de souffrir moins, de panser les blessures qu'ils se 
faisaient, en s'injuriant, en s'étourdissant de leurs cris 
et de leurs accusations. 

Chaque soir une querelle éclatait. On eût dit que les 
meurtriers cherchaient des occasions pour s'exaspé- 
rer, pour détendre leurs nerfs roidis. Ils s'épiaient, se 
tàtaient du regard, fouillant leurs blessures, trouvant 
le vif de chaque plaie, et prenant une acre volupté à se 
faire crier de douleur. Ils vivaient ainsi au milieu 
d'une irritation continuelle, las d'eux-mêmes, ne pou- 
vant plus supporter un mot, un geste, un regard, sans 
souffrir et sans délirer. Leur être entier se trouvait 
préparé pour la violence ; la plus légère impatience, la 
contrariété la plus ordinaire grandissaient d'une façon 
étrange dans leur organisme détraqué, et devenaient 



THÉRÈSE RAQUIN 257 

tout d'un coup grosses de brutalité. Un rien soulevait 
un orage qui durait jusqu'au lendemain. Un plat trop 
chaud, une fenêtre ouverte, un démenti, une simple 
observation suffisaient pour les pousser à de véritables 
crises de folie. Et toujours, à un moment de la dis- 
pute^ ils se jetaient le noyé à la face. De parole en 
parole, ils en arrivaient à se reprocher la noyade 
de Saint-Ouen ; alors ils voyaient rouge, ils s'exal- 
taient jusqu'à la rage. C'étaient -des scènes atroces, 
des étouffements, des coups, des cris ignobles, des 
brutalités honteuses. D'ordinaire, Thérèse et Laurent 
s'exaspéraient ainsi après le repas ; ils s'enfermaient 
dans la salie à manger pour que le bruit de leur dés- 
espoir ne fût pas entendu. Là, ils pouvaient se dévorer 
à l'aise-, au fond de cette pièce humide, de cette sorte* 
de caveau que la lampe éclairait de lueurs jaunâtres. 
Leurs voix, au milieu du silence et de la tranquillité 
de l'air, prenaient des sécheresses déchirantes. Et ils 
ne cessaient que lorsqu'ils étaient brisés de fatigue ; 
alors seulement ils pouvaient aller goûter quelques 
heures dp repos. Leurs querelles devinrent comme un 
besoin pour eux, comme un moyen de gagner le som- 
meil en hébétant leurs nerfs. 

Madame Baquin les écoutait. Elle était là sans cesse, 
dans son fauteuil, les mains pendantes sur les genoux, 
la tête droite, la face muette. Elle entendait tout, et 
sa chair morte n'avait pas un frisson. Ses yeux s'atta- 
chaient sur les meurtriers avec une fixité aiguë. Son 
martyre devait être atroce. Elle sut ainsi, détail par 



258 THÉAÈSE EAQO» 

détafl^ les faits qui avaient précédé et suivi le meurtre 
de Camille, elle descendit peu h peu dans les saletés et 
lescrimesdeceuxqu'elleavaîtappeléssescbersenfants. 

Les querelles des époux la mirent au courant des 
moindres circonstances, étalèrent devant son esprit 
terrifié, un à un, les épisodes de llionible aventure. 
Et à mesure qu'elle pénétrait plus avant dans cette 
boue sanglante, elle criait grâce, elle croyait toucher 
le fond de l'infamie, et il lui fallait descendre encore. 
Chaque soir, elle apprenait quelque nouveau détail. 
Toujours l'afTreuse histoire s'allongeait devant elle; 
il lui semblait qu'elle était perdue dans un rêve d'bor- 
reur qui n'aurait pas de fin. Le premier aveu avait été 
brutal et écrasant, mais elle souffrait davantage de ces 
coups répétés, de ces petits faits que les époux lais- 
saient échapper au milieu de leur emportement et qui 
éclairaient le crime de lueurs sinistres. Une fois par 
jour, cette mère entendait le récit de l'assassinat de 
son fils, et, chaque jour, ce récit devenait plus épou- 
vantable, plus circonstancié, et était crié à ses oreilles 
avec plus de cruauté et d'éclat. 

Parfois, Thérèse était prise de remords, en face de 
ce masque blafard sur lequel coulaient silencieuse- 
ment de grosses larmes. Elle montrait sa tante à Lau- 
rent, le conjurant du regard de se taire. 

— Eh! laisse donc! criait celui-ci avec brutalité, tu 
sais bien qu'elle ne peut pas nous livrer... Est-ce que 
je suis plus heureux qu'elle, moi?... Nous avons son 
argent, je n'ai pas besoin de me gêner. 



THÉBÈSE RAQOIN 259 

Et la querelle continuait^ âpre, éclatante, tuant de 
nouveau Camille. Ni Thérèse ni Laurent n'osaient 
céder à la pensée de pitié qui leur venait parfois, d'en- 
fermer la paralytique dans sa chambre, lorsqu'ils se 
disputaient, et de lui éviter ainsi le récit du crime. Ils 
redoutaient de s'assommer l'un l'autre, s'ils n'avaient 
plus entre eux ce cadavre à demi vivant. Leur pitié 
cédait devant leur lâcheté, ils imposaient à madame 
Raquin des souffrances indicibles, parce qu'ils avaient 
besoin de sa présence pour se protéger contre leurs 
hallucinations. 

Toutes leurs disputes se ressemblaient et les ame- 
naient aux mômes accusations. Dès que le nom de 
Camille était prononcé, dès qile l'un d'eux accusait 
l'autre d'avoir tué cet homme, il y avait un choc 
effrayant. 

Un soir, à dtner, Laurent, qui cherchait un prétexte 
pour s'irriter, trouva que l'eau de la carafe était tiède ; 
il déclara que l'eau tiède lui donnait des nausées, et 
qu'il en voulait de la fraîche. 

— Je n'ai pu me procurer de la glace, répondit 
sèchement Thérèse. 

— C'est bien, je ne boirai pas, reprit Laurent. 

— Cette eau est excellente. 

— Elle est chaude et a un goût de bourbe. On dirait 
de l'eau de rivière. 

Thérèse répéta : 

— De l'eati de rivière... 



260 THÉRÈSE RAQUIN 

Et elle éclata en sanglots. Un rapprochement d'idées 
venait d*avoir lieu dans son esprit. 

— Pourquoi pleures-tu? demanda Laurent, qui pré- 
voyait la réponse et qui pâlissait. 

— Je pleure, sanglota la jeune femme, je pleure 
parce que... tu le sais bien... Oh! mon Dieu! mon 
Dieu I c'est toi qui l'as tué. 

— Tu mens ! cria l'assassin avec véhémence, avoue 
que tu mens... Si je l'ai jeté à la Seine, c'est que tu 
m'as poussé à ce meutre. 

— Moi! moi! 

— Oui, toi!... Ne fais pas l'ignorante, ne m'oblige 
pas à te faire avouer de force la vérité. J'ai besoin 
que tu confesses ton crime, que tu acceptes ta part 
dans l'assassinat. Cela me tranquillise et me soulage. 

— Mais ce n'est pas moi qui ai noyé Ca*mille. 

— Si, mille fois si, c'est toi!... Oh I tu feins l'éton- 
nement et l'oubli. Attends, je vais rappeler tes. sou- 
venirs. 

îl se leva de table, se pencha vers la jeune femme, 
et, le visage en feu, lui cria dans la face : 

— Tu étais au bord de Teau, tu te souviens, et je 
t'ai dit tout bas : « Je vais le jeter à la rivière. » Alors 
tu as accepté, tu es entrée dans la barque... Tu vois 
bien que tu l'as assassiné avec moi. 

— Ce n'est pas vrai... J'étais folle, je ne sais plus 
ce que j'ai fait, mais je n'ai jamais voulu le tuer. Toi 
seul as commis le crime. 

Ces dénégations torturaient Laurent. Comme il le 



THÉRÈSE RAQUIN 261 

disait, ridée d'avoir une complice le soulageait; il 
aurait tenté, s'il Tavait osé, de se prouver à lui-même 
que toute l'horreur du meurtre retombait sur Thérèse. 
Il lui venait des envies de battre la jeune femme pour 
lui faire confesser qu'elle était la plus coupable. 

Il se mit à marcher de long en large, criant, 
délirant, suivi par les regards fixes de madame Ra- 
quin. 

— Ah I la misérable ! la misérable ! balbutiait-il d'une 
voix étranglée, elle veut me rendre fou... Eh! n*es-tu 
pas montée un soir dans ma chambre comme une 
prostituée, ne m'as-tu pas soûlé de tes caresses pour 
me décider à te débarrasser de ton mari? Il te déplaisait, 
il sentait l'enfant malade, me disais-tu lorsque je 
venais te voir ici... Il y a trois ans, est-ce que je pen- 
sai^ à tout cela, moi? est-ce que j'étais un coquin? Je 
vivais tranquille, en honnête homme, ne faisant de mal 
k personne. Je n'aurais pas écrasé une mouché. 

— C'est toi qui as tué Camille, répéta Thérèse avec 
une obstination désespérée qui faisait perdre la tête à 
Laurent. 

— Non, c'est toi, je te dis que c'est toi, reprit-il 
avec un éclat terrible... Vois-tu, ne m'exaspère pas, 
cela pourrait mai finir... Comment, malheureuse, tu ne 
te rappelles rien ! Tu t'es livrée à moi comme une fille, 
là, dans la chambre de ton mari; tu m'y as fait con- 
naître des voluptés qui m'ont affolé. Avoue que tu 
avais calculé tout cela, que tu haïssais Camille, et que 
depuis longtemps tu voulais le tuer. Tu m'as sans doute 

15. 



262 THÉRÈSE RAQUtJC 

priB pour amant afin de me heurter contre lui et de le 
briser. 

— Ce n'est pas vrai... C'est monstrueux ce que tu 
dis là... Tu n'as pas le droit de me reprocher ma fai- 
blesse. Je puis dire, comme toi, qu'avant de te con- 
naître, j'étais une honnête femme qui n*ayais jamais 
fait de mal à personne. Si je t'ai rendu fou, tu m'as 
rendue plus folle encore. Ne nous disputons pas, en- 
tends-tu, Laurent... J'aurais trop de choses à te repro- 
cher. 

— Ou*aurais-tu donc à me reprocher? 

— Non, rien... Tu ne m'as pas sauvée de moi- 
même, tu as profité de mes abandons, tu t'es plu à 
désoler ma vie... Je te pardonne tout cela... Mais, par 
grâce, ne m'accuse pas d'avoir tué Camille. Garde ton 
crime pour toi, ne cherche pas à m'épouvanter davan- 
tage. 

Laurent leva la main pour frapper Thérèse au 
visage. 

— Bats-moi, j'aime mieux ça, ajouta-t-elle, je souf- 
frirai moins. 

Et elle tendit la face. Il se retint, il prit une chaise 
et s'assit à côté de la jeune femme. 

— Écoute, lui dit-il d'une voix qu'il s'efforçait de 
rendre calme, il y n de la lâcheté à refuser la part du 
crime. Tu sais parfaitement que nous l'avons commis 
ensemble, tu sais que tu es aussi coupable que moi. 
Pourquoi veux-tu rendre ma charge plus lourde en te 
disant innocente? Si tu étais innocente, tu n'aurais pas 



THÉRÈSE RAQUIN 263 

consenti à m*épouser. Souviens-toi des deux années 
qui ont suivi le meurtre. Désires-tu tenter une épreuve? 
Je vais aller tout dire au procureur impérial, et tu 
verras si nous ne serons pas condamnés Tun et 
l'autre. 
Ils frissonnèrent, et Thérèse reprit : 

— Les hommes ïne condamneraient peut-être, mais 
Camille sait bien que tu as tout fait... Il ne me tour- 
mente pas la nuit comme il te tourmente. 

— Camille me laisse en repos, dit Laurent pâle et 
tremblant, c'est toi qui le vois passer dans tes cauche- 
mars, je t'ai entendue crier. 

— Ne dis pas cela, s'écria la jeune femme avec 
colère, je n'ai pas crié, je ne veux pas que le spectre 
vienne. Oh! je comprends, tu cherches à le détourner 
de toi... Je suis innocente, je suis innocente! 

lU se regardèrent terrifiés, brisés de fatigue, 
craignant d'avoir évoqué le cadavre du noyé. Leurs 
querelles finissaient toujours ainsi ; ils protestaient de 
leur innocence, ils cherchaient à se tromper eux- 
mêmes pour mettre en fuite les mauvais rêves. Leurs 
continuels efforts tendaient à rejeter à tour de rôle la 
responsabilité du crime, à se défendre comme devant 
un tribunal, en faisant mutuellement peser sur eux les 
charges les plus graves. Le plus étrange était qu'ils ne 
parvenaient pas à être dupes de leurs serments, qu'ils 
se rappelaient parfaitement tous deux les circonstances 
de l'assassinat. Us lisaient des aveux dans leurs yeux, 
lorsque leurs lèvres se donnaient des démentis. 



26i!i THÉRÈSE RAQUIN 

C'étaient des mensonges puérils, des affirmations 
ridicules, la dispute toute de mots de deux misérables 
qui mentaient pour mentir, sans pouvoir se cacher 
qu'ils mentaient. Successivement, ils prenaient le rôle 
d'accusateur, et, bien que jamais le procès qu'ils se 
faisaient n'eût amené un résultat, ils le recommen- 
çaient chaque soir avec un acharnement cruel. Ils sa- 
vaient qu'ils ne se prouveraient rien, qu'ils ne parvien- 
draient pas à effacer le passé, et ils tentaient toujours 
cette besogne, ils revenaient toujours à la charge, 
aiguillonnés par la douleur et l'effroi, vaincus à l'a- 
vance par Taccablante réalité. Le bénéfice le plus 
net qu'ils tiraient de leurs disputes, était de produire 
une tempête de mots et de cris dont le tapage les étour- 
dissait un moment. 

Et tant que duraient leurs emportements, tant qu'ils 
s'accusaient, la paralytique ne les quittait pas du re- 
gard. Une joie ardente luisait dans ses yeux, lorsque 
Laurent levait sa large main sur la tête de Thérèse. 



XXIX 



Une nouvelle phase se déclara. Thérèse, poussée à 
bout par la 'peur, ne sachant où trouver une pensée 
consolante, se mit à pleurer le noyé tout haut devant 
Laurent. 

Il y eut un brusque affaissement en elle. Ses nerfs 
trop tendus se brisèrent, sa nature sèche et violente 
s'amollit. Déjà elle avait eu des attendrissements pen- 
dant les premiers jours du mariage. Ces attendrisse- 
ments revinrent, comme une réaction nécessaire et 
fatale. Lorsque la jeune femme eut lutté de loute son 
énergie nerveuse contre le spectre de Camille, lors- 
qu'elle eut vécu pendant plusieurs mois sourdement 
irritée, révoltée contre ses souffrances, cherchant à les 
guérir par les seules volontés de son être, elle 
éprouva tout d'un coup une telle lassitude qu'elle plia 
et fut vaincue. Alors, redevenue femme, petite fille 
même, ne se sentant plus lai force de se roidir, de se 
tenir fiévreusement debout en face de ses épou- 



266 THÉRÈSE RAQDI.V 

vantes, elle se jeta dans la pitié, dans les larmes et les 
regrets, espérant y trouver quelque soulagement. Elle 
essaya de tirer parti des faiblesses de chair et d'esprit 
qui la prenaient; peut-être le noyé, qui n'avait pas 
cédé devant ses irritations, céderait-il devant ses 
pleurs. Elle eut ainsi des remords par calcul, se disant 
que c'était sans doute le meilleur moyen d'apaiser et de 
contenter Camille. Comme certaines dévotes, qui pen- 
sent tromper Dieu et en arracher un pardon en priant 
des lèvres et en prenant l'attitude humble de la péni- 
tence, Thérèse s'humilia, frappa sa poitrine, trouva des 
mots de repentir, sans avoir au fond du cœur autre 
chose que de la crainte et de la lâcheté. D'ailleurs, elle 
éprouvait une sorte de plaisir physique à s'abandonner, 
à se sentir molle et brisée, à s'offrir h la douleur sans 
résistance. 

Elle accabla madame Raquin de son désespoir lar- 
moyant. La paralytique lui devint d'un usage journa- 
lier; elle lui servait en quelque sorte de prie-Dieu, de 
meuble devant lequel elle pouvait sans crainte avouer 
ses fautes et en demander le pardon. Dès qu'elle éprou- 
vait le besoin de pleurer, de se distraire en sanglo- 
tant, elle s'agenouillait devant l'impotente, et là, criait, 
étouffait, jouait h elle seule une scène de remords qui 
la soulageait en l'affaiblissant. 

— Je suis une misérable, balbutiait-elle, je ne mé- 
rite pas de grâce. Je vous ai trompée, j'ai poussé votre 
fils à la mort. Jamais vous ne me pardonnerez... Et 
pourtant si vous lisiez en moi les remords qui me dé- 



THÉRÈSE RAQUIN 267 

chirent, si vous saviez combien je souffre, peut-être 
auriez-vous pitié. . . Non, pas de pitié pour moi. Je vou- 
drais mourir ainsi à vos pieds, écrasée par la honte et 
la douleur. 

Elle parlait de la sorte pendant des heures entières, 
passant du désespoir à Tespérance, se condamnant, 
puis se pardonnant; elle prenait une voix de petite flUe 
malade, tantôt brève, tantôt plaintive; elle s'aplatis- 
sait sur le carreau et se redressait ensuite, obéissant à 
toutes les idées d'humilité et de fierté, de repentir et 
de révolte qui lui passaient par la tète. Parfois même 
elle oubliait qu'elle était agenouillée devant madame 
Raquin, elle continuait son monologue dans le rêve. 
Quand elle s'était bien étourdie de ses propres paroles, 
elle se relevait chancelante, hébétée, et elle descendait 
à 1a boutique, calmée, ne craignant plus d'éclater en 
sanglots nerveux devant ses clientes. Lorsqu'un nou- 
veau besoin de remords la prenait, elle se hâtait de re- 
monter et de s'agenouiller encore aux pieds de l'impo- 
tente. Et la scène recommençait dix fois par jour. 

Thérèse ne songeait jamais que ses larmes et l'éta- 
lage de son repentir devaient imposer à sa tante des 
angoisses indicibles. La vérité était que, si l'on avait 
cherché à inventer un supplice pour torturer madame 
Raquin, on n'en aurait pas à coup sûr trouvé de plus 
effroyable que la comédie du remords jouée par sa 
nièce. La paralytique devinait l'égoïsme caché sous ces 
effusions de douleur. Elle souffrait horriblement de ces 
longs monologues qu'elle était forcée de subir à 



268 THÉliSB BAQinOi 

diaqoe instant, et qui toqjoiirs remettaient devant elle 
Tattassinat de Camille. Elle ne pouvait pardonner, elle 
s'enfermait dans une pensée implacable de vengeance, 
que son impuissance rendait plus aiguë, et, toute la 
journée, il lui fiallait entendre des demandes de par- 
don, des prières humbles et lâdies. Elle aurait voulu 
répondre ; certaines phrases de sa nièce faisaient monter 
à sa gorge des refus écrasants, mais elle devait rester 
muette, laissant Thérèse plaider sa cause, sans jamais 
l'interrompre. L'impossibilité où elle était de crier et 
de se boucher les oreilles l'emplissait d'un tourment 
inexprimable. Et, une à une, les paroles de la jeune 
femme entraient dans son esprit, lentes et plaintives, 
comme un chant irritant. Elle crut un instant que les 
meurtriers, lui infligeaient ce genre de supplice par 
un pensée diabolique de cruauté. Son unique moyen 
de défense était de fermer les yeux, dès que sa nièce 
s'agenouillait devant elle; si elle l'entendait, elle ne la 
voyait pas. 

Thérèse finit par s'enhardir jusqu'à embrasser sa 
tante. Un jour, pendant un accès de repentir, elle fei- 
gnit d'avoir surpris dans les yeux de la paralytique une 
pensée de miséricorde; elle se traîna sur les genoux, 
elle se souleva, en criant d'une voix éperdue : <r Vous 
me pardonnez! vous me pardonnez ! » puis elle baisa le 
front et les joues de la pauvre vieille, qui ne put re- 
jeter la tête en arrière. La chair froide sur laquelle 
Thérèse posa les lèvres, lui causa un violent dégoût. 
Elle pensa que ce dégoût serait, comme les larmes et 



THÉRÈSE RAQUIN 269 

les remords, un excellet moyen d'apaiser ses nerfs ; 
elle continua i embrasser chaque jour l'impotente^ par 
pénitence et pour se soulager. 

— Oh ! que vous êtes bonne ! s'écriait-elle parfois. 
Je vois bien que mes larmes vous ont touchée... Vos 
regards sont pleins de piûé... Je suis sauvée... 

Et elle l'accablait de caresses, elle posait sa tête sur 
ses genoux, lui baisait les mains, lui souriait d*une 
façon heureuse, la soignait avec les marques d'une 
affection passionnée. Au bout de quelque temps, elle 
crut à la réalité de cette comédie^ elle s'imagina qu'elle 
avait obtenu le pardon de madame Raquin, et ne Ten- 
tretint plus que du bonheur qu'elle éprouvait d'avoir 
sa grâce. 

C'en était trop pour la paralytique. Elle faillit en 
mourir. Sous les baisers de sa nièce, elle ressentait 
cette sensation acre de répugnance et de rage qui 
l'emplissait matin et soir, lorsque Laurent la prenait 
dans ses bras pour la lever ou la coucher. Elle était 
obligée de subir les caresses immondes de la misé- 
rable qui avait trahi et tué son fils ; elle ne pouvait 
même essuyer de la main les baisers que cette femme 
laissait sur ses joues. Pendant de longues heures, elle 
sentait ces baisers qui la brûlaient. C'est ainsi qu'elle 
était devenue la poupée des meurtriers de Camille, 
poupée qu'ils habillaient, qu'ils tournaient à droite et 
à gauche, dont ils se servaient selon leurs besoins 
et leurs caprices. Elle restait inerte entre leurs mains, 
comme si elle n'avait eu que du son dans les entrailles, et 



270 THÉKiSR RAQUIN 

cependant ses entrailles vivaient, révoltées et déchirées, 
au moindre contact de Thérèse ou de Laurent. Ce qui 
l'exaspéra surtout, ce fut l'atroce moquerie de la jeune 
femme qui prétendait lire des pensées de miséricorde 
dans ses regards, lorsque ses regards auraient voulu 
foudroyer la criminelle. EUefit souvent des efforts su- 
prêmes pour jeter un cri de protestation, elle mit toute 
sa haine dans ses yeux. Mais Thérèse, qui trouvait son 
compte à se répéter vingt fois par jour qu'elle était 
pardonnée, redoubla de caresses, ne voulant rien 
deviner. Il fallut que la paralytique acceptât des re- 
merciements et des effusions que son cœur repoussait. 
Elle vécut, dès lors, pleine d'une irritation amère et 
impuissante, en face de sa nièce assouplie qui cher- 
chait des tendresses adorables pour la récompenser 
de ce qu'elle nommait sa bonté céleste. 

Lorsque Laurent était là et que sa femme s'agenouil- 
lait devant madame Raquin, il la relevait avec brutalité : 

— Pas de comédie, lui disait-il. Est-ce que je 
pleure, est-ce que je me prosterne, moi?... Tu fais tout 
cela pour me troubler. 

Les remords de Thérèse l'agitaient étrangement. Il 
souffrait davantage depuis que sa complice se traînait 
autour de lui, les yeux rougis par les larmes, les lè- 
vres suppliantes. La vue de ce regret vivant redoublait 
ses effrois, augmentait son malaise. C'était comme un 
reproche éternel qui marchait dans la maison. Puis, il 
craignait que le repentir ne poussât un jour sa femme 
à tout révéler. Il aurait préféré qu'elle restât roidie 



THÉRÈSE RAQUIN 271 

et menaçante, se défendant avec âpreté contre ses 
accusations. Mais elle avait changé de tactique, elle 
reconnaissait volontiers maintenant la part qu'elle 
avait prise au crime, elle s'accusait elle-même, elle se 
faisait molle et craintive, et partait de là pour implorer 
la rédemption avec des humilités ardentes. Cette atti- 
tude irritait Laurent. Leurs querelles étaient, chaque 
soir, plus accablantes et plus sinistres. 

— Écoute, disait Thérèse à son mari, nous sommes 
de grands coupables, il faut nous repentir, si nous 
voulons goûter quelque tranquillité... Vois, depuis que 
ja pleure, je suis plus paisible. Imite-moi. Disons en- 
semble que nous sommes justement punis d'avoir 
commis un crime horrible. 

— Bah ! répondait brusqument Laurent, dis ce que 
tu voudras. Je te sais diablement habile et hypocrite. 
Pleure, si cela peut te distraire. Mais, je t'en prie, ne 
me casse pas la tête avec tes larmes. 

— Ah ! tu es mauvais, tu refuses le remords. Tu es 
lâche, cependant, tu as pris Camille en traître. 

— Veux-tu dire que je suis seul coupable ? 

— Non, je ne dis pas cela. Je suis coupable, plus 
coupable que toi. J'aurais dû sauver mon mari de tes 
mains. Oh 1 je connais toute l'horreur de ma faute, mais 
je tâche de me la faire pardonner, et j'y réussirai, 
Laurent, tandis que toi tu continueras à mener une vie 
désolée... Tu n'as pas même le cœur d'éviter à ma 
pauvre tante la vue de tes ignobles colères, tu ne lui 
as jamais adressé un mot de regret. 



272 THÉRÈSE RAQUIN 

Et elle embrassait madame Raquin, qui fermait les 
yeux. Elle tournait autour d'elle, remontant Foreiller 
qui lui soutenait la tête, lui prodiguant mille amitiés. 
Laurent était exaspéré. 

— Eh ! laisse-la, criait-il, tu ne vois pas que ta vue 
et tes soins lui sont odieux. Si elle pouvait lever la 
main, elle te soufflèterait. 

Les paroles lentes et plaintives de sa femme, ses 
attitudes résignées le faisaient peu à peu entrer dans 
des colères aveugles. II voyait bien quelle était sa 
tactique ; elle voulait ne plus faire cause commune 
avec lui, se mettre à part, au fopd de ses regrets, afin 
de se soustraire aux étreintes du noyé. Par moments, il 
se disait qu'elle avait peut-être pris le bon cliemin, que 
les larmes la guériraient de ses épouvantes, et il fris- 
sonnait à la pensée d'être seul à souffrir, seul à avoir 
peur. Il aurait voulu se repentir, lui aussi, jouer tout 
au moins la comédie du remords, pour essayer ; mais il 
ne pouvait trouver les sanglots et les mots nécessaires, 
il se rejetait dans la violence, il secouait Thérèse pour 
l'irriter et la ramener avec lui dans la folie furieuse. 
La jeune femme s'étudiait à rester inerte, à répondre 
par des soumissions larmoyantes aux cris de sa colère, 
à se faire d'autant plus humble et repentante qu'il se 
montrait plus rude. Laurent montait ainsi jusqu'à la 
rage. Pour mettre le comble à son irritation, Thérèse 
finissait toujours par faire le panégyrique de Camille, 
par étaler les vertus de sa victime. 

— 11 était bon, disait-elle, et il a fallu que nous fus- 



^ 



THÉRÈSE RAQUIN 273 

sîoDs bien cruels pour nous attaquer à cet excellent 
cœur qui n'avait jamais eu une mauvaise pensée. 

— Il était bon, oui, je sais, ricanait Laurent, tu vOux 
dire qu'il était béte, n'est-ce pas... Tu as donc oublié? 
Tu prétendais que la moindre de ses paroles t'irritait, 
qu'il ne pouvait ouvrir la bouche sans laisser échapper 
une sottise. 

— Ne raille pas... 11 ne te manque plus que d'in- 
sulter l'homme que tu as assassiné... Tu ne connais 
rien au cœur des femmes, Laurent ; Camille m*aimait 
et je l'aimais. 

— Tu l'aimais, ah! vraiment, voilà qui est bien 
trouvé... C'est sans doute parce que tu aimais ton 
mari que tu m'as pris pour amant... Je me souviens 
d'un jour où tu te traînais sur ma poitrine en me disant 
que Camille t'écœurait lorsque tes doigts s'enfonçaient 
dans sa chair comme dans de l'argile... Ohl je sais 
pourquoi tu m'as aimé, moi. Il te fallait des bras au- 
trement vigoureux que ceux de ce pauvre diable. 

— Je l'aimais comme une sœur. Il était le fils de ma 
bienfaitrice, il avait toutes les délicatesses des natures 
faibles, il se montrait noble et généreux, serviable et 
aimant... Et nous l'avons tué, mon Dieu \ mon Dieu I 

Elle pleurait, elle se pâmait. Madatne Raquin lui 
jetait des regards aigus, indignée d'entendre l'éloge de 
Camille dans une pareille bouche. Laurent, ne pou- 
vant rien contre ce débordement de larmes, se pro* 
menait à pas fiévreux, cherchant quelque moyen 
suprême pour étouffer les remords de Thérèse. Tout 



J 



27A T1URÎSE BAQOili 

le bieo qu'il entendait dire de sa victime finissait par 
loi causer une anxiété poignante ; il se laissait prendre 
parfois aux accents déchirants de sa femme, il croyait 
réellement aux vertus de Camille, et ses eSrois redou- 
blaient. Mais ce qui le jetait hors de lui, ce qui l'ame- 
nait à des actes de violence, c'était le parallèle que la 
veuve du noyé ne manquait jamais d'établir entre son 
premier et son second mari, tout à l'avantage du pre- 
mier. 

— Eb bien] oui, criait-elle, il était meilleur que toi ; 
je préférerais qu'il vécût encore et que tu fusses à sa 
place couché dans la terre. 

Laurent haussait d'abord les épaules. 

— Tu as beau dire, continuait-elle en s'animant, je 
ne l'ai peut-être pas aimé de son vivant, mais mainte- 
nant je me souviens et je l'aime... Je l'aime et je te 
haiSj vois-tu. Toi, tu es un assassin... 

— Te tairas-tu ! hurlait Laurent. 

— Et lui, il est une victime, un honnête homme 
qu'un coquin a tué. Oh! tu ne me fais pas peur... Tu 
sais bien que tu es un misérable, un homme brutal, 
sans cœur, sans âme. Comment veux-tu que je t'aime, 
maintenant que te voilà couvert du sang de Camille?.,.. 
Camille avait toutes les tendresses pour moi, et je te 
tucraiS) entends-tu? si cela pouvait ressusciter Camille 
et me rendre son amour. 

— Te tairas-tu, misérable! 

— Pourquoi me tairais-je? je dis la vérité. J'achète- 
rais le pardon au prix de ton sang. Ah! que je pleure 



THÉRÈSE RAQUIN 275 

et que je souffre I C'est ma faute si ce scélérat a 
assassiné mon mari... II faudra que j'aille, une nuit, 
baiser la terre où il repose. Ce seront là mes dernières 
voluptés. ' 

Laurent, ivre, rendu furieux par les tableaux atroces 
que Thérèse étalait devant ses yeux, se précipitait sur 
elle, la renversait par terre et la serrait sous son ge- 
nou, le poing haut. 

— C'est cela, criait-elle, frappe-moi, tue-moi... 
Jamais CamiUe n'a levé la main sur ma tète, mais toi, 
tues un monstre. 

Kt Laurent^, fouetté par ces paroles, la secouait avec 
rage, la battait, meurtrissait son corps de son poing 
fermé. A deux reprises, il faillit l'étrangler. Thérèse 
mollissait sous les coups ; elle goûtait une volupté âpre 
à être frappée ; elle s'abandonnait, elle s'offrait, elle 
provoquait son mari pour qu'il l'assommÂt davantage. 
C'était encore là un remède contre les souffrances de 
sa vie ; elle dormait mieux la nuit, quand elle avait été 
bien battue le soir. Madame Raquin goûtait des délices 
cuisantes, lorsque Laurent traînait ainsi sa nièce sur le 
carreau, lui labourant le corps de coups de pied. 

L'existence de l'assassin était effroyable, depuis le 
jour où Thérèse avait eu l'infernale invention d'avoir 
des remords et de pleurer tout haut Camille. A partir 
de ce moment, le misérable vécut éternellement avec 
sa victime ; à chaque heure, il dut entendre sa femme 
louant et regrettant son premier mari. La moindre cir- 
constance devenait un prétexte : Camille faisait ceci^ 



276 THÉRÈSE RAQOIN 

Camille faisait cela, Camille avait telle qualité, Camille 
aimait de telle manière. Toujours Camille, toujours 
des phrases attristées qui pleuraient sur la mort de 
Camille. Thérèse employait toute sa méchanceté à 
rendre plus cruelle cette torture qu'elle infligeait à 
Laurent pour se sauvegarder elle-même. Elle des- 
cendit dans les détails les plus intimes, elle conta les 
mille riens de sa jeunesse avec des soupirs de regrets, 
et mêla ainsi le souvenir du noyé à chacun des actes 
de la vie journalière. Le cadavce, qui hantait déjà la 
maison, y fut introduit ouvertement. 11 s*assit sur les 
sièges, se mit devant la table, s'étendit dans le lit, se 
servit des meubles, des objets qui traînaient. Laurent 
ne pouvait toucher une fourchette, une brosse, n'im- 
porte quoi, sans que Thérèse lui fit sentir que Camille 
avait touché cela avant lui. Sans cesse heurté contre 
l'homme qu'il avait tué, le meurtrier finit par éprouver 
une sensation bizarre qui faillit le rendre fou ; il s'ima- 
gina, à force d'être comparé à Camille, de se servir 
des objets dont Camille s'était servi, qu'il était Ca- 
mille, qu'il s'identifiait avec sa victime. Son cerveau 
éclatait, et alors il se ruait sur sa femme pour la faire 
taire, pour ne plus entendre les paroles qui le pous- 
saient au délire. Toutes leurs querelles se terminaient 
par des coups. 



XXX 



Il vint une heure où madame Raquin, pour échapper 
aux souffrances qu'elle endurait, eut la pensée de se 
laisser mourir de faim. Son courage était à bout, elle 
ne pouvait supporter plus longtemps le martyre que 
lui imposait la continuelle présence des meurtriers, 
elle rêvait de chercher dans la mort un soulagement 
suprême. Chaque jour, ses angoisses devenaient plus 
vives, lorsque Thérèse l'embrassait, lorsque Laurent 
la prenait dans ses bras et la portait comme un enfant. 
Elle décida qu'elle échapperait à ces caresses et à ces 
étreintes qui lui causaient d'horribles dégoûts. Puis- 
qu'elle ne vivait déjà plus assez pour venger son fils, 
elle préférait être tout à fait morte et ne laisser entre 
les mains des assassins qu'un cadavre qui ne sentirait 
rien et dont ils feraient ce qu'ils voudraient. 

Pendant deux jours, elle refusa toute nourriture, 
mettant ses dernières forces à serrer les dents, reje- 
tant ce qu'on réussissait à lui introduire dans la bouche. 

If 



278 THÉRÈSE RAQUIN 

Thérèse était désespérée; elle se demandait au pied 
de quelle borne elle irait pleurer et se repentir, quand 
sa tante ne serait plus là. Elle lui tint d'interminables 
discours pour lui prouver qu'elle devait vivre ; elle 
pleura, elle se fâcha même, retrouvant ses anciennes 
colères, ouvrant les mâchoires de la paralytique 
comme on ouvre celles d'un animal qui résiste. Madame 
Raquin tenait bon. C'était une lutte odieuse. 

Laurent restait parfaitement neutre et indifférent. 
Il s'étonnait de la rage que Thérèse mettait à empêcher 
le suicide de l'impotente. Maintenant que la présence 
de la vieille femme leur était inutile, il souhaitait sa 
mort. Il ne laurait pas tuée, mais puisqu'elle désirait 
mourir, il ne voyait pas la nécessité de lui en refuser 
les moyens. 

— Eh! laisse-la donc, criait-il à sa femme. Ce sera 
un bon débarras... Nous serons peut-être plus heu- 
reux, quand elle ne sera plus là. 

Cette parole, répétée à plusieurs reprises devant 
elle, causa à madame Raquin une étrange émotion. 
Elle eut peur que l'espérance de Laurent ne se réalisât, 
qu'après sa mort le ménage ne goûtât des heures 
calmes et heureuses. Elle se dit qu'elle était lâche de 
mourir, qu'elle n'avait pas le droit de s*en aller avant 
d'avoir assisté au dénoûment de la sinistre aventure. 
Alors seulement elle pourrait descendre dans la nuit, 
pour dire à Camille : k Tu es vengé. » La pensée du 
suicide lui devint lourde , lorsqu'elle songea tout 
d'un coup à l'ignorance qu'elle emporterait dans la 



THÉHèôE RAQUIN 279 

tombe ; là, au milieu du froid et du silence de la terre, 
elle dormirait, éternellement tourmentée par Tincerti- 
tude où elle serait du châtiment de ses bourreaux. 
Pour bien dormir du sommeil de la mort, il lui fallait 
s'assoupir dans la joie cuisante de la vengeance, il lui 
fallait emporter un rêve de haine satisfaite, un rêve 
qu'elle ferait pendant Téternité. Elle prit les aliments 
que sa nièce lui présentait, elle consentit à vivre 
encore. 

D'ailleurs, elle voyait bien que le dénoûment ne 
pouvait être loin. Chaque jour, la situation entre les 
époux devenait plus tendue, plus insoutenable. Un 
éclat qui devait tout briser, était imminent. Thérèse et 
Laurent se dressaient plus menaçants l'un devant 
l'autre, à toute heure. Ce n'était plus seulement la 
nuit qu'ils souffraient de leur intimité ; leurs journées 
entières se passaient au milieu d'anxiétés, de crises 
déchirantes. Tout leur devenait effroi et souffrance. Ils 
vivaient dans un enfer, se meurtrissant, rendant amer 
et cruel ce qu'ils faisaient et ce qu'ils disaient, voulant 
se pousser l'un l'autre au fond du gouffre qu'ils sen- 
taient sous leurs pieds, et tombant à la fois. 

La pensée de la séparation leur était bien venue à 
tous deux. Ils avaient rêvé, chacun de son côté, de 
fuir, d'aller goûter quelque repos, loin de ce passage 
du Poiit-Neuf dont l'humidité et la crasse semblaient 
faites pour leur vie désolée. Mais ils n'osaient, ils ne 
pouvaient se sauver. Ne point se déchirer mutuel- 
lement, ne point rester là pour souffrir et se faire souf- 



280 THÉBÈSe RAQinN 

frir, leur paraissait impossible. Ils avaient l'entêtement 
de la haine et de la cruauté. Une sorte de répulsion 
et d'attraction les écartait et les retenait à la fois ; ils 
éprouvaient cette sensation étrange de deux personnes 
qui, après s'être querellées, veulent se séparer, et qui 
cependant reviennent toujours pour se crier de nou- 
velles injures. Puis des obstacles matériels s'opposaient 
à leur fuite, ils ne savaient que faire de l'impotente, 
ni que dire aux invités du jeudi. S'jls fuyaient, peut- 
être se douterait-on de quelque chose ; alors ils s'ima- 
ginaient qu'on les poursuivait, qu'on les guillotinait. 
Et ils restaient par lâcheté, ils restaient et se traînaient 
misérablement dans l'horreur de leur existence. 

Quand Laurent n'était pas là, pendant la matinée et 
l'après-midi, Thérèse allait de la salle à manger à la 
boutique, inquiète et troublée, ne sachant comment 
remplir le vide qui chaque jour se creusait davantage 
en elle. Elle était désœuvrée, lorsqu'elle ne pleurait 
pas aux pieds de madame Raquin ou qu'elle n'étaitpas 
battue et injuriée par son mari. Dès qu'elle se trouvait 
seule dans la boutique, un accablement la prenait, elle 
regardait d'un air hébété les gens qui traversaient la 
galerie sale et noire, elle devenait triste à mourir au 
fond de ce caveau sombre, puant le cimetière. Elle finit 
par prier Suzanne de venir passer les journées entières 
avec elle, espérant que la présence de cette pauvre 
créature, douce et pâle, la calmerait. 

Suzanne accepta son offre avec joie ; elle l'aimait 
toujours d'une sorte d'amitié respectueuse ; depuis 



THÉRÈSE RAQUIN • 281 

longtemps elle avait le désir de venir travailler avec 
elle, pendant qu'Olivier était à son bureau. Elle ap- 
porta sa broderie et prit, derrière le comptoir, la place 
vide de madame Raquin. 

Thérèse, à partir de ce jour, délaissa un pep sa 
tante. Elle monta moins souvent pleurer sur ses ge- 
noux et baiser sa face morte. Elle avait une autre oc- 
cupation. Elle écoutait avec des efforts d'intérêt les 
bavardages lents de Suzanne qui parlait de son mé- 
nage, des banalités de sa vie monotone. Cela la tirait 
d'elle-même. Elle se surprenait parfois à s'intéresser à 
des sottises, ce qui là faisait ensuite sourire amèrement. 

Peu à peu, elle perdit toute la clientèle qui fréquen- 
tait la boutique. Depm's que sa tante était étendue en 
haut dans son fauteuil, elle laissait le magasin se 
pourrir, elle abandonnait les marchandises à la pous- 
sière et à l'humidité. Des odeurs de moisi traînaient, 
des araignées descendaient du plafond, le parquet 
n'était presque jamais balayé. D'ailleurs, ce qui mit 
en fuite les clientes fut l'étrange façon dont Thérèse 
les recevait parfois. Lorsqu'elle était en haut, battue 
par Laurent ou secouée par une crise d'effroi, et que 
la sonnette de la porte du magasin tintait impérieuse- 
ment, il lui fallait descendre, sans presque prendre le 
temps de renouer ses cheveux ni d'essuyer ses larmes ; 
elle servait alors avec brusquerie la cliente qui l'at- 
tendait, elle s'épargnait même souvent la peine de la 
servir, en répondant, du haut de l'escalier de bois, 
qu'elle ne tenait plus de ce dont on demandait. Ces fa- 

16. 



282 THÉRÈSE RAQOIN 

çons peu engageantes n'étaient pas faites pour retenir 
les gens. Les petites ouvrières du quartier, habituées 
aux amabilités doucereuses de madame Raquin, se 
retirèrent devant les rudesses et les regards fous de 
Thérèse. Quand cette dernière eut pris Suzanne avec 
elle, la défection fut complète : les deux jeunes femmes, 
pour ne plus être dérangées au milieu de leurs bavar- 
« dages, s'arrangèrent de manière à congédier les der- 
nières acheteuses qui se présentaient encore. Dès lors, 
le commerce de mercerie cessa Se fournir un sou aux 
besoins du ménage; il fallut attaquer le capital des 
quarante et quelques mille francs. 

Parfois, Thérèse sortait pendant des après-midi 
entières. Personne ne savait où elle allait. Elle avait 
sans doute pris Suzanne avec elle, non-seulement 
pour lui tenir compagnie, mais aussi pour garder la 
boutique, pendant ses absences. Le soir, quand elle 
rentrait, éreintée, les paupières noires d'épuisement, 
elle retrouvait la petite femme d'Olivier, derrière le 
comptoir, affaissée, souriant d'un sourire vague, dans 
la même attitude où elle l'avait laissée cinq heures 
auparavant. 

Cinq mois environ après son mariage, Thérèse eut 
une épouvante. Elle acquit la certitude qu'elle était en- 
ceinte. La pensée d'avoir un enfant de Laurent lui , 
paraissait monstrueuse, sans qu'elle s'expliquât pour- 
quoi. Elle avait vaguement peur d'accoucher d'un 
noyé. Il lui semblait sentir dans ses entrailles le froid 
d'un cadavre dissous et amolli. A tout prix, elle voulut 



THÉRÈSE RAQUIN 283 

débarrasser son sein de cet enfant qui la glaçait et 
qu'elle ne pouvait porter davantage. Elle ne dit rien à 
son mari, et, un jour, après Tavoir cruellement provo- 
qué, comme il levait le pied contre elle, elle présenta 
le ventre. Elle se laissa frapper ainsi à en mourir. Le 
lendemain, elle faisait une fausse couche. 

De son côié, Laurent menait une existence affreuse. 
Les journées lui semblaient d'une longueur insuppor- 
table; chacune d'elles ramenait les mêmes angoisses, 
les mêmes ennuis lourds, qui l'accablaient à heures 
fixes avec une monotonie et une régularité écrasantes. 
Il se traînait dans sa vie, épouvanté chaque soir par le 
souvenir de la journée et par l'attente du lendemain. Il 
savait que, désormais, tous ses jours se ressemble- 
raient, que tous lui apporteraient d'égales souffrances. 
Et il voyait les semaines, les mois, les années qui l'at- 
tendaient, sombres et implacables, venant à la file, 
tombant sur lui et l'étouffant peu à peu. Lorsque 
l'avenir est sans espoir, le présent prend une amer- 
tume ignoble. Laurent n'avait plus de révolte, il s'ava- 
chissait, il s'abandonnait au néant qui s'emparait déjà 
de son être. L'oisiveté le tuait. Dès le matin, il sortait, 
ne sachant où aller, écœuré à la pensée de faire ce qu'il 
avait fait la veille, et forcé malgré lui de le faire de 
nouveau. Il se rendait à son atelier, par habitude, par 
manie. Cette pièce, aux murs gris, d'où l'on ne voyait 
qu'un carré désert de ciel, l'emplissait d'une tristesse 
morne. Il se vautrait sur son diyan, les bras pendants, 
la pensée alourdie. D'ailleurs, il n'osait plus toucher à 



28i THÉRÈSE RAQUIN 

un pinceau. Il avait fait de nouvelles tentatives, et tou- 
jours la face de Camille s'était mise à ricaner sur la 
toile. Pour ne pas glisser à la folie^ il finit par jeter sa 
botte à couleurs dans un coin, par s'imposer la pa- 
resse la plus absolue. Cette paresse forcée lui était 
d'une lourdeur incroyable. 

L'après-midi, il se questionnait avec angoisse pour 
savoir ce qu'il ferait. Il restait pendant une demi- 
heure, sur le trottoir de la rue Mazarine, à se con- 
sulter, à hésiter sur les distractions qu'il pourrait pren- 
dre. Il repoussait l'idée de remonter à son atelier, il se 
décidait toujours à descendre la rue Guénégaud, puis 
à marcher le long des quais. Et, jusqu'au soir, il allait 
devant lui, hébété, pris de frissons brusques, lorsqu'il 
regardait la Seine. Qu'il fût dans son atelier ou dans 
les rues, son accablement était le même. Le lendemain, 
il recommençait, il passait la matinée sur son divan, 
il se traînait l'après-midi le long des quais. Cela durait 
depuis des mois, et cela pouvait durer pendant des 
années. 

Parfois Laurent songeait qu'il avait tué Camille pour 
ne rien faire ensuite, et il était tout étonné, mainte- 
nant qu'il ne faisait rien, d'endurer de telles souf- 
frances. Il aurait voulu se forcer au bonheur. Il se 
prouvait qu'il ayait tort de souffrir, qu'il venait d'at- 
teindre la suprême félicité, qui consiste à se croiser les 
bras, et qu'il était un imbécile de ne pas goûter en 
paix cette félicité. Mais ses raisonnements tombaient 
devant les faits. Il était obligé de s'avouer au fond de 



THÉRèSE RAQUTN 285 

lui que son oisiveté rendait ses angoisses plus cruelles 
en lui laissant toutes les heures de sa vie pour songer 
à ses désespoirs et en approfondir Tâpreté incurable. 
La paresse, cette existence de brute qu'il avait rêvée, 
était son châtiment. Par moments, il souhaitait avec 
ardeur une occupation qui le tirât de ses pensées. 
Puis il se laissait aller, il retombait sous le poids de la 
fatalité sourde qui lui liait les membres pour l'écraser 
plus sûrement. 

A la vérité, il ne goûtait quelque soulagement que 
lorsqu'il battait Thérèse, le soir. Gela le faisait sortir 
de sa douleur engourdie. 

Sa souffrance la plus aiguë, souffrance physique et 
morale, lui venait de la morsure que Camille lui avait 
faite au cou. A certains moments, il s'imaginait que 
cette cicatrice lui couvrait tout le corps. S'il venait à 
oublier le passé, une piqûre ardente, qu'il croyait res- 
sentir, rappelait le meurtre à sa chair et à son esprit. 
Il ne pouvait se mettre devant un miroir, sans voir 
s'accomplir le phénomène qu'il avait si souvent remar- 
qué et qui l'épouvantait toujours ; sous l'émotion qu'il 
éprouvait, le sang montait à son cou, empourprait la 
plaie, qui se mettait à lui ronger la peau. Cette sorte 
de blessure vivant sur lui, se réveillant, rougissant 
et le mordant au moindre trouble, l'effrayait et le 
torturait. Il finissait par croire que les dents du noyé 
avaient enfoncé là une bête qui le dévorait. Le morceau 
de son cou où se trouvait la cicatrice ne lui semblait 
plus appartenir à son corps; c'était comme de la chair 



286 THÉRÈSE RAQCTlf 

étrangère qu'on aurait collée en cet endroit, comme 
une viande empoisonnée qui pourrissait ses propres 
musdes. 11 portait ainsi partout avec lui le souve- 
nir vivant et dévorant de son crime. Thérèse, quand 
il la battait, cherchait à Tégratigner à cette place; 
elle y entrait parfois ses ongles et le faisait hurler de 
douleur. D'ordinaire, elle feignait de sangloter, dès 
qu'elle voyait la morsure, afin de la rendre plus insup- 
portable à Laurent. Toute la vengeance qu'elle tirait 
de ses brutalités, était de le martyriser à Taide de cette 
morsure. 

11 avait bien des fois été tenté, lorsqu*il se ra- 
sait, de s'entamer le cou, p)Our faire disparaître les 
marques des dents du noyé. Devant le miroir, quand 
il levait le menton et qu'il apercevait la tache rouge, 
sous la mousse blanche du savon, il lui prenait des 
rages soudaines, il approchait vivement le rasoir, près 
de couper en pleine chair. Mais le froid du rasoir sur 
sa peau le rappelait toujours à lui; il avait une défail- 
lance, il était obligé de s'asseoir et d'attendre que 
sa lâcheté rassurée lui permit d'achever de se faire la 
barbe. 

Il ne sortait, le soir, de son engourdissement que 
pour entrer dans des colères aveugles et puériles. 
Lorsqu'il était las de se quereller avec Thérèse et de la 
battre, il donnait, comme les enfants, des coups de 
pied dans les murs, il cherchait quelque chose à bri- 
ser. Cela le soulageait. Il avait une haine particulière 
pour le chat tigré François qui, dès qu'il arrivait, allait 



- THÉRÈSE RAQUIN 287 

se réfugier sur les genoux de l'impotente. Si Laurent 
ne l'avait pas encore tué, c'est qu*à la vérilé il n'osait 
le saisir. Le chat le regardait avec de gros yeux ronds 
d'une fixité diabolique. C'étaient ces yeux, toujours ou- 
verts sur lui, qui exaspéraient le jeune homme ; il se 
demandait ce que lui voulaient ces yeux qui ne le quit- 
taient pas; il finissait par avoir de véritables épou- 
vantes, s'imaginant des choses absurdes. Lorsqu'à 
table, à n'importe quel moment, au milieu d'une que* 
relle ou d'un long silence, il venait tout d'un coup, en 
tournant la tête, à apercevoir les regards de François 
qui l'examinait d'un air lourd et implacable, il pâlis- 
sait, il perdait la tête, il était sur le point de crier au 
chat : « Hé 1 parle donc, dis-moi enfin ce que tu me 
veux. » Quand il pouvait lui écraser une patte ou la 
queue, il le faisait avec une joie effrayée, et alors le 
miaulement de la pauvre bête le remplissait d'une 
vague terreur, comme s'il eût entendu le cri de dou- 
leur d'une personne. Laurent, à la lettre, avait peur de 
François. Depuis surtout que ce dernier vivait sur les 
genoux de l'impotente, comme au sein d'une forteresse 
inexpugnable, d'où il pouvait impunément braquer ses 
yeux verts sur son ennemi, le meurtrier de Camille 
établissait une vague ressemblance entre cette bête 
irritée et la paralytique. Il se disait que le chat, ainsi 
que madame Raquin, connaissait le crime et le dénon- 
cerait, si jamais il parlait un jour. 

Un soir enfin, François regarda si fixement Laurent, 
que celui-ci, au comble de l'irritation, décida qu'il faU 



288 THÉRÈSE RAQUIN 

lait en finir. Il ouvrit toute grande la fenêtre de la salle 
à manger, et vint prendre le chat par la peau du cou. 
Madame Baquin comprit ; deux grosses larmes cou- 
lèrent sur ses joues. Le chat se mit à jurer, à se roidir, 
en tâchant de se retourner pour mordre la main de 
Laurent. Mais celui-ci tint bon; il lui fit faire deux ou 
trois tours, puis l'envoya de toute la force de son bras 
contre la grande muraille noire d*en face. François s'y 
aplatit, s'y cassa les reins, et retomba sur le vitrage 
du passage. Pendant toute la nuit, la misérable béte se 
traîna le long de la gouttière, Téchine brisée, en pous- 
sant des miaulements rauques. Cette nuit-là, madame 
Raquin pleura François presque autant qu'elle avait 
pleuré Camille; Thérèse eut une atroce crise de nerfs. 
Les plaintes du chat étaient sinistres, dans l'ombre, 
sous les fenêtres. 

Bientôt Laurent eut de nouvelles inquiétudes. Il s'ef- 
fraya de certains changements qu'il remarqua dans 
l'attitude de sa femme. 

Thérèse devint sombre, taciturne. Elle ne prodigua 
plus à madame Baquin des effusions de repentir, des 
baisers reconnaissants. Elle reprenait devant la pa- 
ralytique ses airs de cruauté froide , d'indifférence 
égoïste. On eût dit qu'elle avait essayé du remords, et 
que, le remords n'ayant pas réussi à la soulager, elle 
s'était tournée vers un autre remède. Sa tristesse venait 
sans doute de son impuissance à calmer sa vie. Elle 
regarda l'impotente avec une sorte de dédain, comme 
une chose inutile qui ne pouvait même plus servir à 



THÉRÈSE RAQUIN 289 

sa consolation. Elle ne lui accorda que les soins néces- 
saires pour ne pas la laisser mourir de faim. A partir 
de ce moment, muette, accablée, elle se traîna dans la 
maison. Elle multiplia ses sorties, s*absenta jusqu'à 
quatre et cinq fois par semaine. 

Ces changements surprirent et alarmèrent Laurent. 
Il crut que le remords, prenant une nouvelle forme 
chez Thérèse, se manifestait maintenant par cet ennui 
morne qu'il remarquait en elle. Cet ennui lui parut 
bien plus inquiétant que le désespoir bavard dont elle 
Taccablait auparavant. Elle ne disait plus rien, elle ne 
le querellait plus, elle semblait tout garder au fond de 
son être. II aurait mieux aimé l'entendre épuiser sa 
souffrance que de la voir ainsi repliée sur elle-même. 
Il craignit qu'un jour l'angoisse ne l'étouffât et que, 
pour se soulager, elle n'allât tout conter à un prêtre 
ou à un juge d'instruction. 

Les nombreuses sorties de Thérèse prirent alors une 
effrayante signification à ses yeux. Il pensa qu'elle 
cherchait un confident au dehors, qu'elle préparait sa 
trahison. A deux reprises il voulut la suivre et la per- 
dit dans les rues. Il se mit à la guetter de nouveau. 
Une pensée fixe s'était emparée de lui : Thérèse allait 
faire des révélations, poussée h bout par la souffrance, 
et il lui fallait la bâillonner, arrêter les aveux dans sa 
gorge. 



17 



XXXI 



Un matin, Laurent, au lieu de monter à son atelier, 
s'établit chez un marchand de vin qui occupait un des 
coins de la rue Guénégaud, en face du passage. De là, 
il se mit à examiner les personnes qui débouchaient 
sur le trottoir de la rue Mazarine. Il guettait Thérèse. 
La veille, la jeune femme avait dit qu'elle sortirait 
de bonne heure et qu'elle ne rentrerait sans doute que 
le soir. 

Laurent attendit une grande démi-beure. Il savait 
que sa femme s*en allait toujours par la rue Mazarine; 
un moment, pourtant, il craignit qu'elle ne lui eût 
échappé en prenant la rue de Seine. Il eut l'idée de 
rentrer dans la galerie, de se cacher dans l'allée même 
de la maison. Comme il s'impatientait, il vit Thérèse 
sortir vivement du passage. Elle était vêtue d'étoffes 
claires, et, pour la première fois, il remarqua qu'elle 
s'habillait comme une fille, avec une robe à longue 



THÉRÈSE RAQUIN 291 

traîne ; elle se dandinait sur le trottoir d'une façon 
provoquante, regardant les hommes, relevant si haut 
le devant de sa jupe, en la prenant à poignée» qu'elle 
montrait tout le devant de ses jambes, ses bottines 
lacées et ses bas blancs. Elle remonta la rue Mazarine. 
Laurent la suivit. 

Le temps était doux, la jeune femme marchait len- 
tement, la tète un peu renversée, les cheveux dans le 
dos. Les hommes qui l'avaient regardée de face se 
retournaient pour la voir par derrière. Elle prit la rue 
de rÉcole-de-Médecine. Laurent fut terrifié; il savait 
qu'il y avait quelque part près de là un commissariat 
de police ; il se dit qu*il ne pouvait plus douter, que sa 
femme allait sûrement le livrer. Alors il se promit de 
s'élancer sur elle, si elle franchissait la porte du com- 
missariat, de la supplier, de la battre, de la forcer à se 
taire. Au coin d'une rue, elle regarda uil sergent de 
ville qui passait, et il trembla de lui voir aborder ce 
sergent de ville; il se cacha dans le creux d'une porte, 
saisi de la crainte soudaine d'être arrêté sur-le-champ, 
s'il se montrait. Cette course fut pour lui uoe véritable 
agonie ; tandis que sa femme s'étalait au soleil sur le 
trottoir, traînant ses jupes, nonchalante et impudique, 
il venait derrière elle, pâle et frémissant, se répétant 
que tout était fini, qu'il ne pourrait se sauver et qu'on 
le guillotinerait. Chaque pas qu'il lui voyait faire lui 
semblait un pas de plus vers le châtiment. La peur lui 
donnait une sorte de conviction aveugle, les moindres 
mouvements de la jeune femme ajoutaient à sa certi- 



292 . THÉRÈSE RAQUIiV 

tude. Il la suivait, il allait, où elle allait comme on va 
au supplice. 

Brusquement, en débouchant sur l'ancienne place 
Saint-Michel, Thérèse se dirigea vers un café qui faisait 
alors le coin de la rue Monsieur-le-Prince. Elle s'assit 
au milieu d'un groupe de femmes et d'étudiants, à une 
des tables posées sur le trottoir. Elle donna familière- 
ment des poignées de main à tout ce monde. Puis elle 
se fît servir une absinthe. 

Elle semblait à l'aise, elle causait avec un jeune 
homme blond, qui l'attendait sans doute là depuis 
quelque temps. Deux filles vinrent se pencher sur la 
table qu'elle occupait, et se mirent à la tutoyer de leur 
voix enrouée. Autour d'elle, les femmes fumaient des 
cigarettes, les hommes embrassaient les femmes en 
pleine rue, devant les passants, qui ne tournaient seu- 
lement pas la tête. Les gros mots, les rires gras arri- 
vaient jusqu'à Laurent, demeuré immobile de l'autre 
côté de la place, sous une porte cochère. 

Lorsque Thérèse eut achevé son absinthe, elle se 
leva, prit le bras du jeune homme blond et descendit 
la rue de la Harpe. Laurent les suivit jusqu'à la rue 
Saint-André-des-Arcs. Là, il les vit entrer dans une 
maison meublée. Il resta au milieu de la chaussée, 
les yeux levés, regardant la façade de la maison. Sa 
femme se montra un instant à une fenêtre ouverte du ., 
second étage. Puis il crut distinguer les mains du jeune f 
homme blond qui se glissaient autour de la taille de 
Thérèse. La fenêtre se ferma avec un bruit sec. 






THÉRÈSE RAQniN 293 

ê 

Laurent comprit. Sans attendre davantage, il s'en 
alla tranquillement, rassuré, heureux. 

— Bah ! se disait-il en descendant vers les quais, 
cela vaut mieux. Comme ça, elle a une occupation, 
elle ne songe pas à mal... Elle est diablement plus fine 
que moi. 

Ce qui l'étonnait, c'était de ne pas avoir eu le pre- 
mier ridée de se jeter dans le vice. 11 pouvait y trouver 
un remède contre la terreur. Il n'y avait pas pensé, 
parce que sa chair était morte, et qu'il ne se sentait 
plus le moindre appétit de débauche. L'infidélité de sa 
femme le laissait parfaitement froid; il n'éprouvait au* 
cune révolte de sang et de nerfs à la pensée qu'elle 
se trouvait entre les bras d'un autre homme. Au con- 
traire, cela lui paraissait plaisant; il lui semblait qu'il 
avait suivi la femme d'un camarade, et il riait du bon 
tour que cette femme jouait à son mari. Thérèse lui 
était devenue étrangère à ce point, qu'il ne l'entendait 
plus vivre dans sa poitrine; il l'aurait vendue et livrée 
cent fois pour acheter une heure de calme. 

Il se mit à flâner, jouissant de la réaction brusque et 
heureuse qui venait de le faire passer de l'épouvante, à 
la paix. Il remerciait presque sa femme d'être allée chez 
un amant lorsqu'il croyait qu'elle se rendait chez un 
commissaire de police. Cette aventure avait un dénou- 
aient tout imprévu qui le surprenait d'une façon agréa- 
ble. Ce qu'il vit de plus clair dans tout cela, c'est qu'il 
avait eu tort de trembler, et qu'il devait à son tour 



29il THÉRÈSE RAQUIN 

goûter du vice pour voir si le vice ne le soulagerait pas 
en étourdissant ses pensées. 

Le soir, Laurent, en revenant à la boutique, décida 
qu^il demanderait quelques milliers de francs à sa 
femme et qu'il emploierait les. grands moyens pour les 
obtenir. 11 pensait que le vice coûte cher à un homme, 
il enviait vaguement le sort des filles qui peuvent se 
vendre. Il attendit patiemment Thérèse, qui n'était pas 
encore rentrée. Quand elle arriva, il joua la douceur, 
il ne lui parla pas de son espionnage du matin. Elle 
était un peu grise; il s'échappait de ses vêtements mal 
rattachés cette senteur acre de tabac et de liqueur qui 
traîne dans les estaminets. Éreintée, la face marbrée 
de plaques livides, elle chancelait, tout alourdie par la 
fatigue honteuse de la journée. 

Le dtner fut silencieux. Thérèse ne mangea pas. Au 
dessert, Laurent posa les coudes sur la table et lui de- 
manda carrément cinq mille francs. 

— Non, répondit-elle avec sécheresse. Si je te lais- 
sais libre, tu nous mettrais sur la paille... Ignores-tu 
notre position? Nous allons tout droit à la misère. 

— C'est possible, reprit-il tranquillement, cela m'est 
égal, je veux de l'argent. 

— Non, mille fois non!... Tu as quitté ta place, le 
commerce de mercerie ne marche plus du tout, et ce 
n'est pas avec les rentes de ma dot que nous pouvons 
vivre. Chaque jour j'entame le capital pour te nourrir et 
te donner les cent francs par mois que tu m'as arrachés • 
Tu n'auras pas davantage, entends-tu? C'est inutile. 



THÉRÈSE RAQUIN 295 

— ' Réfléchis, ne refuse pas coinme ça. Je te dis que 
je veux cinq mille francs, et je les aurai, tu me les 
donneras quand même . 

Cet entêtement tranquille irrita Thérèse et acheva de 
la soûler. 

— Ah! je sais, cria-t*elle, tu veux finir comme tu 
as commencé... Il y a quatre ans que nous t'entrete- 
nons. Tu n'es venu chez nous que pour manger et 
pour boire, et, depuis ce temps, tu es à notre charge. 
Monsieur ne fait rien, monsieur s'est arrangé de façon 
à vivre à mes dépens, les bras croisés... Non, tu n'au- 
ras rien, pas un sou... Veux-tu que je te le dise, eh 
bien! tu es un... 

Et elle dit le mot. Laurent se mit à rire en haussant 
les épaules. Il se contenta de répondre : 

-* Tu apprends de jolis mota dans le monde où tu 
vis maintenant. 

Ce fut la seule allusion qu'il se permit de faire aux 
amours de Thérèse. Celle-ci redressa vivement la tête 
et dit d'un ton aigre : 

— En tous cas, je ne vis pas avec des assassins. 

Laurent devint très-pâle. Il garda un instant le si- 
lence, les yeux fixés sur sa femme ; puis, d'upe voix 
tremblante : 

— Écoute, ma fille, reprit-il, ne nous fâchons pas; 
cela ne vaudrait rien, ni pour toi^ ni pour moi* Je suis 
à bout de courage. 11 serait prudent de nous entendre, 
si nous ne voulons pas qu'il nous arrive malheur... 
Je t'ai demandé cinq mille francs, parce que j'en ai be- 



296 THÉRÈSE RAQUIN 

soin ; je puis même te dire que je compte les employer 
à assurer notre tranquillité. 
Il eut un étrange sourire et continua : 

— Voyons, réfléchis, donne-moi ton dernier mot. 

— C'est tout réfléchi, répondit la jeune femme, je te 
Tai dit, tu n'auras pas un sou. 

Son mari se leva avec violence. Elle eut peur d'être 
battue; elle se fit toute petite, décidée à ne pas céder 
sous les coups. Mais Laurent ne s^approcha même pas, 
il se contenta de lui déclarer froidement qu'il était las 
de la vie et qu'il allait conter l'histoire du meurtre au 
commissaire de police du quartier. 

— Tu me pousses à bout, dit-il^ tu me rends l'exis- 
tence insupportable. Je préfère en finir... Nous serons 
jugés et condamnés tous deux. Voilà tout. 

— Crois-tu me faiae peur? lui cria sa femme. Je suis 
tout aussi lasse que toi. C'est moi qui vais aller chez 
le commissaire de police, si tu n'y vas pas. Ah ! bien, 
je suis prête à. te suivre sur l'échafaud, je n'ai pas 
ta lâcheté... Allons, viens avec moi chez le commis- 
saire. 

Elle s'était levée, elle se dirigeait déjà vers l'es- 
calier. 

— C'est cela, balbutia Laurent, allons-y ensemble. 
Quand ils furent descendus dans la boutique, ils se 

regardèrent, inquiets, effrayés. 11 leur sembla qu'on 
venait de les clouer au sol. Les quelques secondes 
qu'ils avaient mises à franchir l'escalier de bois leur 
avaient suffi pour leur montrer, dans un éclair, les 



• THÉRÈSE RAQUIN 297 

conséquences d'un aveu. Ils virent en même temps les 
gendarmes, la prison, la cour d'assises, la guillotine, 
tout cela brusquement et nettement. Et, au fond de 
leur être ils éprouvaient des défaillances , ils étaient 
tentés de se jeter aux genoux l'un de Tautre, pour se 
supplier de rester, de ne rien révéler. La peur, l'em- 
barras les tinrent immobiles et muets pendant deux ou 
trois minutes. Ce fut Thérèse qui se décida la première 
à parler et à céder. 

— Après tout, dit-elle, je suis bien bête de te dis- 
puter cet argent. Tu arriveras toujours à me le man- 
ger un jour ou l'autre. Autant vaut-il que je te le donne 
tout de suit6. 

Elle n'essaya pas de déguiser davantage sa défaite. 
Elle s'assit au comptoir et signa un bon de cinq mille 
francs que Laurent devait toucher chez un banquier. Il 
ne fut plus question du commissaire, ce soir-là. 

Dès que Laurent eut de l'or dans ses poches, il se 
grisa, fréquenta les filles, se traîna an milieu d'une 
vie bruyante et affolée. Il découchait, dormait le jour, 
courait la nuit, recherchait les émotions fortes, tâchait 
d'échapper au réel. Mais il ne réussit qu'à s'affaisser 
davantage. Lorsqu'on criait autour de lui, il entendait 
le grand silence terrible qui était en lui ; lorsqu'une 
maîtresse l'embrassait^ lorsqu'il vidait son verre, il ne 
trouvait au fond de l'assouvissement qu'une tristesse 
lourde. Il n'était plus fait pour la luxure et la glouton- 
nerie ; son être, refroidi, comme rigide à l'intérieur, 
s'énervait sous les baisers et dans les repas. Écœuré à 

17. 



29S THÉRÈSE mÂQcnv • 

l'avaoce, il ne panreoait point à se monter l'imagina* 
tion, à exdter ses sens et son estomac. Il souffirait 
un peu plus en se forçant à la débanche, et c'était 
tout« Puis, quand il rentrait» quand il revoyait madame 
Raquin et Thérèse, sa lassitude le livrait à des crises 
affreuses de terreur ; il jurait alors de ne plus sortir, 
de rester dans sa souffrance pour s'y habituer et la 
vaincre. 

De son côté Thérèse sortit de moins en moins. Pen- 
dant un mois, elle vécut comme Laurent, sur les trot- 
toirs, dans les cafés. Elle rentrait un instant, le soir, 
faisait manger madame Raquin, la couchait, et s'ab- 
sentait de nouveau jusqu'au lendemain. Elle et son 
mari restèrent, une fois, quatre jours sans se voir. Puis 
elle eut des dégoûts profonds, elle sentit que le vice 
ne lui réussissait pas plus que la comédie du remords. 
Elle s'était en vain traînée dans tous les hôtels garnis 
du quartier latin, elle avait en vain mené une vie sale 
et tapageuse. Ses nerfs étaient brisés ; la débauche, les 
plaisirs physiques ne lui donnaient plus des secousses 
assez violentes pour lui procurer l'oubli. Elle était 
comme un de ces ivrognes dont le palais brûlé reste 
insensible, sous le feu des liqueurs les plus fortes. 
Elle restait inerte dans la luxure , elle n'allait plus 
chercher auprès de ses amants qu'ennui et lassitude. 
Alors elle les quitta, se disant qu'ils lui étaient inutiles. 
Elle fut prise d'une paresse désespérée qui la retint au 
logis, en jupon malpropre, dépeignée, la figure et les 
mains sales. Elle s'oublia dans la crasse. 






THKKÈSE BAQUIN 299 

m 

Lorsque les deux meurtriers se retrouvèrent ainsi 
face k face, lassés» ayant épuisé tous les moyens de se 
sauver Tun de l'autre, ils comprirent qu^ils n'auraient 
plus la force de lutter, La débauche n'avait pas voulu 
d'eux et venait de les rejeter à leurs angoisses, Ils 
étaient de nouveau dans le logement sombre et bu«* 
mide du passage, ils y étaient comme emprisonnés 
désormais, car souvent ils avaient tenté le salut, et 
jamais ils n*avaient pu briser le lien sanglant qui les 
liait. Ils ne songèrent même plus à essayer une be<- 
sogne impossible. Ils se sentirent tellement poussés , 
écrasés, attachés ensemble par les faits, qu'ils eurent 
conscience que toute révolte serait ridicule. Ils re- 
prirent leur vie commune, mais leur haine devint de 
la rage furieuse. 

Les querelles du soir recommencèrent. D'ailleurs 
les coups , les cris duraient tout le jour. A la haine 
vint se joindre la méfiance, et la méfiance acheva de 
les rendre fous. 

Ils eurent peur l'un de l'autre. La scène qui avait 
suivi la demande des cinq mille francs, se reproduisit 
bientôt matin et soir. Leur idée fixe était qu'ils vou« 
laient se livrer mutuellement. Ils ne sortaient pas de 
là. Quand l'un d'eux disait une parole, faisait un geste, 
l'autre s'imaginait qu'il avait le projet d'aller chez le 
commissaire de police. Alors, ils se battaient ou ils 
s'imploraient. Dans leur colère, ils criaient qu'ils cou- 
raient tout révéler, ils s'épouvantaient .à en mourir; 
puis ils frissonnaient, ils s'humiliaient, ils se promet- 



300 THBBÈSB RAQUIN 

talent avec des larmes amères de garder le silence. Ils 
souffraient horriblement, mais ils ne se sentaient pas 
le courage de se guérir en posant un fer rouge sur la 
plaie. S'ils se menaçaient de confesser le crime, c'était 
uniquement pour se terrifier et s*en ôter la pensée, car 
jamais ils n'auraient eu la force de parler et de cher- 
cher la paix dans le châtiment. 

A plus de vingt reprises, ils allèrent jusqu'à la porte 
du commissariat de police, l'un suivant l'autre. Tantôt 
c'était Laurent qui voulait avouer le meurtre, tantôt 
c'était Thérèse qui courait se livrer. Et ils se rejoi- 
gnaient toujours dans la rue, et ils se décidaient tou- 
jours à attendre encore, après avoir échangé des in- 
sultes et des prières ardentes. 

Chaque nouvelle crise les laissait plus soupçonneux 
et plus farouches. 

Du matin au soir, ils s'espionnaient. Laurent ne 
quittait plus le logement du passage, et Thérèse ne le 
laissait plus sortir seul. Leurs soupçons, leur épou- 
vante des aveux les rapprochèrent, les unirent dans 
une intimité atroce. Jamais, depuis leur mariage, ils 
n'avaient vécu si étroitement liés Tun à l'autre, et 
jamais ils n'avaient tant souffert. Mais, malgré les 
angoisses qu'ils s'imposaient, ils ne se quittaient pas 
des yeux, ils aimaient mieux endurer les douleurs les 
plus cuisante, que de se séparer pendant une heure. 
Si Thérèse descendait à la boutique, Laurent la sui- 
vait, par crainte qu'elle ne causât avec une cliente; si 
Laurent se tenait sur la porte, regardant les gens qui 



THÉRÈSE RAQUIN 301 

traversaient le passage, Thérèse se plaçait à côté de 
lui, pour voir s*il ne parlait à personne. Le jeudi soir, 
quand les invités étaient là , les meurtriers s'adres- 
saient des regards suppliants, ils s'écoutaient avec 
terreur, s'attendant chacun à quelque aveu de son 
complice, donnant aux phrases commencées des sens 
compromettants. 

Un tel état de guerre ne pouvait durer davantage. 

Thérèse et Laurent en arrivèrent, chacun de son 
côté, à rêver d'échapper par un nouveau crime aux 
conséquences de leur premier crime. Il fallait absolu- 
ment que Tun d'eux disparût pour que l'autre goûtât 
quelque repos. Cette réflexion leur vint en même 
temps; tous deux sentirent la nécessité pressante d'une 
séparation, tous deux voulurent une séparation éter- 
nelle. Le meurtre, qui se présenta à leur pensée, leur 
sembla naturel, fatal, forcément amené par le meurtre 
de Camille. Ils ne le discutèrent même pas, ils en 
acceptèrent le projet comme le seul moyen de salut. 
Laurent décida qu'il tuerait Thérèse , parce que Thé- 
rèse le gênait, qu'elle pouvait le perdre d'un mot et 
qu'elle lui causait des souffrances insupportables; Thé- 
rèse décida qu'elle tuerait Laurent, pour les mêmes 
raisons. 

La résolution bien arrêtée d'un assassinat les calma 
un peu. Ils firent leurs dispositions. D'ailleurs , ils 
agissaient dans la fièvre, sans trop de prudence ; ils 
ne pensaient que vaguement aux conséquences pro- 
bables d'un meurtre commis, sans que la fuite etl'im-* 



302 TBKIIÈSB RAQOIN 

punité fussent assurées. Ils sentaient invinciblement te 
besoin de se tuer, ils obéissaient à ce besoin en brutes 
furieuses. Ils ne se seraient pas livrés pour leur pre» 
mier crime, qulls avaient dissimulé avec tant d*babi« 
leté, et ils risquaient la guillotine, en en commettant un 
second, qu'ils ne songeaient seulement pas à cacher. 
Il y avait là une contradiction de conduite qu'ils ne 
voyaient même point. Ils se disaient simplement que 
s'ils parvenaient à fuir, ils iraient vivre à l'étranger, 
après avoir pris tout l'argent, Thérèse, depuis quinze 
à vingt jours, avait retiré les quelques milliers de 
francs qui restaient de sa dot, et les tenait enfermée 
dans un tiroir que Laurent connaissait. Ils ne se de- 
mandèrent pas un instant ce que deviendrait madame 
Raquin. 

Laurent avait rencontré, quelques semaines aupa- 
ravant, un de ses anciens camarades de collège, alors 
préparateur chez un chimiste célèbre qui s'occupait 
beaucoup de toxicologie. Ce camarade lui avait fait 
visiter le laboratoire où il travaillait, lui montrant les 
appareils, lui nommant les drogues. Un soir, lorsqu'il 
se fut décidé au meurtre, Laurent, comme Thérèse 
buvait devant lui un verre d'eau sucrée , se souvint 
d'avoir vu dans ce laboratoire un petit flacon de grès, 
contenant de l'acide prussique. En se rappelant ce que 
lui avait dit le jeune préparateur sur les effets terri- 
bles de ce poison qui foudroie et laisse peu de traces, il 
songea que c'était là le poison qu'il lui fallait. Le len-< 
demain, il réussit à s'échapper, il rendit visite à son 



"^ 



THÉRÈSE RAQUIN 303 

ami, et, pendant que celui-ci avait le dos tourné, il vola 
le petit flacon de grès. 

Le même jour, Thérèse profita de l'absence de Lau- 
rent pour faire repasser un grand couteau de cuisine, 
avec lequel on cassait le sucre, et qui était tout ébré- 
ché. Elle cacha le couteau dans un coin du buffet. 



J 



XXXII 



Le jeudi qui suivit, la soirée chez les Raquin, comme 
les invités continuaient à appeler le ménage de leurs 
hôtes, fut d'une gaieté toute particulière. Elle se pro- 
longea jusqu'à onze heures et demie. Grivet, en se 
retirant, déclara ne jamais avoir passé des heures plus 
agréables. 

Suzanne, qui était enceinte, parla tout le temps a 
Thérèse de ses douleurs et de ses joies. Thérèse sem- 
blait l'écouter avec un grand intérêt; les yeux fixes, 
les lèvres serrées, elle penchait la tète par moments ; 
ses paupières, qui se baissaient, couvraient d'ombre 
tout son visage. Laurent, de son côté, prêtait une 
attention soutenue aux récits du vieux Michaud et 
d'Olivier. Ces messieurs ne tarissaient pas, et Grivet 
ne parvenait qu'avec peine à placer un mot entre 
deux phrases du père et du fils. D'ailleurs, il avait 
pour eux un certain respect ; il trouvait qu'ils par- 
laient bien. Ce soir-là, la causerie ayant remplacé le 



THÂRÈSE RAQUIN 305 

jeu, il s'écria naïvement que la conversation de l'an- 
cien commissaire de police l'amusait presque autant 
qu'une partie de dominos. 

Depuis près de quatre ans que les Michaud et Grivet 
passaient les jeudis soir chez les Raquin, ils ne s'é- 
taient pas fatigués une seule fois de ces soirées mono- 
tones qui revenaient avec une régularité énervante. 
Jamais ils n'avaient soupçonné un instant le drame qui 
se jouait dans cette maison, si paisible et si douce, 
lorsquMl y entraient. Olivier prétendait d'ordinaire, 
par une plaisanterie d'homme de police, que la salle à 
manger sentait l'honnête homme. Grivet, pour ne pas 
rester en arrière, l'avait appelé le Temple de la Paix. 
A deux ou trois reprises, dans les derniers temps, 
Thérèse expliqua les meurtrissures qui lui marbraient 
le visage, en disant aux invités qu'elle était tombée. 
Aucun d'eux, d'ailleurs, n'aurait reconnu les marques 
du poing de Laurent; ils étaient convaincus que le 
ménage de leurs hôtes était un ménage modèle, tout 
de douceur et d'amour. 

La paralytique n'avait plus essayé de leur révéler 
les infamies qui se cachaient derrière la morne tran- 
quillité des soirées du jeudi. En face des déchire- 
ments des meurtriers, devinant la crise qui devait 
éclater un jour ou l'autre, amenée par la succession 
fatale des événements, elle finit par comprendre 
que les faits n'avaient pas besoin d'elle. Dès lors, 
elle s'effaça, elle laissa agir les conséquences de l'as- 
sassinat de Camille qui devaient tuer les assassins à leur 



306 THÉRèSE RAQQIN 

tour. Elle pria seulement le ciel de lui donner assez 
de vie pour assister au dénoûment violent qu'elle pré- 
voyait ; son dernier désir était de repattre ses regards 
du spectacle des souffrances suprêmes qui briseraient 
Thérèse et Laurent. 

Ce soir-*Ià Grivet vint se placer à côté d'elle et causa 
longtemps, faisant comme d'habitude les demandes et 
les réponses. Mais il ne put en tirer même un regard. 
Lorsque onze heures et demie sonnèrent, les invités 
se levèrent vivement. 

— On est si bien chez vous, déclara Grivet, qu'on 
ne songe jamais à s'en aller. 

^- Le fait est, appuya Michaud, que je n'ai jamais 
sommeil ici, moi qui me couche à neuf heures d'ha^ 
bitude. 

Olivier crut devoir placer sa plaisanterie. 

— Voyez-vous, dit-il, en montrant ses dents jaunes, 
ça sent les honnêtes gens dans cette pièce : c'est 
pourquoi l'on y est si bien. 

Grivet, fâché d'avoir été devancé, se mit à déclamer, 
en faisant un geste emphatique : 

— Cette pièce est le Temple de la Paix. 

Pendant ce temps, Suzanne nouait les brides de son 
chapeau et disait h Thérèse : 

— Je viendrai demain matin à neuf heures, 

— Non, se hâta de réj)ondre la jeune femme, ne 
venez que l'après-midi ... Je sortirai sans doute pen* 
dant la matinée. 

Elle parlait d'une voix étrange, troublée. Elle ac- 



THÉRÈSE RAQUIN 307 

compagna les invités jusque dans le passage. Laurent 
descendit aussi une lampe à la main. Quand ils ftirent 
seuls, les époux poussèrent chacun un soupir de sou- 
lagement ; une impatience sourde avait dû les dévorer 
pendant toute la soirée. Depuis la veiUei Us étaient 
plus sombres, plus inquiets en face l'un de Tautre. Ils 
évitèrent de se regarder, ils remontèrent silencieuse* 
ment. Leurs mains avaient de légers tremblements 
convulsifs, et Laurent fut obligé de poser la lampe sur 
la table, pour ne pas la laisser tomber. 

Avant de coucher madame Raquin, ils avaient l'ba- 
bitade de mettre en ordre la salle à manger, de prépa* 
rer un verre d'eau sucrée pour la nuit, d'aller et de 
venir ainsi autour de la paralytique, jusqu'à ce que 
tout fût prêt. 

Lorsqu'ils furent remontés, ce soir-là, ils s'assirent 
un instant, les yeux vagues, les lèvres pâles. Au bout 
d'un silence : 

— Eh bien! nous ne nous couchons pas? demanda 
Laurent qui semblait sortir eq sursaut d'un rêve* 

— Si, si^ nous nous couchons, répondit Thérèse en 
frissonnant, comme si elle avait eu grand froid. 

Elle se leva et prit la carafe. 

— Laisse, s'écria son mari d'une voix qu'il s'effor- 
çait de rendre naturelle, je préparerai le verre d'eau 
sucrée... Occupe toi de ta tante. 

Il enleva la carafe des mains de sa femme et remplit 
un verre d'eau. Puis, se tournant à demi, il y vida le 
petit flacon de grès, en y mettant un morceau de su» 



308 THÉRÈSE RAQUIN 

cre. Pendant ce tenrips, Thérèse s'était accroupie de- 
vant le buffet; elle avait pris le couteau de cuisine et 
cherchait à le glisser dans une des grandes poches 
qui pendaient h sa ceinture. 

A ce moment, cette sensation étrange qui prévient 
de l'approche d'un danger, fît tourner la tête aux 
époux, d'un mouvement instinctif. Ils se regardèrent. 
Thérèse vit le flacon dans les mains de Laurent, et 
Laurent aperçut l'éclair blanc du couteau qui luisait 
entre les plis de la jupe de Thérèse. Ils s'examinèrent 
ainsi pendant quelques secondes^ muets et froids , le 
mari près de la table, la femme pliée devant le buffet. 
Ils comprenaient. Chacun d'eux resta glacé en retrou- 
vant sa propre pensée chez son complice. En lisant 
mutuellement leur secret dessein sur leur visage bou- 
leversé, ils se firent pitié et horreur. 

Madame Raquin , sentant que le dénouement était 
proche, les regardait avec des yeux fixes et aigus. 

Et brusquement Thérèse et Laurent éclatèrent en 
sanglots. Une crise suprême les brisa, les jeta dans les 
bras Tun de l'autre, faibles comme des enfants. Il leur 
sembla que quelque chose de doux et d'attendri s'é- 
veillait dans leur poitrine. Us pleurèrent^ sans parler, 
songeant à la vie de boue qu'ils avaient menée et 
qu'ils mèneraient encore , s'ils étaient assez lâches 
pour vivre. Alors, au souvenir du passé, ils se sen- 
tirent tellement las et écœurés d'eux-mêmes , qu'ils 
éprouvèrent un besoin immense de repos, de néant. 
Ils échangèrent un dernier regard, un regard de re- 



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THÉRÈSE RAQUIN 309 

merciement, en face du couteau et du verre de poison. 
Thérèse prit le verre, le vida à moitié et le tendit à 
Laurent qui Tacheva d'un trait. Ce fut un éclair. Us 
tombèrent Tun sur Tautre, foudroyés, trouvant enfin 
une consolation dans la mort. La bouche de la jeunQ 
femme alla heurter, sur le cou de son mari, la cica- 
trice qu'avaient laissée les dents de Camille. 

Les cadavres restèrent toute la nuit sur le carreau 
de la salle à manger, tordus, vautrés, éclairés de lueurs 
jaunâtres par les clartés de la lampe que Tabat-jour 
jetait sur eux. Et, pendant près de douze heures, jus- 
qu'au lendemain vers midi, madame Raquin, roide et 
muette, les contempla à ses pieds, ne pouvant se ras- 
sasier les yeux, les écrasant de regards lourds. 



FIN 



2303. — PARIS. — IMPUIMKHIK L. POUPART-'ÙAVYL, RUE DU BAC. 30, 



_ J 





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circumstao 
te Buildir^